Qui s’intéresse à l’histoire du Québec est bien obligé de le constater: toute une mouvance idéologique, essentiellement l’extrême-gauche identitaire et racialiste, cherche à définir la Nouvelle-France, soit le moment fondateur de la nation québécoise, à partir de la question de l’esclavage. On comprend la manœuvre, qui n’a même pas le mérite de la subtilité: il s’agit de dire que dès ses origines, notre peuple entretenait un rapport coupable avec la diversité, ce qui devrait l’amener à se convertir à un multiculturalisme expiatoire. Ces militants qui s’acharnent contre l’histoire du Québec, en prétendant en révéler la part masquée, se prennent souvent pour de grands érudits parce qu’ils ont lu Marcel Trudel et qu’ils ont eu l’impression d’avoir eu une révélation. Ils conjuguent inculture, obsession idéologique et lectures sélectives. C’est la parfaite recette pour fabriquer des sermonneurs fanatiques et haineux, souvent prisés sur les ondes publiques et qui bénéficient d’un traitement de faveur médiatique.
Je ne dis évidemment pas qu'il n'y a pas eu d'esclavage en Nouvelle-France - c'est une réalité plus que malheureuse, bien qu'il s'agisse d'une réalité marginale, aucunement structurante dans le développement de la colonie et qui n'a rien à voir avec le système esclavagiste américain. On ne saurait plaquer sur notre histoire des concepts issus de l'histoire américaine sans la déformer et sans la rendre incompréhensible. Qui fait de cette réalité la marque distinctive de l’histoire de la Nouvelle-France révèle qu’il n’en connait pas grand-chose et qu’il veut surtout disqualifier moralement la mémoire d’un peuple. On ne sous-estimera pas les effets de l’américanisation mentale de la société québécoise, sous la pression conjuguée de l’industrie du divertissement et de la pression idéologique exercée par les sciences sociales universitaires. Nous devons nous décoloniser mentalement de l’empire américain et nous affranchir d’une lecture de l’histoire et des rapports sociaux qui ne correspond en rien à notre réalité collective. «Appropriation culturelle», «racisme systémique», «personnes racisées»: ces termes doivent être déconstruits et congédiés.
Car il y a une autre dimension à cette réécriture culpabilisante de l’histoire, comme on l’a vu cet été lors de l’affaire SLAV, quand de jeunes militants racialistes qui se définissent par leur couleur de peau (et qui ont le culot de se faire passer pour des antiracistes) se présentent comme les victimes historiques d’un système discriminatoire qui aurait traversé l’histoire québécoise et qu’il faudrait désormais nommer comme tel. Sauf que c’est faux. Concrètement, ils transposent ici la mémoire américaine de l’esclavage et se présentent eux-mêmes comme des descendants du système esclavagiste québécois, qui continuerait de peser sur les rapports intercommunautaires à travers les siècles. Pour emprunter les catégories du jour, on aurait envie de les accuser d’appropriation de conscience historique.
Il faut alors rappeler un fait élémentaire: l'essentiel de la «communauté noire» québécoise (je confesse encore une fois mon malaise devant ce vocabulaire racialiste) est arrivée ici dans un tout autre contexte, essentiellement dans la deuxième moitié du XXe siècle, pour trouver une société libre et prospère où s'installer - et le peuple québécois s'est effectivement montré accueillant, ce dont nous pouvons être fiers collectivement. En d'autres mots, nous ne sommes pas devant des «descendants d'esclaves noirs au Québec» mais devant des descendants d'immigrés et/ou de réfugiés arrivés ici au fil des dernières décennies et qui ont trouvé une société généreuse pour leur tendre la main. Mais apparemment, rappeler cette évidence historique vaudra à celui qui s’y risque une pluie d’injures – on risque même de vous accuser de racisme et de complaisance pour la suprématie blanche. Et on ne saurait sérieusement expliquer les difficultés d’intégration inévitables de telle ou telle communauté par un racisme systémique fantasmé.
Revenons-y: ces militants qui prétendent œuvrer à la décolonisation du monde contribuent paradoxalement à la colonisation mentale du Québec par l’imaginaire américain. Cette américanisation mentale du Québec a aussi pour triste effet de déréaliser notre histoire. Faut-il vraiment rappeler que malgré que le peuple québécois soit historiquement un «peuple blanc» (je note encore une fois le délire absolu et la régression phénoménale que représente la réintroduction de la race comme catégorie politique), cela ne l’a pas empêché d’être dominé suite à la Conquête. Les Britanniques ne nous ont pas épargné par fraternité raciale. On aurait envie de faire lire aux militants de l’extrême-gauche identitaire et racialiste certains classiques de la Révolution tranquille. Affirmer qu’il existe au Québec une «majorité blanche», consiste à réunir artificiellement la majorité historique francophone et la minorité anglaise (qui est l’extension de la majorité canadienne-anglaise au Québec) en oubliant que la première a été dominé par la seconde et que cette histoire de dépossession n’est pas complètement terminé.
Le peuple québécois n’est pas maître chez lui-même s’il préfère désormais faire semblant de ne pas s’en rendre compte. Les Québécois, faut-il le dire, sont souvent obligés de s’expatrier mentalement chez eux en passant du français à l’anglais pour travailler –le discours médiatique dominant présente cela comme une simple adaptation à la mondialisation. Et faut-il rappeler que s’ils contrôlent un État, cet État lui-même a des marges de manœuvre plus limitées qu’on ne le pense et qu’il doit demander la permission à Ottawa pour prendre des décisions essentielles le concernant. Et quand certains militants «inclusifs» écrivent que les Québécois francophones expriment une inquiétude irrationnelle par rapport aux «minorités», ils oublient que le régime canadien, qui s’est refondé à travers le multiculturalisme d’État, a toujours su utiliser et instrumentaliser les communautés issues de l’immigration pour les retourner contre la majorité historique francophone et la diluer démographiquement chez elle, ce qui n’est pas sans effet comme on l’a vu au dernier référendum et comme on le voit dans la séparation de plus en plus marquée entre Montréal et le reste du Québec.
D’ailleurs, on se rappellera que l’été dernier, plusieurs militants anti-SLAV manifestèrent en anglais devant le TNM contre cette pièce, comme s’ils refusaient spontanément ou consciemment le principe fondateur de la loi 101 qui veut que le français soit la langue commune du Québec. Au Québec, l’extrême-gauche identitaire et diversitaire considère que le primat du français relève d’un privilège colonial et d’une discrimination illégitime à l’avantage du «groupe blanc, francophone et catholique» majoritaire. Le groupe SLAV Resistance avait ainsi exigé que le gouvernement du Québec, au nom de la diversité, traduise en anglais sa récente politique culturelle. Les Québécois qui ont un peu de mémoire y auront vu un paradoxe étonnant : c’est au nom de l’antiracisme, désormais, qu’on leur disait Speak White. Disons les choses plus largement: l’anglicisation de Montréal passe en bonne partie par l’immigration massive.
Terminons sur une note moins négative. Je note néanmoins, à travers tout cela, que l’histoire est susceptible d’intéresser même les plus jeunes générations, pour peu qu’elle porte une charge existentielle. Et nous ne devrions pas hésiter à replacer l’histoire du peuple québécois au cœur de la vie publique. Nous sommes les héritiers d’une grande aventure, qui est à la fois celle de l’exploration d’un continent, de la fondation d’une nation, d’une résistance obstinée, passive ou héroïque selon les époques, contre la volonté du conquérant de nous faire disparaître, et d’une entreprise de renaissance nationale qui demeure inachevée mais qui reste riche d’une promesse de pleine liberté. Cette histoire, si on l’enseignait vraiment, pourrait contribuer à une forme de réaffirmation identitaire et nationale. Cette grande aventure, nous sommes appelés à la poursuivre. Mais pour l’instant, la majorité historique francophone, qui n’a plus qu’une mémoire informe, se laisse culpabiliser et dérive vers la haine de soi, comme si elle devait avoir honte de ses 400 ans d’histoire.