Yvon Deschamps: «Maintenant, je sais que je ne verrai pas le pays du Québec de mon vivant.»
Photo: Jacques Nadeau
En près de 40 ans de carrière, Yvon Deschamps est passé maître dans l'art d'interpeller ses contemporains en les faisant réfléchir à leur condition et à leur société... au moyen de l'absurde et de la dérision. Mais il n'en est pas pour autant devenu un visionnaire: «Sérieusement, je pensais que cette année, ça allait être l'année de l'indépendance!», lance-t-il avant de détendre l'atmosphère avec cet éclat de rire unique qui est désormais sa marque ce commerce.
Avec, au Québec, un mouvement souverainiste à la traîne, une progression fulgurante de la droite, cristallisée par l'Action démocratique du Québec (ADQ) lors des dernières élections, et une société vieillissante qui se terre de plus en plus dans le conservatisme et le statu quo, la prophétie du pays ne devrait pas se réaliser d'ici peu. Mais le monologuiste n'y perd pas forcément au change, reconnaît-il, trouvant finalement dans ce terreau fertile de quoi alimenter ses dernières apparitions sur scène.
Les «au revoir» du sympathique personnage, annoncés depuis quelques semaines, vont s'égrener chaque soir à compter de lundi lors de la quinzaine de galas présentés dans le cadre du festival Juste pour rire, où Deschamps avait brillé par son absence depuis 1996. «J'avais fait tout ce que j'avais à faire dans ce festival», résume l'homme derrière le célèbre Ti-Blanc Lebrun de l'émission Samedi de rire. «Je n'avais pas d'autres choses à ajouter.»
La pause est donc terminée. Elle aura aussi été profitable à l'humoriste-philosophe de 72 ans (dans deux semaines!), qui assure avoir pris largement le temps de respirer l'air du temps afin d'«actualiser [ses] choses», a-t-il indiqué au Devoir lors d'une entrevue accordée sur un coin de rue de Montréal cette semaine. Et sa varlope, il est prêt à la dégainer.
Affligé par les siens
C'est que le patriarche de l'humour au Québec, derrière son air bon enfant, sa barbe blanche bien taillée et son élégance un brin british, en a finalement gros sur le coeur. Et un peu aussi contre sa propre génération qui, avoue-t-il, l'afflige. «Le Québec d'aujourd'hui ne va pas bien, c'est vrai, et c'est un peu à cause de moi et des gens de ma génération, qui n'avons pas réussi à faire ce que nous voulions.» Faire quoi? Réaliser ce Québec social-démocrate, indépendant et à visage humain qui a été au coeur de son engagement social depuis ses premières apparitions dans la sphère publique. C'était en 1959, dans une certaine Roulotte tirée par Paul Buissonneau.
Cet échec le désole. «Maintenant, je sais que je ne verrai pas le pays du Québec de mon vivant», lance-t-il. Il estime également que cette quête vaine de liberté serait à l'origine d'un vide qui, selon lui, caractérise le Québec d'aujourd'hui. «Ça fait 30 ans qu'il n'y a plus de nouvelles idées politiques et sociales. Nous sommes dans un vacuum où tout le monde est perdu. Politiquement, la seule raison d'être des partis, c'est d'accéder au pouvoir quand on ne l'a pas et d'essayer de le garder quand on l'a. Point. Avec une attitude comme celle-là, on ne va pas très loin et, socialement, ça paraît, puisque rien ne bouge.»
Lucide? Désabusé? L'humoriste souverainiste, qui a fait partie des intimes de la bande à René Lévesque, n'hésite d'ailleurs pas, comme bien des gens de son âge d'ailleurs, à désigner ses anciens compagnons comme une des sources de l'inertie actuelle, dont «personne ne sait trop comment se sortir», ajoute-t-il. «Le problème avec le Parti québécois, c'est qu'il a abdiqué tout le temps dès son premier mandat, assène ce drôle d'oiseau engagé. Il voulait trop le pouvoir et n'a pas voulu prendre le risque de faire des choses qui auraient pu le lui faire perdre pendant un boutte.»
Conséquence: «Pendant trois décennies, les souverainistes ont finalement été pris en otages par le PQ», poursuit Yvon Deschamps. Cette captivité a été induite par la sempiternelle dualité entre les tenants d'une séparation et les adeptes du fédéralisme, explique-t-il, condamnés à camper sur leurs positions au sein de leurs partis politiques respectifs, sans autre quête d'idées. «Après toutes ces années, on s'est finalement tannés et la droite, qui s'est réveillée ici comme partout ailleurs dans le monde, en a profité pour prendre du galon.»
Le sage est triste
Les résultats du dernier scrutin provincial ont d'ailleurs confirmé cela en faisant passer le nombre de députés de l'ADQ, la voix de la droite au Québec, de cinq à... 41 à l'Assemblée nationale, attristant du même coup «le gars de gauche toujours souverainiste», désormais plus enclin à accorder son vote à Québec solidaire, avoue-t-il sans gêne. Mais il n'est pas inquiet pour autant. «C'est vrai qu'ils n'ont pas d'expérience et qu'ils n'ont pas l'air de savoir ce qu'ils veulent faire. Mais ce n'est pas plus grave que ça: ceux qui étaient là avant eux avaient plus d'expérience mais ne faisaient rien, sauf pour eux-mêmes», résume l'artiste, qui affiche depuis des années une sagesse affinée au gré de ses prises de position et des nombreuses soirées consacrées à «refaire le monde» avec ses amis.
Cette radicalisation à droite, à l'issue politique et sociale incertaine, pourrait par ailleurs faire souffler, selon Yvon Deschamps, un petit vent de fraîcheur sur la scène humoristique québécoise, elle-même touchée depuis quelques années, à l'instar de la société qui l'abreuve, par une certaine atonie.
«Cette droite ne devrait pas trouver de reflets dans le monde de l'humour, répond-il lorsqu'on explore cette éventualité avec lui. Mais elle va certainement le stimuler en faisant apparaître des humoristes plus mordants, plus incisifs, qui vont se moquer du pouvoir et de la puissance que ce courant idéologique représente», résume-t-il.
Cette perspective humoristique fortement engagée et revendicatrice reste encore très timide, du moins sur scène, ce qui devrait laisser encore bien de la place à ce grand homme de l'humour social pour son dernier tour de piste. Un tour où les adolescents, les vieux, les ethniques, les bénévoles et même Mirabel -- l'aéroport --, entre autres, devraient goûter à sa médecine et à sa lucidité.
Yvon Deschamps appréhende d'ailleurs la chose avec autant de joie que d'angoisse, avoue-t-il candidement tout en déplorant que le très grand nombre d'heures de vol à son actif ne l'ait jamais immunisé contre le trac. «Une tournée d'adieux, normalement, ça dure deux à trois ans, dit-il. Moi, ça va durer huit jours, c'est formidable! Mais en même temps, je me sens, à quelques jours du premier monologue, comme le gars qui ne veut plus aller travailler et qui veut demander à sa femme d'appeler le boss pour lui dire que son mari est malade.»
Normalement, Judi -- Richard de son nom, compagne de Deschamps -- ne devrait pas décrocher le téléphone d'ici lundi, jour où le comique va monter sur les planches du théâtre Saint-Denis aux côtés de Dominique Michel pour dire «bye-bye»... «Mais pas «adieu", prévient-il. J'ai encore des idées et je compte encore les partager, à travers un livre, une colonne dans un journal ou des émissions de télévision, qui sait? Finalement, je suis comme le vieux tannant qui ne veut pas s'en aller.»
Un vieux tannant, certes, mais simple et attachant, perspicace et décapant, qui, dans certaines zones d'incertitude, est sans aucun doute plus agréable à entendre que d'autres.
Le patriarche de l'humour dégaine
La varlope est prête pour les «au revoir» sur scène d'Yvon Deschamps
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