Mon père prisonnier le 26 mai 1940

Chronique de José Fontaine


C'était une sorte de date routinière dans la mémoire familiale: papa a été fait prisonnier le 26 mai [1940] à Wielsbeke [un peu à l'est de Courtrai] le long de la Lys et est demeuré ensuite 5 ans en Allemagne. Longtemps, je n'ai su que cela.
La guerre
La guerre éclate partout dans le monde et depuis près de 70 ans, elle nous est étrangère en Europe (sauf l'Ulster et la Yougoslavie). Elle ne me l'était pas, enfant. Dans les paysages blessés des villes d'alors, encore à la fin des années 40, début des années 50 (j'étais né en 1946, suite au mariage de mes parents, fiancés en 40 et qui durent attendre cinq ans pour s'unir), il y avait encore beaucoup de maisons détruites. J'ai eu longtemps peur que la mienne soit bombardée. Avec la même logique qu'ont les enfants, je m'imaginais que je devrais un jour, comme mon père, aller à la guerre et y risquer ma vie. Il faut longtemps pour que la guerre se termine quand elle éclate quelque part. Puis, sorti de l'enfance, comme mes camarades à l'Athénée, je haussais les épaules quand nos professeurs continuaient à nous dire leur méfiance de l'Allemagne. En 1970, avec les jeunes de Dinant, nous avons demandé que la ville arbore à nouveau le drapeau allemand qu'elle refusait d'arborer depuis 1914 car cette année-là, l'armée impériale allemande (Première guerre mondiale), détruisit complètement le centre de Dinant et fusilla près de 700 Dinantais, persuadée qu'ils étaient armés et tiraient sur les troupes régulières allemandes. Il a été établi que ce n'était pas le cas, et récemment par deux très grands historiens irlandais, Horne et Kramer dans Atrocités allemandes, Tallandier, Paris, 2005, un grand livre car il est un des premiers grands livres d'histoire européenne, écrit sur la base d'archives de multiples pays. Mais les deux auteurs expliquent ce que nous expliquait notre instituteur. La thèse belge sur 1914 et ses massacres est juste. Et d'ailleurs la rancune dinantaise peut se justifier. Du côté allemand une excuse en bonne et due forme ne viendra que dans les premières années du 21e siècle, exprimée par le ministre allemand de la défense nationale, à Dinant même. Un homme particulièrement juste, bien inspiré qui, à un moment donné tendit les mains vers le pont de Dinant appelé "Pont Charles de Gaulle" (qui fut blessé là en 1914, le secteur étant tenu par les troupes françaises). Le drapeau allemand a été à nouveau arboré depuis.
L'attaque de mai 1940
En mai 1940, les Allemands remettent cela, en dépit du fait que la Belgique se clamait neutre. Dans la lettre écrite à sa fiancée ce 10 mai, pleine de désarroi, mon père nomme les Allemands les Teutons, terme inhabituel sous sa plume pour les désigner mais qui était inscrit sur les monuments aux morts des massacres d'août 14, particulièrement à Dinant. C'est typique d'un soldat wallon. Il se souvient des atrocités allemandes. Les Flamands qui ont subi les mêmes atrocités, construisent une autre mémoire victimaire autour de la langue unique de l'armée belge en 1914-1918, le français, et lient le souvenir de la vie tout aussi atroce des soldats (de tout pays), dans les tranchées, à leurs griefs nationalistes, notamment contre le français et l'Etat belge. Une partie des troupes flamandes ne peuvent pas ou ne veulent pas combattre l'envahisseur. Mon père, lui, se bat contre les Teutons. L'armée belge, plus forte qu'en 1914, posa des problèmes aux Allemands. Une compagnie de chasseurs ardennais égarée du côté de Bodange, à la frontière entre la Wallonie et le Luxembourg, contint toute une journée l'ensemble des blindés allemands. Sans autre chose que des armes individuelles. Qu'aurait fait toute leur division déployée au même endroit, entièrement motorisée, fortement armée, mais qui dans les accords d'états-majors avec la France devait se retirer pour laisser la place à des troupes françaises, et qui le fit (la compagnie dont il est question n'avait pas été touchée par l'ordre de retrait)? Ces 17.000 hommes, mobiles, bien armés et même si leur artillerie entièrement motorisée elle aussi, était ailleurs (bien à tort) auraient probablement infligé aux premiers jours de la guerre une défaite cinglante à Hitler. Un des dirigeants de la même division, à la bataille de la Lys, lorsque la IV division d'infanterie composée de soldats flamands se rendit sans combattre, rompant le front, infligea à un autre régiment (4000 hommes) allemand des pertes énormes: 1500 hommes hors de combat en quelques heures. A un tel point que la paranoïa du franc-tireur (fait historique dans l'armée allemande depuis 1870), amena au massacre de Vinkt où 80 civils furent passés par les armes comme les 5000 civils wallons d'août 14. La division de mon père et son régiment (le 13e de Ligne), fut bombardé dès le 3 mai par l'artillerie. Il repoussa une première attaque allemande le 25. Le 26, un régiment allemand réussit à passer la Lys au centre de Wielsbeke et par un mouvement tournant effectué sur les arrières des soldats dont mon père faisait partie, arriva dans leur dos ce qui les obligea à se rendre (derrière les Allemands, devant eux la Lys). La mémoire familiale ajoute que l'officier allemand qui recueillit la reddition de mon père (il aurait bien voulu résister plus longtemps aux boches écrit-il à ma mère dans une lettre datée de Saint-Trond et du 31 mai), lui dit« Cochon, vous avez versé du sang allemand inutilement!» Il est emmené dans une prison proche à Audenarde.

Captivité
Mon père sera emmené ensuite en Alllemagne ne revenant au pays que le 22 mai 1945. Condamné à 18 mois de forteresse en fin 1943 pour insubordination, il connut en outre les affres des prisonniers punis, une captivité dans la captivité qu'on décrit parfois comme paraconcentrationnaire (avec le travail forcé, la mauvaise nourriture, le froid, les mauvais traitements), suivi d'une retraite en février 1945 après l'avancée russe sur Auschwitz qui oblige les Allemands et leurs prisonniers à une marche de 500 km dans le froid de cette région avec un thermomètre qui descend normalement largement au-dessous de 20 degrés en cette saison. Il n'y a que quelques années que, fouillant les archives familiales, les documents historiques, les ouvrages scientifiques, je me suis rendu compte de l'extrême pénibilité de cette captivité dont mon père, jusqu'à sa mort, ne nous livrait que quelques détails que j'allais dire «amusants», mais qui cadrent avec ce régime terrifiant (tout en le taisant). Il mourut en 1966, à 50 ans, peut-être des suites de cet enfer que seuls les soldats wallons connurent, les soldats flamands étant rapatriés chez eux très rapidement sur l'ordre de Hitler en raison de leur germanité, peut-être pas sans lien avec leur attitude sur le front de la Lys en mai 1940, pense l'historien Philippe Destatte.
Réflexion sur la "felix culpa" [la faute heureuse]
Ce sont les mémoires qui séparent et distinguent les sociétés, non les cultures, pense Camille Tarot. Le succès de la culture américaine à travers le monde est patent. L'insuccès de la société américaine à diffuser son modèle social (ou sociétal) est tout aussi patent. La guerre des civilisation est un mythe. La guerre des mémoires, non, cela même si les mémoires s'alimentent aux mythes aussi, mais pas seulement. C'est la raison pour laquelle, Jean-Marc Ferry propose sous le nom d' «éthique reconstructive», les démarches fondamentales qui président à toutes les réconciliations entre individus et peuples. Il faut se raconter et écouter l'autre se raconter, expliquer les causes de son comportement en termes judiciaires, cliniques, accusateurs (moment délicat du processus car en ce passage on se victlmise à nouveau et on diabolise l'autre, ce qui peut faire rejaillir la querelle), puis s'expliquer en «je» devant un «tu», c'est-à-dire en argumentant d'un côté et en réfutant de l'autre, activité certes rationnelle, mais qui, étant la plus haute de l'être humain, mène à la reconnaissance réciproque pouvant prendre les formes de l'amitié et de l'amour. Telle est l'identité reconstructive, la plus forte des identités, dont Ferry estime qu'elle doit être l'idéal contemporain de l'identité. On oppose la raison et l'amour alors que, au-delà de l'affectivité de la passion, de l'attrait physique, je ne peux tomber amoureux que de «la chair de ma chair et de l'os de mes os», c'est-à-dire seulement d'autres êtres humains susceptibles d'assumer leurs actes et susceptibles d'être reconnus et de me reconnaître comme tel. L'identité la plus forte, c'est aussi celle sur laquelle débouchera l'identité flamande et l'identité wallonne si Wallons et Flamands sont à la hauteur de leurs projets d'être eux-mêmes, la guerre ou le conflit étant cette faute heureuse qui peut valoir aux êtres humains le salut.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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