Cela commence à faire tache du côté de Gerpinnes, le QG de la famille Frère, actionnaire de référence de GBL. Depuis plusieurs mois, le holding financier du baron Albert Frère est dans le collimateur des enquêteurs belges et, singulièrement, du parquet fédéral, la plus haute autorité belge en matière d'antiterrorisme.
Celui-ci a ouvert un dossier en novembre dernier et désigné un juge d'instruction pour enquêter sur des faits commis par le cimentier Lafarge en Syrie - une entreprise dont GBL est aujourd'hui actionnaire à 9,43% (20% jusqu'en 2015, date de la fusion avec le Suisse Hocim).
680 millions de dollars
Deux préventions sont, à ce stade, explorées par les enquêteurs. Financement d'un groupe terroriste et participation aux activités d'un groupe terroriste. Lafarge a en effet travaillé entre autres avec l'organisation État islamique (EI) et le Front al Nosra (lié à Al-Qaïda) en vue de préserver les intérêts de son implantation de Jalabiya, une usine située à 90 kilomètres de Raqqa, capitale de l'EI. Cette implantation a représenté un investissement de 680 millions de dollars pour Lafarge en 2010.
Entre 2011 et 2015, des dizaines millions de dollars auraient été versés via différents canaux (commissions, droits de passage, revente de matériel,...) aux groupes terroristes - ceci alors que la Belgique et les forces de la coalition étaient engagées en pleine guerre contre l'EI en Syrie et en Irak.
D'après une source judiciaire, "les billets de banque retrouvés dans la poche d'un Abaaoud ou d'un autre provenaient peut-être de Lafarge. C'est de cela qu'il s'agit. C'est ce cercle du financement du terrorisme que l'on doit casser".
Le parquet fédéral a donc ouvert un dossier GBL. Dans un premier temps, les Belges se sont contentés d'épauler les autorités judiciaires françaises qui mènent le dossier Lafarge mais le volet belge a pris de l'ampleur, entre autres via des perquisitions et des saisies chez GBL mais aussi via la mise sur écoute téléphonique de plusieurs responsables du holding financier.
L'ampleur du dossier est devenue telle qu'il a aujourd'hui éveillé la curiosité des autorités américaines. Deux agences, le FBI et le DOJ (Ministère de la Justice), ont demandé l'accès à toutes les pièces des dossiers "syriens" Lafarge/GBL.
Interrogé, le parquet fédéral n'indique pas si les pièces ont été transmises. Étant donné le haut degré de collaboration antiterroriste entre Belges, Français et Américains, il apparaît peu probable que l'accès au dossier Lafarge/GBL soit refusé aux autorités américaines...
Une seule question se pose désormais avec acuité aux enquêteurs dans ce dossier: est-il possible que les représentants de GBL au sein de Lafarge aient pu tout ignorer des agissements du cimentier en Syrie en vue de préserver les intérêts de leur usine?
Dommages collatéraux
à ce stade, les documents saisis sont encore en cours d'analyse. "Le degré d'implication et de connaissance des dirigeants de GBL n'est pas arrêté, mais une chose est déjà certaine: on se trouve à tout le moins face à des comportements complètement immoraux et anti- éthiques. C'est très grave", selon une source.
Plusieurs responsables du groupe, dont Gérald Frère, Gérard Lamarche, Thierry de Rudder, Victor Delloye et Albert Frère, ont été mis sur écoute, selon certains compte-rendus consultés par Le Monde.
D'après plusieurs sources, l'intérêt américain pour le dossier n'est pas encore très clair mais Washington met en avant la théorie des effets, c'est-à-dire que potentiellement les activités de Lafarge en Syrie ont impacté son économie et sa sécurité nationale. Potentiellement, pour Lafarge/GBL, les dommages collatéraux peuvent être importants puisque les Etats-Unis, en vertu des législations antiterroristes, peuvent empêcher certains groupes qu'ils ont dans leur viseur judiciaire de travailler sur leur territoire.
Autre effet potentiel, souligne un analyste, le Suisse Holcim pourrait se retourner contre Lafarge/GBL pour ne pas avoir été mis au courant des déboires judiciaires de Lafarge.
À ce stade, il est peu probable qu'un procès du groupe GBL se tienne en Belgique: la voie privilégiée par les autorités judiciaires belges est de fournir tous les éléments aux Français qui, eux, pilotent le dossier Lafarge.
Les autorités belges ont fait de la lutte contre la corruption internationale une priorité. Des trafics de faux passeports aux dossiers d'adoption bidouillés en République démocratique du Congo, jusqu'aux commissions payées en Syrie. Une directive a été donnée aux enquêteurs de pousser leur travail le plus loin possible.