Une question tend à être passablement évacuée dans les débats actuels sur le mouvement étudiant et le système scolaire : celle d’une fonction non officielle de l’école dans la reproduction des classes sociales et des structures inégalitaires qui résultent des rapports et situations de classes. Cette fonction de reproduction de la structure de classe de la société ne s’exerce pas mécaniquement : elle est modulée par diverses mesures, de nature économique, pédagogique, etc.
Officiellement, notre école se veut démocratique et ouverte aux enfants de tous les milieux sociaux. Cependant, les enfants qui bénéficient de la part de leur famille d’un capital économique et/ou culturel, sont objectivement privilégiés par rapport aux autres. De fait, la sélection sociale s’effectue dès l’école primaire avec une sélection économique dans le réseau des écoles privées, et avec une sélection basée sur le capital culturel dans les écoles “alternatives” du système public. Les enfants de la bourgeoisie et ceux des couches économiquement supérieures de la petite-bourgeoisie ont d’emblée accès à l’école privée. Les couches économiquement inférieures de la petite-bourgeoisie, mais dotées d’un fort capital culturel, préparent leurs enfants pour être les gagnants dans la sélection qui s’opère à l’entrée des écoles “alternatives”.
La crise actuelle me semble significative - entre autres - d’une menace qui pèse sur la reproduction de la position de classe de la petite-bourgeoisie. On peut d’ailleurs remarquer à ce sujet qu’au niveau collégial, ce sont surtout les étudiants des programmes préuniversitaires qui se sont mobilisés pour la grève. Que dire des enfants de la classe ouvrière, dont une minorité parvient à l’université et à ses cycles “supérieurs” ? Les enfants de la classe ouvrière n’existent plus dans le discours social actuel, que ce soit le discours social dominant tel que représenté à travers la “langue de bois” de la ministre de l’éducation, ou le discours du mouvement étudiant qui ne parle plus que d’une soi-disant “classe moyenne”, laquelle n’est d’ailleurs pas une classe sociale, mais une strate (couche) socioéconomique pluriclassiste.
La petite-bourgeoisie “radicale”
Les enfants de la petite-bourgeoisie sont de moins en moins assurés de parvenir au même statut de classe sociale que leurs parents, d’où une radicalisation politique. Cette radicalisation est d’ailleurs marquée par les contradictions “classiques” des idéologies et mouvements qui émanent de la petite-bourgeoisie, classe “caméléon” s’alliant alternativement avec la bourgeoisie ou la classe ouvrière.
Alors qu’une tendance dominante (mao-stalinienne) de la génération précédente de la petite-bourgeoisie “radicale” se représentait elle-même comme une pseudo “avant-garde prolétarienne”, une nouvelle version de la petite-bourgeoisie “radicale” s’est constituée, évacuant aussi la question nationale du Québec, mais plutôt par adhésion à une culture mondialiste que par ouvriérisme : cette nouvelle tendance “radicale” dominante est anarcho-stalinienne, même si l’association de ces deux termes peut paraître étonnante.
L’anarcho-stalinisme, tendance autoritaire utilisant un masque “libertaire”, semble avoir une certaine emprise sur la CLASSE (composante “radicale” du mouvement étudiant), avec une parodie de “lutte des classes” qui consiste à diviser le mouvement étudiant et à stigmatiser le courant réformiste (FECQ et FEUQ) en le qualifiant de “syndicalisme jaune”… d’où le contingent jaune dans la manifestation colorée de la CLASSE le jeudi 29 mars. Un groupe non identifié a même organisé une micro-manifestation avec des interventions plus que douteuses («Léo, on aura ta peau» !) à l’encontre du président de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ).
Alors que la manifestation unitaire du 22 mars a suscité de la sympathie et de la solidarité auprès de la population, les décisions questionnables de la CLASSE, surtout l’appel à participer au “festival annuel de la casse” du 15 mars, cela a été fort nuisible au mouvement étudiant dans son ensemble.
L’idéologie autoritaire anarcho-stalinienne de la petite-bourgeoisie “radicale” n’a rien à voir avec l’anarchisme, ou plutôt le socialisme libertaire tel que représenté par des héros ouvriers comme Sacco et Vanzetti ou les militants anarcho-syndicalistes anonymes qui ont lutté dans de nombreux pays pour les droits des travailleurs et la démocratie syndicale, en mettant de l’avant des modèles de production autogérée.
Comme le courant mao-stalinien (“marxiste-léniniste”), la mouvance anarcho-stalinienne se présente comme un allié utile des forces dominantes, en divisant et discréditant le mouvement étudiant, et en présentant le mouvement national québécois comme une entité “fasciste” et “raciste” à éradiquer. Le même courant, empruntant des éléments doctrinaires à l’anarchisme de l’aristocratie russe du XIXe siècle, appelle d’une même voix à la destruction de l’État, et à l’intervention du même État dans le financement d’un système scolaire dont on ne remet pas sérieusement en question la fonction non officielle de reproduction des classes sociales.
C’est en tenant compte de ces éléments sociaux, d’une manière à la fois lucide et critique, que je suis solidaire du mouvement étudiant dans son ensemble, face à un pouvoir politique qui représente d’une manière de plus en plus exclusive les intérêts de la bourgeoisie, et de sa fraction transnationale en particulier. Un pouvoir qui tente de nous faire oublier la corruption généralisée et mafieuse dans laquelle il s’est installé, avec une faillite morale définitive !
Yves Claudé
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1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
30 mars 2012Monsieur Claudé,
Nous sommes membres du même parti, je crois. Vous dans Rosemont, moi dans Hochelaga. Des raisons objectives font que nous adhérons au dit parti. Et j'imagine nous nous avons tous les deux une position face à ce parti, le PQ. Je crois que tous les deux, nous avons évolué dans le même sens. Pour tout dire, à chaque fois que je vois votre nom, j'ai hâte de vous lire.
J'aime votre approche marxiste. Cela dit dans le sens noble du terme. Vous en maîtrisez les concepts, jamais vous ne tombez jamais dans la vulgate dogmatique. Auriez-vous été gramscien sur les bords, genre "bloc historique"? Pour ma part, j'ai été plutôt troskysant, pour finir résolument "menchevik" (Trosky fut aussi un menchevik avant d'être bolchevik), donc social-démocrate. Et toujours dans ma petite poche gauche ce zeste de marxisme qui me permet de saisir l'essence des divers courants idéologiques qui s'activent.
Tout ça pour dire que vous frappez juste. Comme vous, j'abhorre cette petite-bourgeoisie "éclairée" qui s'investit du rôle tantôt d'avant-garde prolétarienne, tantôt d'avant-garde altermondialiste. Disons-le: vous et moi, nous sommes des petits-bourgeois. Mais nous refusons de nous substituer "à la classe", qu'on peut élargir comme on veut, comme Poulantzas l'a brillamment démontré. Nous sommes de gauche, nous ne portons pas la vérité. La droite, on s'en occupe, mais il faut aussi limiter les dégats d'un gauchisme par trop manichéen.
J'ai toutefois tiqué quand vous faites allusion à l'anarcho-stalinisme. Je ne suis pas d'accord, même si je comprends l'idée que vous soutendez. Pourquoi? Chez nos anars, il n'y a pas que des fils et des filles issues de la petite-bourgeoisie. Il y a aussi des déclassés. Il ne faut pas l'oublier. Mais je suis d'accord avec vous à propos de la Classe: quand la petite-bourgeoisie étudiante en devenir se déconnecte des enjeux de fond pour appuyer une action directe qui ne tient pas compte des rapports de force réellement existants, alors là, je dis oui, on tombe dans la provocation, et la provocation ça ne mène à rien, si ce n'est qu'à radicaliser l'autre, qui lui est drôlement majoritaire.
Je vous dis ça, et je pense à un texte de Pierre Farladeau, qui un jour répondait à un texte anarchiste qui l'accusait d'être un nationaliste raciste. Je ne peux donner de référence, j'ai oublié. Mais Falardeau avait trouvé les mots pour blaster ses accusateurs. Il leur a parlé des anarchistes espagnols, des ouvriers syndiqués qui se sont battus comme des chiens aux côtés des républicains, du POUM, des communistes, des sociaux-démocrates et des brigades internationales pour contrer le fascisme local et international dans leur pays. Une des belles varloppes de Falardeau, pour qui l'internationalisme doit aussi pouvoir se digérer au niveau national.
Anarcho-stalinisme? Nos anciens mao-staliniens étaient bien encadrés et ne faisaient pas de casse, mais voulaient se substituer au mouvement ouvrier. Le PCC-ML impressionnait par ses 2 par 4, mais se tenait tranquille face au service d'ordre des syndicats. Monsieur Claudé, en tout respect, je crois que nous avons affaire avec des anarcho-connards plutôt qu'avec des anarcho-staliniens.
Au plaisir de vous relire.