Pour ceux qui connaissent et aiment les films signés Costa-Gavras, ses mémoires Va où il est impossible d’aller (Seuil 2018) sont d’une valeur incommensurable. Non seulement ils transportent le lecteur dans les coulisses du cinéma français au cours des cinquante dernières années, mais ils lui font découvrir en les démystifiant les coins reclus de l’édifice que l’on nomme « création ». Ces mémoires écrits comme un journal intime sont d’une immense richesse documentaire et intellectuelle. La relation entre histoire, politique et cinéma en France, en Europe, au Moyen-Orient, au Chili, aux États-Unis et ailleurs se tisse au fil des tournages, des tournées de promotion, des amitiés et des engagements politiques, des lectures qui inspirent et des rencontres qui marquent.
S’y côtoient son ami et acteur fétiche Yves Montand, l’amour de sa vie Michèle Ray, ses collaborateurs de longue date, les scénaristes Semprun, Solinas et Grumberg, le père antiroyaliste et les grands hommes politiques de l’histoire, Allende, Arafat, Castro. Dans cette immense traversée de plusieurs décennies et de plus de 500 pages, le lecteur rencontre les grandes vedettes du cinéma français et américain, René Clair et Chris Marker, Michel Piccoli et Jean-Louis Trintignant, Alain Delon et Gene Kelly, Jane Fonda et Jessica Lange, Jacques Perrin et Jack Lemmon. Le vertigineux index des noms est en soi un petit trésor pour l’historien du cinéma.
Les qualités littéraires et documentaires du livre transcendent les détails croustillants des relations intimes et du radotage typique des tabloïds. Texte à la hauteur de son auteur, il va là où il est possible d’aller : dans les méandres de la mémoire, au fond de l’acte créateur, en suivant la ligne de fuite tracée par les rencontres, les lectures, les voyages et les choix esthétiques.
Le programme à la fois original et précis de Costa-Gavras est celui d’un cinéaste-écrivain : « comprendre le mystère de l’écriture, pénétrer la galaxie des mots qui, en se succédant, racontent la vie, les hommes, les femmes, qui font rire ou pleurer, s’envoler ou choir, enfin qui vous permettent d’aller là où il est impossible d’aller. »
Où allons-nous ?
Le titre, inspiré d’une phrase du grand poète grec Kazantzakis, dit tout de la carrière de Costa-Gavras réalisateur des grands classiques du cinéma politique : de Z (1969) à Missing (1982) et de Hanna K.(1983) à Music Box (1989). Que le film soit sur les assassinats politiques en Grèce ou sur les disparitions dans la foulée du coup d’État de Pinochet au Chili, qu’il soit sur le drame de l’expropriation des réfugiés palestiniens ou sur les crimes de guerre du nazisme hongrois, le monde entier est là où Costa-Gavras va. Et il y va muni d’une plume et d’une caméra, avide de compréhension, dénonciateur, éclaireur de conscience mais aussi bon viveur, et, à l’occasion, profondément ému face à la vie.
Né en Grèce en 1933, installé en France depuis 1956, Costa-Gavras dévoile dans ses mémoires ses talents d’écrivain et de conteur chevronné. À le lire, on pourrait facilement croire qu’il a écrit toute sa vie, et pas seulement des scénarios. Issu du monde des lettres avant d’étudier le cinéma à l’IDHEC et de travailler comme assistant à la réalisation avec Yves Allégret et René Clair, Costa-Gavras demeure un fervent lecteur. Son premier film, Compartiment tueurs (1965), est une adaptation d’une oeuvre littéraire ; Z, L’aveu, Clair de femme, Missing, Amen, Le couperet, Le capital sont également des adaptations écrites ou coécrites par Costa-Gavras. On dirait qu’il part en lecture comme on part en avion ou en bateau, à la recherche d’une histoire, d’une aventure, d’une explication.
Qu’est-ce que l’impossible ?
Ces mémoires captivants, indispensables aux cinéphiles et aux amateurs d’histoire, nous dévoilent, sans glorifier leur auteur, les difficultés de faire un film. L’écriture du scénario pose déjà un défi ; viennent après la difficulté de convaincre un producteur, le repérage, le casting, la direction des acteurs, le montage et la postproduction, la sortie en salle, la promotion, la réception critique, les festivals de film, les prix. Méthodiquement, Costa-Gavras nous montre le chemin emprunté pour développer chacun de ses films, du moment où l’idée encore embryonnaire est exprimée ou tracée sur papier jusqu’au moment où le film arrive en salle.
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