Il est temps pour Paris de se convertir à une ligne réaliste dans le règlement de la crise syrienne pour reprendre la main dans la région. Chronique « Etat d'esprit, Esprit d'Etat » parue sur le site du Point le 29 novembre 2017.
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Le temps a passé. L'avenir de la Syrie se noue désormais à grands pas, sans nous. N'est-il point temps, pour la France, de comprendre qu'elle doit réagir, se reprendre, bander ses forces, exploiter ses atouts résiduels mais incontestables, non pour prétendre « dire le Bien » (on voit où cela l'a menée), mais le meilleur possible, et pour participer à la nouvelle phase, cruciale, qui se joue au Moyen-Orient ?
Dans cette partie complexe, pleine de masques grimaçants, d'élixirs frelatés et de chausse-trappes, où se décide, à Astana, Sotchi ou Genève, le sort de la région, mais aussi celui des nouveaux équilibres du monde, nous devons vouloir compter. Et pour compter, sans se payer de mots ou de manœuvres utiles mais « survendues » (comme le passage à Paris de Saad Hariri après la tentative saoudienne manquée de déstabilisation du Hezbollah au Liban), il nous faut cesser de rêver, de bouder et nous convertir enfin à une ligne réaliste. Elle est tout sauf inhumaine ou cynique.
Paradoxe
C'est là le paradoxe cardinal. On croit – et l'on fait croire – que le réalisme est cruel, qu'il équivaudrait à renier principes et valeurs mis à mal par la fureur des armes et des ambitions de puissance, et qu'il vaudrait mieux se draper dans un superbe renoncement. L'inverse est vrai. Dans un moment où l'Amérique hésite, n'existe que par à-coups, sans stratégie véritable, dans un moment où l'Europe elle-même est aux prises avec un profond doute et les effets d'une déstabilisation politique qui atteint même les plus forts d'entre ses membres, Paris a plus que jamais son mot à dire et doit exploiter ce momentum qui ne durera pas, pour prendre le lead de l'Europe et l'entraîner dans un jeu global dont les pièces maîtresses la méprisent pour l'heure à raison.
Si nous ne le faisons pas maintenant, de matière ambitieuse et constructive, adaptée aux possibilités désormais ouvertes d'amélioration concrète de la situation, si nous persistons à parier sur la mansuétude des uns et des autres, sur les strapontins bancals qu'ils nous laissent, sur le pourrissement, l'envenimement ou les coups de théâtre qui peuvent encore relancer la dynamique guerrière, alors nous aurons tout perdu : crédibilité, influence, et la démonétisation de la parole française, au-delà des satisfecit de façade, sera totale.
Urgence
Or, tout est allé très vite depuis quelques semaines, pour aboutir à la déclaration de Riyad annonçant la naissance d'une délégation d'opposition unifiée en route pour Genève où débutera mardi un nouveau round de négociations. Riyad a patronné les pourparlers, et on pourrait croire, à première vue, qu'il s'agit là d'une manœuvre contradictoire avec le projet russe de réunir à Sotchi un « Congrès » des représentants de l'opposition et du régime.
Il nous semble plutôt que la patte de Moscou n'est pas absente de ce retournement crucial des Saoud, et que l'on peut espérer progressivement voir converger les deux initiatives, la Russie paraissant désormais adopter « la tactique du bernard-l'ermite » en essayant d'introduire – sous sa houlette – les interlocuteurs progressivement sélectionnés à Astana et adoubés par Ankara et Téhéran à Sotchi, dans une « coquille » onusienne jusque-là inefficace mais pourvue d'une légitimité globale.
Vladimir Poutine, ne nous en déplaise, recueille aujourd'hui les fruits d'une implication militaire décisive, d'une diplomatie redoutable et d'une vision au long cours. Moscou a même réussi à faire l'inimaginable jusqu'alors : conduire l'Arabie saoudite à équilibrer, pour la première fois depuis sa création, sa relation avec Washington, et à souhaiter participer de manière enfin constructive au processus politique qui s'amorce.
Bras de fer
Riyad, sous la férule du nouveau prince héritier, veut en effet consolider son pouvoir face à Téhéran, mais aussi (et peut-être même surtout) face à Ankara, son véritable compétiteur dans le monde sunnite, tête de l'hydre Frères musulmans qui ambitionne depuis des années – notamment depuis les « Printemps arabes » – de les représenter et de les lancer, en infiltrant leurs sociétés, à l'assaut des monarchies pétrolières et du reste des pays arabes, avec l'aide du Qatar.
C'est d'ailleurs là, sans doute, l'une des dimensions – passée inaperçue – de la récente offensive lancée par Washington et Riyad contre Doha et du rapprochement consécutif entre Moscou, Ankara, Doha et Téhéran. Quoi qu'il en soit, le prince Salmane a manifestement compris l'urgence d'une transformation de l'image « carbonisée » du pouvoir saoudien en Occident, donc d'une « modernisation », très limitée, de la société ultra-traditionaliste wahhabite, pour éviter cette déstabilisation rampante « par le bas » qui a failli avoir raison de l'Égypte et de la Syrie. Il s'agit désormais d'ouvrir le pays (aux touristes), de faire droit à quelques libertés civiles (pour les femmes…) pour prendre de vitesse les réseaux des Frères et au-delà, pour rendre supportable le « modèle saoudien » à un Occident aux prises avec un terrorisme que Riyad a trop longtemps inspiré et appuyé.
Nul ne peut encore mesurer la profondeur de cette volonté de réforme saoudienne, mais la prise de conscience a eu lieu, la purge interne aussi, et la volonté royale s'affirme désormais de pouvoir aligner dans les négociations de Genève une délégation, certes toujours composite, mais moins irréaliste dans ses prétentions qu'auparavant, et avec laquelle il pourrait être enfin acceptable de négocier pour Damas, Moscou et même Téhéran. C'est donc une véritable inflexion, dont le signe le plus important est la reconnaissance par les opposants réunis à Riyad, que le départ de Bachar el-Assad ne constitue plus un préalable indépassable aux pourparlers. Il devra toutefois, dit-on, s'en aller « dès que la phase transitoire sera établie »… Formule floue.
Quid de l'opposition ?
Les divers et diversement représentatifs hérauts de « l'opposition syrienne » sont en fait surtout contraints, pour ne pas disparaître, de reconnaître qu'ils ont perdu la guerre, face à un régime qui peut se targuer d'avoir résisté et sauvé son pays du démembrement. La question du départ de son président comme préalable impératif à des négociations, montée sciemment en épingle durant des années, a sauté devant l'évidence d'une défaite militaire sans équivoque de la rébellion sous toutes ses espèces – des plus spectaculaires (État islamique) aux plus invasives (l'hydre d'Al-Qaïda aux mille visages).
Bref, l'idée que l'épouvantail Daech – dont tout le monde s'est servi sans vergogne – ait été (aussi) créé par les monarchies arabes pour contrer l'offensive des Frères musulmans parrainée par Washington qui menaçait leur pouvoir est au moins aussi structurante pour la compréhension des rivalités de la zone que la mise en scène permanente du seul conflit Iran-Arabie saoudite, avec Israël comme réalisateur-producteur et Washington aux mixage, décors et costumes…
De son côté, le président syrien a lui aussi dû faire de lourds compromis, entérinés lors de sa visite-éclair à Sotchi le 20 novembre, en amont du sommet russo-irano-turc. Concessions qui, dans cette phase d'euphorie militaire pour l'armée syrienne, lui coûtent en termes d'image, mais lui assurent une survie politique ainsi qu'à sa communauté. Surtout vis-à-vis de Moscou qui se méfie de l'emprise régionale de Téhéran, veut préserver son dialogue de tête avec Washington et pourrait être tenté, à un moment donné, non de sacrifier son allié syrien, mais de lui tordre le bras encore davantage…
Les « Bons » contre les « Méchants »
Bachar el-Assad donne donc des gages, en acceptant des élections sous supervision onusienne, un dialogue national des peuples réunissant l'ensemble des composantes de la société syrienne, et une nouvelle Constitution. L'Iran, lui, a réaffirmé la victoire sur Daech et le rôle éminent joué par le Hezbollah dans cette œuvre.
Erdogan, jouant toujours sur tous les tableaux, dans un nouveau grand écart, en vient, lui, à préférer reconnaître Assad pour interlocuteur légitime et l'unité de la Syrie comme souhaitable (lui qui rêvait de la mettre en pièces) que de risquer de voir les Kurdes syriens prendre trop d'autonomie dans un nouvel État divisé, comme l'a longtemps projeté l'Amérique. Washington enfin, qui, dans cette tourmente, essaie de ne pas tout perdre auprès d'Ankara, annonce la fin du soutien américain en armements aux Kurdes syriens, dans une cacophonie politique interne désormais familière.
Rien n'est évidemment acquis, les menaces sur cette phase politique prometteuse sont légion. Tout peut déraper encore mille fois, à l'initiative d'ultras de tous bords que la paix révulse et dessert. Mais tout ce petit monde prend conscience, à des degrés divers, d'une évidence : la préservation de l'unité de la nation syrienne, que bientôt sept ans de guerre, d'infiltration djihadiste et d'offensive extérieure forcenée n'ont pas réussi à abattre, sera la base du futur de ce pays meurtri mais debout.
Et nous dans tout cela ? Nous avons, je l'ai rappelé, certains atouts à faire valoir dans une négociation globale qui dépasse largement la carte moyen-orientale pour inclure d'autres dossiers sur lesquels des effets de levier à notre main existent encore. Il faut vouloir les activer. La façon dont on a abusivement et durant des années, en France comme en Europe d'ailleurs, simplifié la vision des « camps », « axes » et « alliances » sublimées des « Bons » contre les « Méchants », de manière non seulement schizophrénique, mais absolument erronée sur le fond, nous a fait prendre des vessies pour des lanternes avec jubilation et nombrilisme aggravé.
Les mort-nés de cet aveuglement plein de lui-même qui s'étouffe de dogmatisme au prix de vies humaines bien concrètes sacrifiées à de prétentieuses utopies se sont amoncelés. Il faut rompre définitivement et de manière assumée avec cette ignorance infatuée, qui nous fait tenir et proclamer notre « vérité », si contingente et biaisée par nos intérêts (d'ailleurs fort mal compris), pour l'expression d'une science du Vrai idéal, à mille lieues de la Vie vivante, souffrante, irréductible à tout manichéisme. Les masques sont tombés. Qui nous croit, qui peut nous suivre encore ? « Les chiens aboient, la caravane passe ». Paris est à l'heure du choix.
L'époque a changé. Le pouvoir aussi. Les premiers pas à l'international d'Emmanuel Macron ont été novateurs, habiles et utiles. Il faut désormais avoir l'audace d'une vraie rupture avec les errements passés et d'une ligne diplomatique radicalement nouvelle et cohérente. Car le temps d'une renaissance possible est venu. Le temps de l'amende honorable que peuvent encore entendre et attendre ceux que l'on a déçus. Le temps de restaurer activement notre relation avec Damas, si ancienne et précieuse pour l'avenir du Levant, et d'aider la Syrie à se reconstruire. Il suffit de le décider.