La liberté d’expression fait l’objet de débats récurrents, aussi bien à l’échelle internationale (les caricatures de Mahomet) que nationale (l’affaire CHOI fm). Le fait que ces débats se déroulent principalement dans la presse écrite me semble cependant introduire un biais important, qui est source de confusion.
La liberté d’expression est l’un de ces droits fondamentaux qui est affirmé dans toutes les chartes et les grandes déclarations formulées depuis 1789, aussi bien en Occident que sur la scène internationale, dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Ce n’est donc pas ce principe qui devrait poser problème en lui-même mais plutôt sa mise en œuvre, c’est-à-dire sa portée et les éventuelles limites qui pourraient lui être imposées, comme à tous les autres droits humains. À mon avis, la liberté d’expression est, tout de suite après le droit à la vie, le droit fondamental, c’est-à-dire le point où le droit commence à signifier quelque chose en tant que mode de régulation de la vie sociale, dans la mesure où la liberté de pensée, de conscience ou d’opinion en soi est plutôt un fait qu’un droit : aucune société ne peut réellement contrôler ce que je pense.
Au Canada, la définition même de ce droit me semble cependant poser un problème de taille. Dans la Charte canadienne des droits et libertés, l’article 2 énumère les libertés fondamentales, et notamment la « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de presse et des autres moyens de communication » (c’est moi qui souligne). Comme « la presse » est une expression qui désigne bien plus un type d’activité commerciale que le fait, pour un individu, d’exprimer ses idées, il me semble y avoir là une grave confusion entre des « droits de la personne » et des droits attribués à ces « personnes morales » que sont les entreprises commerciales. L’impression et la vente des journaux ou des livres reposeraient-elles sur le même principe sacré que mon droit personnel à l’expression de mes idées? Qu’il existe aussi un principe de liberté de presse dans notre société ne signifie pas que ce principe relève des mêmes droits humains fondamentaux considérés comme sacrés.
Notre petite histoire récente offre un bel exemple de cette confusion. Dans le débat concernant la station de radio CHOI-FM, la liberté d’expression a été abondamment invoquée comme principe inviolable, non seulement par des avocats mais par des intellectuels. Ainsi, dans plusieurs articles, le philosophe Frédéric Têtu en a fait la pierre angulaire de son argumentation, tout en prétendant justement que ce sont les défenseurs de la décision du CRTC qui confondaient les personnes réelles et les personnes morales « en réduisant CHOI-FM à la seule personne de Jeff Filion »1. Il est vrai cependant que cette confusion est inscrite dans la Charte canadienne des droits de la personne. La Cour suprême a d’ailleurs reconnu que la décision du CRTC violait la liberté d’expression telle que définie dans la Charte, tout en endossant le fait que cette décision reposait sur des motifs valables.
Au-delà des exemples particuliers, il me semble important de prendre conscience du fait que la consécration d’un principe de « liberté de presse » est, du même coup, celle d’une totale liberté d’action pour les entreprises ou pour les gouvernements. En effet, c’est précisément le propre de l’être humain que de disposer de deux modes d’action : ses capacités techniques d’action sur la matière et ses capacités mentales d’action sur les autres humains par le biais de la parole, ou plus largement, du langage symbolique. En se contentant de mots ou de symboles, on peut conduire quelqu’un jusqu’à la dépression ou au suicide : cela s’appelle le harcèlement psychologique. On peut aussi manipuler des foules ou des peuples, jusqu’à provoquer des émeutes ou des génocides. C’est par ce type de moyens d’action que le gouvernement des États-Unis, avec l’aide des médias, a convaincu un large pourcentage de ses citoyens qu’il devait procéder à une « attaque défensive » contre un Sadam Hussein présenté comme l’instigateur des attentats de septembre 2001. C’est aussi la publicité mensongère qui permet à de gigantesques corporations d’amasser des profits illimités, en faisant fi de la santé publique, par exemple.
Tout cela fait partie des usages courants d’une « liberté d’expression » qui prétend découler de nos droits humains les plus fondamentaux. Même dans nos rapports internationaux, cette même liberté de presse permet à une organisation comme Reporters sans frontières d’exercer une pression internationale sur Cuba, avec un important support financier des Américano-cubains hostiles au régime. Il s’agit, bien sûr, de défendre des personnes injustement emprisonnées mais en même temps de permettre aux grandes corporations occidentales ou américaines d’y exercer leurs « libertés » pour transformer la société cubaine dans le sens de leurs intérêts.
Cette énumération des possibles méfaits de la liberté de presse ne me conduit nullement à préconiser la censure, sous quelque forme que ce soit. Cependant, il me semble essentiel d’en débattre directement, ainsi qu’on le fait pour les autres formes de pouvoir, plutôt que d’occulter une aussi grave question en la dissimulant sous le parapluie de nos plus nobles principes universellement reconnus. Une société telle que la nôtre, fondée sur la démocratie et le libéralisme économique, vise naturellement à donner la plus large portée possible aux différentes libertés mais cela ne devrait pas être synonyme d’impunité ou d’irresponsabilité, même si les corporations ont toujours préféré opérer « à responsabilité limitée ».
Denis Blondin
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