Cette victoire électorale est une défaite à plus d’un titre pour Justin Trudeau.
Premièrement, ce n’est pas rien : le Parti libéral a obtenu moins de votes que les conservateurs – environ 250 000 de moins au moment de boucler ce journal. On critique la victoire de Donald Trump, qui a obtenu des millions de votes de moins que Hilary Clinton, mais on est ici aussi devant un de ces rares cas de victoire-défaite.
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Deuxièmement, le Canada sort de ces élections plus divisé que jamais depuis une génération. Il fallait avoir du culot pour prétendre, comme Justin Trudeau l’a fait hier dans son discours, que « les Canadiens ont rejeté les divisions ». Il fallait aussi être particulièrement inélégant et revanchard pour commencer à parler dès le début du discours d’Andrew Scheer, contrairement aux coutumes. Ça commence mal la collaboration…
Dans son Québec natal, Justin Trudeau voit le Bloc québécois revenir des morts pour arriver à égalité avec le PLC. Vrai, c’est surtout au NPD (passé de 16 députés québécois à… 1) que le Bloc a pris des sièges. Les libéraux ont terminé premiers et n’ont perdu « que » 6 de leurs sièges sur 40. Mais ils comptaient faire des gains avant de voir surgir le Bloc, l’été dernier. Même si la souveraineté est au plus bas, ce résultat est une bouffée d’oxygène pour le mouvement.
La colère des Prairies et la montée du nationalisme québécois rendent le jeu politique encore plus périlleux pour un premier ministre qui s’est montré faible et pas particulièrement compétent.
L’Alberta et la Saskatchewan ont renoué encore plus agressivement avec le sentiment « d’aliénation de l’Ouest ». Et au Québec, les libéraux ont été incapables de proposer une vision qui tienne compte de la réalité « nationale ». Tout se passe comme si l’entourage de Justin Trudeau avait rangé au rayon des « vieilles chicanes » la différence québécoise. On a peut-être décrété un peu vite que désormais, les élections se feraient au Québec sur un axe gauche-droite, plutôt que Québec-Canada…
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Il y a plus qu’un avertissement pour le premier ministre dans ce résultat. Il y a un jugement sévère sur sa performance. Andrew Scheer savait ce qu’il faisait dans ses attaques personnelles en traitant Justin Trudeau de « phony ». Il y a ce je-ne-sais-quoi d’inauthentique chez le premier ministre, quelque chose sonne faux. Ce n’est pas vraiment de l’hypocrisie. Il donne plutôt l’impression de répéter les mots d’un autre. Il y a chez lui cet optimisme fondamental, cette vision sincèrement généreuse et presque fleur bleue du monde. Mais toujours aussi l’impression qu’il ne possède pas une compréhension profonde des enjeux, qu’il reste à la superficie des choses.
Tout se passe jusqu’ici comme si Justin Trudeau jouait le rôle d’un premier ministre. Un rôle écrit par d’autres.
Il va devoir l’être réellement, ne pas seulement en avoir les habits.
Il est chanceux, les anomalies du système électoral lui offrent l’occasion inespérée de « grandir dans la fonction ». En est-il capable ?
Au fait, où était passé l’enthousiasme du chef libéral cette année ? Il a commencé et fini la campagne sur la défensive, « contre » les conservateurs, même des conservateurs à la retraite comme Stephen Harper. Pour la campagne « négative », il a donné… Comme s’il savait que sa cote était basse, et que la peur du pire pourrait seule le sauver.
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L’autre problème, ou le piège pour Justin Trudeau, est que son gouvernement, pour survivre, aura besoin du NPD. Or, déjà au goût de bien des Canadiens, les libéraux sous Trudeau ont occupé un peu trop le terrain néo-démocrate.
Au printemps, quand Justin Trudeau n’arrivait pas à traverser l’affaire SNC-Lavalin, le bruit a couru que des libéraux grenouillaient (ou fantasmaient) pour convaincre Mark Carney, l’ancien directeur de la Banque du Canada, et maintenant de la Banque d’Angleterre de se préparer à prendre la succession. Un signe de la fragilité de sa position à l’intérieur même du parti, qui accepte sans doute mal de ne pas gagner quand les indicateurs économiques sont bons. Un signe peut-être aussi d’un certain goût pour la responsabilité fiscale, en cas de jours moins ensoleillés.
Bref, à la Chambre comme dans son parti, Justin Trudeau est sous haute surveillance et sous un ciel nuageux.