Au bout du fil, Alain Rayes ne débordait pas de joie. Le lieutenant québécois des conservateurs a été réélu confortablement dans Richmond–Arthabaska. Mais son parti a fait du sur-place au Québec, passant de 12 à 10 sièges.
On avait une bonne équipe, on avait un bon programme, a-t-il dit à Patrick Masbourian.
— Et votre chef ?
Déjà, Richard Martel, à Chicoutimi, réélu bleu de justesse, a dit d’Andrew Scheer que ce n’était « pas sa meilleure campagne ».
Comme, en vérité, c’était sa seule, on doit conclure que c’était également sa pire…
« S’il avait fait sa meilleure campagne, on aurait été au pouvoir », a répondu Rayes.
Ça n’a jamais été l’amour fou entre les conservateurs du Québec et Andrew Scheer. C’était un chef de transition, jetable. La base conservatrice est composée ici d’anciens disciples de Brian Mulroney, pas particulièrement excités par le conservatisme moral et les combats d’arrière-garde – avortement, mariage gai…
Même s’il n’a jamais été question de rouvrir ces dossiers, ils ont dû s’en défendre, vu les convictions personnelles du chef. Et ils en ont tous un peu marre.
Et pourtant, Andrew Scheer est allé loin : il était prêt à céder sur la question de l’impôt, pour qu’une seule déclaration de revenus soit faite ; il n’y aurait aucune participation du fédéral à une contestation de la Loi sur la laïcité de l’État (projet de loi 21).
Sauf que sur l’environnement, un programme écrit assez platement pour plaire à Calgary est difficile à présenter au Québec. Le fondement de la politique de diminution des gaz à effet de serre des conservateurs ? En vendant plus de pétrole et de gaz canadien à l’étranger, on peut remplacer le charbon dans d’autres pays.
Un plan qui suppose la construction d’au moins un pipeline devenu un symbole horrible au Québec – où les wagons de pétrole passent à qui mieux mieux, mais pas le plan conservateur.
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Toutes les contradictions du pays se retrouvent en condensé dans ce parti ancré dans les Prairies. M. Scheer a beau être né à Ottawa, il est député en Saskatchewan et représente le courant de conservatisme religieux et climato-relaxe du parti. C’est légitime, bien entendu, mais ça rend la percée à l’est du Manitoba difficile politiquement, économiquement et socialement.
Sous M. Scheer, les conservateurs ont obtenu le plus grand nombre de voix. Ils n’en ont pas moins perdu la bataille en Ontario et au Québec, avec quelques maigres gains en Atlantique.
Il a annoncé qu’il resterait, et la possible instabilité du Parlement joue en sa faveur. Mais les campagnes pour le remplacer sont déjà commencées.
Stephen Harper, conservateur économique d’une envergure intellectuelle tout autre, a réussi un temps l’alliance des conservateurs à la Mulroney et à la Preston Manning.
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Hier, des médias reprenaient la rengaine du séparatisme albertain. Ça fait de bonnes histoires, mais ce n’est pas très sérieux. Même le premier ministre, Jason Kenney, très remonté contre Ottawa, en parle comme d’une idée « irrationnelle ». Preston Manning, fondateur du défunt Parti réformiste, intégré dans le nouveau Parti conservateur, me disait le printemps dernier qu’il n’y a aucun réel mouvement en ce sens : une Alberta indépendante ne serait pas moins enclavée, sans accès à l’eau libre. Elle ne serait pas vraiment en meilleure position pour envoyer ses ressources outre-mer.
Il faut quand même prendre conscience de l’ampleur de la colère de l’Ouest. Ma collègue Stéphanie Grammond, qui revient d’Alberta, a entendu cent fois la même chose que moi en avril : Trudeau voulait s’immiscer dans le processus judiciaire pour sauver 9000 jobs chez SNC-Lavalin, mais il n’a rien fait pour les 100 000 jobs dans le pétrole de l’Ouest.
C’est un superbe raccourci, mais c’est le sentiment profond : on a été abandonnés. Vous utilisez du pétrole au Québec, mais vous préférez qu’il arrive par train ou par bateau ou par les anciens oléoducs. Vous nous empêchez d’obtenir le juste prix. Vous faites comme si vous étiez très écolos, vous avez seulement la chance d’avoir des rivières au lieu de puits de pétrole, vous roulez quand même en F150… ce qui ne vous empêche pas de profiter des redevances du « pétrole sale », comme a dit François Legault. Or, l’industrie est soumise à des normes beaucoup plus sévères maintenant, mais l’image « sale » est demeurée.
L’achat du pipeline par le gouvernement fédéral n’a rien fait pour calmer le jeu. Trop peu, trop tard, on n’y croit pas.
Dans une économie déjà déprimée, l’ajout d’une taxe carbone a eu aussi un impact symbolique. Et quand on a annoncé l’hiver dernier les sommes records (13 milliards !) reçues par le Québec en péréquation, c’était le comble.
Certes, l’Alberta a fait ses choix (pas de taxe de vente, impôts bas). Mais l’accumulation de ces événements crée un sentiment d’hostilité envers le gouvernement Trudeau qui n’est pas sans rappeler la détestation dont Trudeau père était l’objet. Le Programme national de l’énergie, imposé par Ottawa pour que l’Est obtienne du pétrole albertain à faible coût dans les années 70-80, a coûté des dizaines de milliards en pertes de redevances à l’Alberta. Il a fallu l’arrivée des conservateurs de Brian Mulroney pour abolir le programme.
On voit mal comment Justin Trudeau pourra apaiser cette colère, même si le pipeline Trans Mountain est agrandi comme promis.
Mais on ne voit pas non plus poindre ce leader unificateur du Parti conservateur, pas tellement moins divisé que le pays lui-même. Un parti dont le centre de gravité est revenu à l’Ouest. Comme au temps de Trudeau père, quand, à part quelques taches, on pouvait peindre avec un gros pinceau la carte électorale, sachant que la ligne de démarcation du rouge et du bleu était en plein centre du pays, à la frontière du Manitoba et de l’Ontario…