Méditation à partir d’un événement insolite

Notre nation, par exemple, sans Constitution, sans volonté souveraine déclarée, est décrochée du cadre.

Chronique d'André Savard


Le journal El Pais de Madrid rapportait il y a quelques semaines une expérience intéressante qui s’est déroulée dans le métro de Madrid. On a placé un chanteur très connu du monde hispanique dans une station de métro fort fréquentée. Il n’avait qu’à se plier au rite du chanteur de métro, gratter ses airs connus, la boîte de l’instrument ouverte pour les oboles. En plus d’une heure le chanteur n’a recueilli que soixante quinze centimes.
Le public passa devant lui sans même paraître reconnaître son visage. Quand une heure et quart plus tard un journaliste et un cameraman sont venus le rejoindre, le chanteur s’est subitement matérialisé en tant que vedette aux yeux des passants. Ils se sont mis à l’acclamer et à lui réclamer un air de guitare.
Quelle leçon à tirer de semblable expérience? Un fait brut ne pèse pas lourd s’il n’est pas accompagné du bon sous-texte. Le chanteur, transposé de la grande scène au couloir du métro de Madrid, était comme un carré rouge de Molinari décroché de la cimaise d’une galerie prestigieuse pour ensuite être suspendu dans une antichambre de garage. Le chanteur avait la même apparence, la même voix, mais il était comme sorti de la zone des repères stables. Dans ce nouveau cadre, sa présence n’avait plus la même connotation.
Il n’était plus perçu que comme une petite personne angoissée et harcelante qui demande du fric. Le but de l’expérience de Madrid était de voir si la toute-puissance de l’image publique d’une célébrité l’emporterait nécessairement sur les catégorisations de routine que font les gens. On use de catégorisations plus qu’on ne le croit et on déteste être forcé de se faire une opinion sur tout.
Nos lobes frontaux ratifient mécaniquement ce qu’on doit attendre du réel au tournant, la distribution des places, les rangs d’importance touchant les pouvoirs et les espaces sociaux. Moralité : parce qu’une hirondelle n’est pas une hirondelle sans son ciel, il faut toujours mettre ce que l’on veut faire valoir au centre d’un bon système de guidage. Notre nation, par exemple, sans Constitution, sans volonté souveraine déclarée, est décrochée du cadre. Le Québec ressemble au chanteur de Madrid qui demande au peuple de bouger la tête, de changer son inclinaison, pour le voir tout entier.
Par souci de démocratie et de légitimité, paraît-il, on ne doit rien anticiper. Mais si le cadre qui nous contient a déjà une autosuffisance, une autodétermination, une valeur propre qui essuient nos traces et intègrent celles qui restent dans ses catégories de fonctionnement, comment faire? Le chanteur de Madrid doit empiéter sur l’univers du métro et cela ne s’est produit qu’à la toute fin quand le chanteur a cessé de poser dans le rôle d’un chanteur de métro.
Il est très important de savoir se définir surtout si on est placé dans une situation mensongère car, l’expérience de Madrid le démontre, les gens pensent avec les situations réelles, la puissance publique actuelle et non pas en fonction d’une force créatrice potentielle. Si on se définit comme une province, on est une pure équation géométrique entre des paliers gouvernementaux. La situation dans laquelle on se place apparaît aux passants comme un ordre des choses.
Des réformettes, le remplacement de certains titres comme celui du gouverneur-général par exemple, traduiraient au moins le souci de manifester un peu plus formellement un niveau d’être national. Notre tour de chant n’a pas été programmé de telle heure à telle heure et on n’a pas qu’à prendre sa place dans l’institution du métro.
André Savard


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