Mais où est donc la gauche ?

L'illusion tranquille


Depuis la parution du manifeste de Lucien Bouchard et de ses acolytes, il y a un peu plus d'un an, les escarmouches se multiplient entre les tenants du courant des lucides, dits de droite, et ceux qui se réclament du manifeste des solidaires, dits de gauche. La semaine dernière, c'était au sujet d'un sondage CROP qui concluait que les Québécois étaient très tièdes devant les propositions des lucides. Cette semaine, c'est autour de l'arrivée en salle à Montréal d'un documentaire, L'Illusion tranquille.
On ne dira jamais à quel point ce débat est surréaliste. D'abord parce que l'opposition manichéenne entre les deux courants repose sur une prémisse fausse, le fait que les préoccupations économiques et les impératifs sociaux sont mutuellement incompatibles. Ensuite par son artificialité : le courant des solidaires est trop marginal sur le plan politique pour constituer une alternative signifiante et même un pôle dans un débat public. Mais il y a une autre raison, c'est que les catégories de gauche et de droite auxquelles se réfère l'opposition entre lucides et solidaires sont de plus en plus vides de sens. Cela saute aux yeux dans l'étrange débat sur L'Illusion tranquille.
Avant d'aller plus loin, je dois préciser que j'apparais dans ce film. J'ai accepté de donner une entrevue à ses réalisateurs, parce que j'aimais le côté iconoclaste d'une démarche de déboulonnage du modèle québécois et que j'admirais le courage d'oser faire un film sans expérience cinématographique. Mais c'est un film d'auteur, dont les idées appartiennent à ses auteurs et dont le genre, celui du pamphlet, mène à des raccourcis.
Mais il y a une idée de ce film que je partage sans réserves, et sur laquelle j'ai beaucoup écrit, et ce sont les effets pervers de l'universalité des programmes sociaux. C'est cette idée qui a provoqué les plus vives réactions des gardiens de l'orthodoxie et des élites médiatiques, notamment radio-canadiennes. Et c'est la plus belle illustration de l'ossification de la pensée dite de gauche et son glissement vers la droite.
Les concepts de droite et de gauche sont flous. Mais en gros, on ne se trompera pas trop en disant que la gauche incarne le progrès social, la réduction des injustices et des inégalités, le désir de lutter contre la pauvreté. En général, ces grands principes mènent à valoriser la redistribution des revenus, prendre à ceux qui ont des moyens pour redonner à ceux qui ont des besoins.
Si on accepte ce cadre, on doit admettre que le principe même de l'universalité, qui consiste à aider tous les citoyens de la même façon, contribue moins à la justice sociale que des politiques qui donnent plus aux pauvres et moins aux riches. C'est, me semble-t-il, une évidence.
Mais pourquoi a-t-on privilégié l'universalité ? Parce qu'elle rend les programmes sociaux acceptables, puisque tous les citoyens, et donc tous les électeurs, en sont bénéficiaires. Et par la suite, probablement parce qu'on l'a vue comme un garde-fou pour préserver l'intégrité des programmes. Mais l'universalité est un principe de réalisme politique, non pas un objectif éthique ou une nécessité morale.
Ce n'est pas de la théorie. On peut démontrer que le gel des frais de scolarité profite plus aux riches qu'aux pauvres, parce que la clientèle universitaire se recrute majoritairement dans les classes moyennes et aisées et qu'il y a sous-représentation des jeunes de milieux défavorisés. On peut démontrer que les garderies à 7 $ profitent aux classes moyennes, surtout aux couples à deux salaires, et que les milieux défavorisés, pour lesquels cet outil serait salutaire, y sont encore une fois sous-représentés. On peut démontrer que le gel des tarifs d'électricité profite davantage à ceux qui consomment le plus, les riches avec leurs grosses maisons.
On peut donc conclure que le Québec serait plus juste s'il augmentait les frais de scolarité et prenait une partie de l'argent pour accroître substantiellement l'aide aux étudiants qui en ont vraiment besoin ; si les garderies étaient plus chères pour les familles aisées pour déployer plus de ressources vers les milieux vulnérables ; si on faisait payer le juste prix de l'électricité en aidant ceux pour qui cela serait un fardeau.
Pourquoi la gauche se braque-t-elle contre ces idées ? Parce qu'elle est maintenant la droite, qui incarne l'immobilisme et la résistance au changement. Elle s'attache aux symboles, elle défend des acquis, elle s'accroche au statu quo, elle valorise le passé, elle résiste aux débats qui mèneraient au changement, elle refuse des chemins qui nous permettraient d'aller plus loin sur le chemin du progrès social. C'est la définition même du conservatisme.


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