Le point de vue des petites nations

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Le destin tragique des peuples sans États souverains

Il y a un point de vue des petites nations sur le monde. Quand je pense à la Russie, je me mets dans la peau des Baltes. Et quand je pense à l'Espagne, ces temps-ci, je me mets dans la peau des Catalans. C’est-à-dire que je me mets presque spontanément dans la situation des peuples qui sont toujours obligés de justifier leur existence et dont les revendications semblent toujours abusives aux yeux des nations déjà confortablement installées dans une indépendance qu’ils n’auraient jamais l’idée de sacrifier. L’indépendance, pour un peuple, est l’aspiration la plus naturelle et la plus noble qui soit. On peut croire qu’elle n’est pas toujours nécessaire ou qu’elle ne correspond pas aux intérêts de chacun. Mais on devrait éviter de moquer ceux qui luttent pour elle. On ne se grandit pas en qualifiant la tentative avortée d'indépendance en Catalogne de farce.


Cela ne veut pas dire que je confonds la situation du Québec avec celle des autres petites nations: chaque histoire nationale est singulière et est traversée par son propre destin. Ce n’est pas parce que le Québec doit être indépendant que la Catalogne doit l’être. Il faut redouter, en la matière, l’esprit de système. Mais cela veut dire que je peux comprendre la situation de ces nations qu’on a trop souvent tendance, dans les grandes capitales, à considérer à la manière de tribus insignifiantes qui viennent troubler les grands équilibres géopolitiques. Cela veut dire que je peux juger absolument scandaleuse l’emprisonnement des leaders catalans, qui sont les prisonniers politiques d’un régime qui a décidé d’assumer sa gestion répressive de l’insurrection démocratique catalane. Quand je vois le traitement réservé par l'Espagne aux Catalans, j'ai peur que Madrid donne des idées à Ottawa pour mater les Québécois lors d'un troisième référendum sur l'indépendance - pour l'instant, bien hypothétique, j'en conviens.


De la même manière, je n'aurais pas l'idée de demander si les Catalans sont une vraie nation, s'ils forment vraiment un peuple, comme on a pu le lire ici et là ces derniers mois. Je n’aurais pas l’idée de me demander si ces Catalans n’exagèrent pas avec leur prétention à former une nation à part entière, commee s'ils étaient des petits narcissiques se prenant pour ce qu'ils ne sont pas et se donnant un titre qu'ils ne méritent pas. Je n’aurais pas l’idée de réduire leur identité nationale à une forme d’identité régionale bien sympathique mais ne devant rien fonder politiquement. Identité régionale: le terme a quelque chose de méprisant. Il témoigne de la reconnaissance d’une réalité qu’on ne peut nier mais qu’on refuse généralement de nommer pour ce qu’elle est. Les nations non-souveraines ne sont pas des nations d’un genre inférieur, indignes de l’indépendance si importante pour celles qui l’ont déjà.


Le point de vue des petites nations est légitime et doit être pris en compte. À tout le moins, il le devrait. C’est rarement le cas. Kundera nous l’a appris: les petites nations sont les seules à s’intéresser à leur destin. Elles ne sont passionnantes que pour elles-mêmes. Et pourtant, elles incarnent une part essentielle de la diversité du monde. Elles nous rappellent que l’homme n’est jamais immédiatement universel. Il participe au monde par la médiation d’une culture, d’une histoire, et cette dernière ne recoupe pas intégralement celle du genre humain. Les petites nations le savent. Elles ont une conscience intime de la pluralité du monde et prétendent que même si elles n’ont pas le privilège de la puissance, leur existence n’en est pas moins digne pour autant. Une petite nation, généralement, prétend moins s'imposer aux autres que faire savoir au monde qu'elle existe.


Rien n'est éternel en ce monde, et les nations ne le sont pas non plus. Je sais bien que si le Québec disparaissait, l’histoire du monde n’en serait probablement pas bouleversée. On oubliera vite ces francophones s’étant obstinés à résister à la pression assimilatrice de leur continent. Quelle idée avaient-ils de s’entêter à parler français en Amérique et de chercher à former un État indépendant? On parlera alors des Québécois en se disant qu’ils ne pouvaient pas résister à la fatalité historique: il allait de soi qu’ils allaient disparaître un jour. Et puisqu’il en restera quand même un peu dans les régions à porter cette identité déchue, on les appellera les anciens Québécois. Ils seront les témoins d’une histoire ne survivant plus qu’à la manière d’un folklore. Il arrive d’une nation se dissolve en ne laissant plus que quelques traces de ses aspirations passées.


Mais puisque je suis Québécois, je ne parviens pas à envisager notre propre disparition à la manière d’une simple note de bas de page dans l’histoire du monde. Je ne parviens pas à croire que notre point de vue sur le monde n’est qu’une excentricité locale, sans intérêt, sans grandeur, sans noblesse. Je ne me résous pas à ce que notre histoire soit finalement celle d’un peuple qui a échoué sa quête pour la pleine existence politique. Et de la même manière, je suis capable de me mettre dans la peau d’un Catalan qui constate aujourd’hui l’échec d’une indépendance à laquelle il a rêvé toute sa vie. Et je suis capable de m'imaginer à quel point cela peut être catastrophique psychologiquement et culturellement. Je sais ce que peut signifier vouloir un pays de tout son coeur et sentir qu'on ne l'aura peut-être jamais. Selon qu’on regarde le monde à partir de Montréal, d’Edimbourg, de Londres, de New York ou de Rome, on ne lira pas la question catalane de la même manière.