La Cour fédérale canadienne a invalidé l’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs, laquelle permettait aux autorités canadiennes de renvoyer les demandeurs d’asile en provenance des États-Unis. Une décision saluée par des organismes pro-migrants, mais qui pourrait froisser Washington. Sputnik fait le point.
C’est une décision très attendue qui est tombée au Canada le 22 juillet dernier. La Cour fédérale a invalidé l’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs (ETPS), qui permet aux autorités canadiennes de renvoyer les demandeurs d’asile en provenance des États-Unis.
En vigueur depuis 2004, l’entente empêche théoriquement les migrants en provenance de l’un des deux pays concernés de demander l’asile dans l’autre pays signataire.
«Nous sommes au courant de la décision de la Cour fédérale et nous l’évaluons actuellement. Bien que la Cour fédérale ait rendu sa décision, celle-ci n’entrera en vigueur que le 22 janvier 2021. L’Entente sur les tiers pays sûrs reste en vigueur», précise à Sputnik Mary-Liz Power, attachée de presse de Bill Blair, ministre canadien de la Sécurité publique et de la Protection civile.
Le document stipule que le Canada et les États-Unis sont des «pays sûrs» respectant les principes internationaux de protection des réfugiés. Mais pour contourner l’entente qui les exposait à être renvoyés aux États-Unis, les migrants pouvaient choisir de traverser clandestinement la frontière canadienne.
Plus facile d’entrer clandestinement
Pour Stéphane Handfield, avocat spécialisé en immigration, «la Cour fédérale a compris l’absurdité d’une telle situation» dans son jugement:
«C’est une bonne nouvelle. Ça faisait un bon moment qu’on savait que l’entente ne tenait plus la route, surtout depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. De traverser la frontière de manière irrégulière la frontière accordait plus de droits aux demandeurs d’asile: on accordait un droit d’appel en cas de rejet de la demande […] À l’époque de sa signature en 2002, l’entente était peut-être justifiée, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui», souligne l’avocat au micro de Sputnik.
La Cour fédérale a conclu que l’Entente sur les pays tiers sûrs allait à l’encontre de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés relatif au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Dans son jugement, la juge Ann Marie McDonald accorde donc un délai d’environ six mois à Ottawa pour mettre définitivement un terme à l’entente.
« On est très, très contents. Ça fait longtemps qu’on attend une décision et on en est vraiment ravis ». @mberrymendez #polcan #DroitsHumainshttps://t.co/cNSIwoQ33B
— Amnistie internationale Canada (@AmnistieCA) July 24, 2020
Ces dernières années, une petite route est devenue l’emblème de l’immigration illégale au pays de l’érable. Perpendiculaire à la frontière canado-américaine et situé en territoire québécois, le chemin Roxham a été au cœur de l’une des premières crises migratoires de l’histoire canadienne.
Entre juillet et septembre 2017, à la suite de la levée de leur statut migratoire spécial aux États-Unis, 7.000 ressortissants haïtiens ont traversé clandestinement la frontière en espérant obtenir le droit d’asile au pays de l’érable. Les autorités canadiennes n’étant pas préparées à cette vague migratoire, l’armée avait même dû être appelée en renfort. En 2017, au moins 18.000 passages interdits sur cette route (migrants de tous pays confondus) ont été comptabilisés par les autorités.
Le chemin Roxham, symbole de l’immigration clandestine
Durant les six premiers mois de 2018, plus de 10.000 demandeurs d’asile y ont été appréhendés par la Gendarmerie royale du Canada. D’après les chiffres les plus prudents, en 2017 et 2018, 40.000 migrants ont traversé illégalement la frontière, dont 37.300 par le chemin Roxham. 97% des entrées illégales à la frontière se produisent sur ce tronçon autrefois sans importance de la petite municipalité de Saint-Bernard-de-Lacolle.
Pour Stéphane Handfield, «il n’y a maintenant plus de raison de passer par le chemin Roxham».
«Justin Trudeau est coincé, parce qu’il s’est toujours présenté comme un grand défenseur de la Charte canadienne et qu’il connaissait la situation depuis des années […] Maintenant, la Cour fédérale conclut que son gouvernement brime les droits garantis par la Charte. Trudeau n’a rien fait et connaissait les conséquences», déplore Stéphane Handfield, qui précise que c’était la troisième fois que l’Entente était contestée devant les tribunaux.
Directrice de la Maison d’Haïti à Montréal, Marjorie Villefranche se réjouit de la décision de la Cour fédérale. Son organisme plaidait depuis plusieurs années pour l’abolition de l’Entente, principalement au nom des migrants haïtiens. Selon elle, «toutes sortes d’histoires malencontreuses pourront être évitées» à compter du 22 janvier 2021.
«Ce n’était pas nécessaire de faire passer les gens par le chemin Roxham. Certains migrants n’avaient pas la bonne information et se perdaient, par exemple. […] Maintenant, les choses vont être claires. Les gens vont se présenter à un poste frontalier. On a eu des cas de personnes qui ont gelé en hiver, car elles n’ont pas pris de taxi là où il fallait le faire. Certains se sont même perdus en forêt, etc.», relate Mme Villefranche.
Toutefois, l’avocat Stéphane Handfield explique que le gouvernement fédéral peut décider de faire appel de la décision, surtout que la levée de l’Entente pourrait déplaire à Washington. Froid diplomatique en vue?
Un camouflet pour les États-Unis
Le fait de ne plus considérer les États-Unis comme un pays «sûr» représente en quelque sorte une réprimande adressée par le Canada à son puissant voisin en matière de droits de l’homme. «C’est très politique», laisse tomber en entrevue la directrice de la Maison d’Haïti. La condition de détention des migrants clandestins aux États-Unis est jugée inacceptable au regard des critères canadiens.
Enfin, Stéphane Handfield et Marjorie Villefranche estiment tous deux que la décision aura pour effet de mieux répartir la pression migratoire à la frontière canadienne.
«C’est une bonne nouvelle pour le Québec, affirme maître Handfield. Les migrants en provenance des États-Unis ne seront pas obligés de parcourir souvent une aussi grande distance pour se présenter au chemin Roxham. Ils pourront se présenter au poste frontalier le plus près d’où ils se trouvent», a-t-il conclu.