MÉMOIRE

Napoléon face aux polémiques: peut-on encore célébrer l’histoire de France?

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Scandale autour de Napoléon


Emmanuel Macron commémorera le bicentenaire de la mort de Napoléon. L’annonce a été faite mercredi 10 mars par le porte-parole du gouvernement. Un choix qui ne fait pas consensus. La «misogynie» de l’empereur et son rapport à l’esclavage font débat. L’historien Éric Anceau appelle à jeter un regard dépassionné sur l’histoire. 




À l’heure du bicentenaire de la mort du plus célèbre des Français, Napoléon Bonaparte, l’opportunité de célébrer le Petit Caporal refait débat. Emmanuel Macron est sorti de son silence par la voix de son porte-parole: il commémorera bien les deux cents ans de la mort de Napoléon. À propos d’une «figure majeure de notre histoire», «évidemment, il y aura une commémoration par le Président de la République», déclarait Gabriel Attal à l’issue du Conseil des ministres, mercredi 10 mars.


Quelques jours plus tôt, Élisabeth Moreno, ministre délégué à l’Égalité femmes-hommes, sortait de sa réserve en critiquant la figure de l’empereur, personnage historique le plus apprécié des Français. Elle décrivait alors ce «grand homme de l'histoire française» comme «l'un des plus grands misogynes», lui reprochant d’avoir «rétabli l'esclavage». Dans le cortège de polémiques qui précèdent déjà la date fatidique, l’historien Éric Anceau appelle au micro de Sputnik à «ne pas faire de la cancel culture» et à se garder de «toute décontextualisation inepte».





La cancel culture généralisée


Napoléon Bonaparte a rendu l’âme le 5 mai 1821 sur l’île de Sainte-Hélène. Créateur du Code civil et de bon nombre de nos institutions actuelles, à l’exemple du Conseil d’État et de la Cour des comptes, il a été aussi l’artisan, pour une bonne part, de la réputation glorieuse de la France.


Au tableau noir du parcours de l’empereur, on rappelle généralement le rétablissement de l’esclavage ordonné par le décret du 20 mai 1802. Rien de nouveau sous le soleil. Dans Napoléon, l'esclavage et les colonies (éd. Fayard), les deux historiens Thierry Lentz et Pierre Branda «n’ont rien caché de cet épisode de l’histoire de France», rappelle Éric Anceau. «Ils le restituent simplement dans son contexte», ajoute-t-il.


«L’erreur est de juger le plus souvent cette décision à la fois avec nos yeux de 2021 et au regard de son abolition par les révolutionnaires de 1793 huit ans plus tôt! s’exclame l’universitaire. À l’époque, aucun des pays ayant des colonies, y compris les plus "avancés", n’avait aboli l’esclavage. Juger Napoléon esclavagiste revient à juger tous les États d’alors de la sorte!»

Un «présentisme» que déplore Éric Anceau et qui pourrait aboutir, selon toute logique, à effacer les parties de l’histoire non conformes aux considérations actuelles. C’est justement un des reproches adressés aujourd’hui à la pratique venue des États-Unis de la cancel culture. Notre interlocuteur n’exclut pas pour autant de chercher à faire la lumière sur le passé de la France, même le moins glorieux.


Le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, appelait à regarder l’héritage de Napoléon Bonaparte «les yeux grands ouverts» et «en face, y compris dans ses moments qui ont pu être plus difficiles». Ce sont donc ces «choix qui apparaissent aujourd'hui contestables» qu’il faudrait interroger, ajoutait-il. Une position de raison selon Éric Anceau, qui ajoute néanmoins: «On penche plus, concernant Napoléon, du côté de la lumière que de l’ombre.» Sur les accusations de misogynie, réplique-t-il, «on est en plein dans la décontextualisation».


«Je ne crois pas que Napoléon Bonaparte ait été plus misogyne que la plupart de ses contemporains! Sur le plan juridique, la tutelle de l’époux ne commence à reculer que dans les années 1890», détaille l'historien.

En finir avec le roman national?


Les polémiques autour de Napoléon ne sont pas neuves. Interrogé au micro de France Inter sur la nécessité de commémorer l’empereur, l’historien Pierre Nora jugeait cette polémique «ridicule». «Commémorer Napoléon oui, la Commune, non», lançait l’historien et membre de l'Académie française, ouvrant une nouvelle polémique.





​«Moi, je pense qu’il faut commémorer les deux. Simplement, il faut un regard apaisé, et c’est celui de l’historien», répond Éric Anceau. «Tout mettre sur la table n’exclut pas une commémoration lucide», se défend le maître de conférences, pour qui il convient de se garder des extrêmes. Selon lui, «commémorer ne signifie pas célébrer», mais se remémorer ensemble pour «arriver à un consensus minimal par la vérité et pouvoir faire nation».


«Les appels au déboulonnage de la statue de Colbert n’ont aucun sens, rappelle-t-il. On est dans une relecture de l’histoire à l’aune de la bien-pensance! Or on ne répond pas à la cancel culture par une autre cancel culture impliquant de célébrer les grands personnages en occultant leur part d’ombre.»

Les conflits mémoriels ne cessent de faire l’actualité. Dernier en date, la reconnaissance par le Président de la République de la responsabilité de la France dans la mort d’Ali Boumendjel en 1957.


Une décision qui fait suite à la remise, en janvier 2021, par Benjamin Stora à Emmanuel Macron, d’un rapport pour une «réconciliation mémorielle» entre la France et l’Algérie. Un rapport pour lequel l’historien Éric Anceau se montre plus critique. S’il faut «reconnaître les tortures menées par l’armée française», admet l’historien, cela ne doit pas se faire «en occultant la responsabilité de l’autre camp».

Une montée des conflits mémoriels qui questionne la capacité pour la France à structurer une mémoire collective apaisée. L’abandon du roman national, gommant les imperfections de l’histoire au nom de la cohésion nationale, n’est-il pas risqué à l’heure de la «concurrence mémorielle»? «Je ne crois pas au roman national, mais au récit national», nuance Éric Anceau.


«Le roman national est une lecture partisane des choses et, j’ose le mot, dangereuse. Il faut naviguer entre ces deux écueils que sont le roman national d’une part et la cancel culture de l’autre, et arriver à tracer un chemin en commun», précise-t-il.

Déformer l’histoire pour susciter un élan national a pu se justifier au cours de certaines périodes précises, selon notre intervenant. Lors des débuts de la IIIe République ou à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, par exemple. Ce ne serait plus le cas, au risque de «fracturer plus encore ces chapelles et ces mémoires concurrentielles». «La France n’a pas pour autant à rougir de son passé», conclut-il.