Le non-dit de l’affaire du vice-amiral Mark Norman

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C'est l'empire Irving qui est responsable des déboires de la Davie : c'est lui qui dicte la politique canadienne dans le domaine maritime

Colère de Justin Trudeau, démission inopinée du ministre Scott Brison, enquête bancale de la GRC, l’affaire du vice-amiral Mark Norman et du chantier de la Davie à Lévis est fertile en rebondissements.


Rappelons brièvement les faits. Aussitôt arrivé au pouvoir, le premier ministre Justin Trudeau remet en question l’octroi d’un contrat de gré à gré de 700 millions de dollars accordés par le gouvernement conservateur de Stephen Harper au chantier naval de la Davie pour le ravitailleur Astérix de la Marine royale canadienne. Furieux que la décision de son cabinet ait fait l’objet d’une fuite dans les médias, Trudeau demande à la GRC de faire enquête. Une accusation sera déposée d’abus de confiance sera déposée contre le numéro 2 de la Marine canadienne, le vice-amiral Mark Norman, laissant entendre qu’il serait responsable de la fuite dans les médias. Dernièrement, le Service des poursuites pénales du Canada décide de suspendre cette accusation sous prétexte de nouvelles informations émanant des avocats de M. Norman.


Au cours de cette période, le président du Conseil du trésor Scott Brison, député de la Nouvelle-Écosse et proche de la famille Irving, démissionne en invoquant des raisons familiales. Justin Trudeau a affirmé que cette démission a conduit au remaniement ministériel, qui a vu Mme Jody Wilson-Raybould perdre son poste de ministre de la Justice pour être reclassée aux Anciens combattants. Cela a aussi entraîné sa démission et à la crise qui a provoqué la démission de la présidente du Conseil du trésor Jane Philpott, du principal conseiller et ami personnel de Justin Trudeau, Gérald Butts, de même que du greffier du Conseil privé Michael Wernick.

 


L’empire Irving


À l’origine de cette saga, il y a la lettre de plainte des propriétaires du chantier naval Irving Shipbuilding d’Halifax, qui a fait l’objet d’une fuite dans les médias. Même si le chantier naval de la Irving s’était partagé moitié-moitié avec le chantier de la Seaspan de la Colombie-Britannique les contrats de 65 milliards accordés par le gouvernement Harper pour la construction de frégates, et que le contrat de 700 millions accordé à la Davie était un prix de consolation pour faire taire les critiques au Québec, c’en était trop !


On ne connaît pas tous les méandres marécageux de cette affaire, mais il est évident que les Libéraux, les Conservateurs, le NPD et les médias évitent soigneusement de braquer les projecteurs sur la source de cette histoire : l’empire de la famille Irving.


Dans un article paru dans le journal français Le Monde diplomatique d’avril 2019, Alain Deneault trace un portrait fort instructif de cet empire, sous le titre « La famille Irving, un féodalisme canadien. Un groupe industriel tout-puissant au Nouveau-Brunswick ».  En plus de son chantier naval, la famille Irving possède la plus importante raffinerie du Canada et un réseau de distribution qui dessert tout le nord-est de l’Amérique du Nord, de Terre-Neuve à la Nouvelle-Angleterre.


« L’entreprise familiale fournit ainsi, écrit Deneault, de l’essence à son immense flotte de camions, qui charrie des aliments récoltés dans ses fermes, des journaux imprimés par ses soins ou encore des colis traités par son service de livraison – quand ces biens ne sont pas distribués via son réseau ferroviaire ou sa flotte de bateaux. »


Dans le secteur forestier, elle possède de vastes domaines, des scieries, des papetières et des magasins de matériaux de construction. S’ajoutent des usines d’emballage, un réseau de bus interurbains, des concessionnaires automobiles, une chaîne de restaurants, une équipe de hockey, une enseigne de quincailleries et une autre de pharmacies.


Elle fait main basse sur l’information par son contrôle de la totalité des journaux de langue anglaise et de nombreuses stations de radio et de télévision et, souligne Deneault, les presses universitaires du Nouveau-Brunswick.

 


Les affaires, c’est la politique


Bien entendu, cela l’amène tout naturellement à contrôler la vie politique des Maritimes. Deneault cite Kenneth Colin Irving qui déclarait, dans les années 1970 : « Je ne pense pas que la politique et les affaires puissent se mélanger. Le Nouveau-Brunswick est trop petit pour la politique ».  Le biographe de l’ex-premier ministre Louis Robichaud écrit : « On pourrait peut-être remporter une élection sans l’appui tacite d’Irving, mais on pouvait difficilement aspirer au pouvoir s’il décidait de s’y opposer ouvertement ».


Le nouveau premier ministre du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs, est un ancien cadre du groupe Irving. Scott Brison est reconnu pour avoir des liens étroits avec la famille Irving et on le soupçonne d’être intervenu pour faire résilier le contrat entre le gouvernement et la Davie. Sa démission surprise serait survenue pour éviter d’avoir à se prononcer publiquement sur son rôle dans cette affaire.


Sachant très bien que la famille Irving pourrait facilement, lors du prochain scrutin, mettre fin à leurs chances électorales dans les Maritimes, les Libéraux, les Conservateurs et le NPD évitent soigneusement de parler de l’implication de l’empire Irving dans l’affaire Norman. Les partis de l’opposition se contentent d’évoquer des soupçons d’influence indue du bureau du Premier ministre sur le Procureur général, comme dans l’affaire SNC-Lavalin, évitant soigneusement le terrain de l’influence réelle de la famille Irving sur la politique canadienne. Le Canada serait-il trop petit pour la politique?