Le Dr Jacques Chaoulli annonçait lundi dernier la création du Groupe Chaoulli (GC) dans le but de poursuivre, d'une autre façon, la démarche qui l'avait précédemment mené jusqu'en Cour suprême du Canada. Même s'il est difficile d'évaluer une proposition sur la base des informations limitées qui ont été diffusées, nous pouvons néanmoins faire les observations suivantes.
Selon le Dr Chaoulli, son groupe permettra d'augmenter le volume total des services médicaux et de réduire les délais d'attente des patients du système public. Il compte atteindre ces objectifs en incitant des médecins et des patients à adhérer à un réseau à financement privé. Ces médecins dispenseraient davantage de services, et ces patients libéreraient les listes d'attente du régime public.
Peut-on raisonnablement penser que la proposition Chaoulli puisse permettre d'atteindre ces deux objectifs? Le modèle avancé par le GC repose sur l'hypothèse, fausse, que les médecins québécois disposent de temps libre à consacrer à des services à financement privé car le régime public les oblige à limiter le nombre d'actes médicaux qu'ils peuvent pratiquer.
En fait, les plafonds de rémunération qui leur imposaient indirectement de restreindre leur pratique médicale ont été éliminés lors de la dernière période de négociation entre les fédérations médicales et les pouvoirs publics du Québec. Les délais d'accès à certaines interventions médicales ou chirurgicales dans le réseau de la santé sont plutôt dus aux contraintes budgétaires des établissements et à la rareté du personnel médical et infirmier. La proposition Chaoulli ne peut d'aucune façon régler ce problème. Elle ne pourrait que l'empirer en attirant le personnel, déjà insuffisant du régime public, vers une pratique à financement privé.
Interprétation inquiétante
La dimension la plus inquiétante de la proposition se trouve par ailleurs dans une interprétation douteuse de l'article 22 i) du Règlement d'application de la Loi sur l'assurance maladie. L'interprétation proposée par le Dr Chaoulli introduirait sur une large échelle la pratique médicale mixte, par ailleurs prohibée par la législation du Québec. En effet, la proposition suggère qu'en demandant aux patients de payer la modique somme de 40 $ pour devenir membres d'une association formelle (le GC), on autorise les médecins participants à exiger des membres qu'ils paient directement pour les services médicaux reçus.
Cette interprétation repose sur deux erreurs. La première est que l'article 22 i) couvre des actes médicalement nécessaires, alors que la deuxième erreur est de soutenir que le paiement peut se faire directement par le patient, et non en tiers-payant par un employeur, une association ou un organisme, selon des modalités inscrites à même l'entente ou le contrat qu'exige la disposition.
La Loi sur l'assurance-maladie définit à ses articles 1 et 3 un service assuré comme un service rendu par un médecin qui est nécessaire du point de vue médical. La Loi et son règlement d'application reconnaissent par ailleurs qu'il peut arriver qu'un médecin soit appelé à fournir des services qui ne sont pas indispensables au processus de guérison du patient ou de prévention de la maladie. Il s'agit alors de services non assurés que peut fournir le médecin participant.
C'est justement le rôle du règlement, en conformité avec la loi, de préciser les situations ou actes qui tombent dans cette catégorie, ce que l'on retrouve à l'article 22 dans une énumération de 21 points différents, allant de la chirurgie esthétique à l'expertise pour fins de justice, en passant par l'acupuncture, pour ne citer que quelques exemples.
La sous-section i) traite de services rendus à des employés ou membres d'un employeur, association ou organisme, sur la base d'une entente ou d'un contrat avec un professionnel. L'article 22 du règlement a été discuté en 1970 et 1971, à plusieurs reprises, auprès des instances de la RAMQ, responsable d'en recommander l'adoption (ou la modification) au gouvernement de l'époque. Or, les procès-verbaux de la RAMQ confirment que l'esprit général du règlement visait à exclure tout examen ou service qui conditionne l'obtention d'un droit ou d'un bien, ou encore à exclure un examen exigé par une personne qui n'a pas la compétence requise pour décider si un tel examen était médicalement nécessaire.
Ainsi, l'article 22 i) mentionne l'employeur, avec à l'esprit le cas de figure de l'examen médical qu'un employeur est susceptible d'exiger comme condition de recrutement ou de maintien d'emploi. L'article mentionne également une association ou organisme.
Cette situation peut être illustrée par l'exemple du club de hockey dont les joueurs professionnels doivent faire l'objet d'un suivi médical commandé davantage par les exigences de ce sport national que par l'état de santé des individus. Étant donné que l'examen n'est pas demandé par le patient ou son médecin pour des raisons médicales, mais bien par l'employeur ou l'association selon des critères énoncés par celui-ci, il était logique de prévoir que la responsabilité du paiement soit assumée par l'organisme qui le requiert pour ses propres fins, et non par le patient lui-même ou la RAMQ. Il est donc de la nature de cette exception que le paiement au médecin se fasse en tiers-payant par l'employeur ou l'organisme qui l'exige. L'article 22 i) traite donc d'actes non médicalement nécessaires dont le paiement ne relève pas du patient.
Une proposition à analyser
Il devient patent que nous sommes loin de l'usage qu'entend en faire le Dr Chaoulli, dans une interprétation qui dévoie totalement le sens de cette exception, en prétendant que les médecins participants pourraient facturer des honoraires aux membres du GC pour des actes médicalement indispensables.
Le ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, M. Philippe Couillard, a raison de s'en inquiéter et de demander une analyse de la situation. Le ministre de la Justice, M. Jacques Dupuis, responsable de l'application de la Loi de la protection du consommateur, devrait aussi être préoccupé par un appel aussi problématique fait à la population du Québec.
Espérons que les bonnes leçons seront tirées de ces événements et qu'elles seront en mémoire lorsque d'autres pratiques douteuses seront proposées au public. Le maintien et le renforcement du régime de santé et des services sociaux du Québec exige la constante vigilance de nos pouvoir publics, comme il se doit pour toute grande infrastructure publique consacrée aux services des Québécois.
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Henri Brun et Patrice Garant, Faculté de droit de l'Université Laval
Andrée Lajoie, Faculté de droit de l'Université de Montréal
Marie-Claude Prémont, Faculté de droit de l'Université McGill
Daniel Proulx, Faculté de droit de l'Université de Sherbrooke
Peter Leuprecht, Département des sciences juridiques de l'UQAM
Le Groupe de réflexion sur le système de santé du Québec et le Groupe du réseau de recherche en santé des populations sur l'assurance privée appuient ce texte.
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