André Tschumi - Le détournement du droit international par les puissances occidentales : les tribunaux pénaux et le conflit en Libye
Historiquement, la branche du droit international qui s’occupe de la réglementation des guerres et de la punition des grands crimes commis contre la population civile est déterminée par les intérêts politiques. En effet, les règles et, lorsque cela est nécessaire, la décision d’établir des poursuites judiciaires, sont faites par les grandes puissances et non par un organe juridique. La Charte des Nations unies, dans laquelle se trouvent les principales règles sur la guerre et le recours à la force, représente la volonté des principaux vainqueurs de la Deuxième guerre mondiale (surtout les États-Unis, la Russie et le Royaume-Uni) et non un projet discuté entre tous les États. A la fin de la guerre, les petites puissances et les États neutres ont presque reçu la Charte au moment de la signer. En outre, les seuls tribunaux créés avant les années quatre-vingt-dix pour juger les auteurs de grands crimes commis contre la population civile sont ceux de Nuremberg et de Tokyo, établis à la suite de la Deuxième guerre mondiale. Or, ces deux tribunaux ont uniquement jugé les crimes commis par les États vaincus. Les crimes de guerres et les graves violations du droit humanitaire commis par les alliés ne furent jamais jugés.
A la suite des tribunaux militaires de Nuremberg et Tokyo, il y eut un écart de presque cinquante ans avant la création d’autres tribunaux internationaux pour juger de crimes de guerres et de graves violations humanitaires. Durant la Guerre froide, en raison de la division des puissances en deux blocs rivaux, il ne fut pas possible d’établir de tribunaux pour juger les cas des conflits militaires. Plus tard, dans les années 90, le droit international pénal (DIPen), comme d’autres branches du droit international (par exemple, le droit international économique ou le droit international de l’environnement), a connu une grande expansion. En 1993, le Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) décida de créer le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) l’année suivante, en 1994. Puis, en 1998, le Statut de Rome, qui définit la création et les règles de base de la Cour pénale internationale (CPI), fut adopté.
Malgré les indéniables contributions du TPIY et du TPIR à l’avancement du DIPen et à la création d’autres tribunaux pour juger de crimes de guerre (Kosovo (1999); Timor oriental et Indonésie (2000); Sierra Leone (2002); Bosnie-Herzégovine (2005); Cambodge (2006); Liban (2007)), ces derniers furent établis selon les intérêts politiques des États membres permanents du CSNU. Au cours des années 90, d’autres guerres ont causé de graves catastrophes humanitaires. Seulement dans la région de la Corne de l’Afrique, deux conflits auraient également mérité l’établissement d’un tribunal ad hoc : la guerre civile en Somalie, en cours depuis 1991, et le conflit Érythrée-Éthiopie (1998-2000), où plusieurs crimes de guerre, comme la création de camps de prisonniers pour les civils ou encore l’expulsion et la déportation massives, furent perpétrés. Ainsi, la décision de créer des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, mais non pour les conflits de la Corne de l’Afrique, fut un choix politique des membres du CSNU.
A partir de l’entrée en vigueur du Statut créant la CPI, le 1er juillet 2002, l’interférence de la politique dans le DIPen devrait être beaucoup plus restreinte en raison de deux facteurs. En premier lieu, la CPI est un tribunal permanent et sa compétence n’est pas limitée à un conflit ou une à région spécifique, malgré les conditions préalables à l’exercice de sa compétence (spécifiées dans les articles 12 et 13 du Statut de Rome)[1]. En deuxième lieu, le Procureur peut ouvrir une enquête de sa propre initiative, sans avoir besoin d’attendre une déférence du CSNU. Aussi, tous les États parties peuvent déférer au Procureur des situations concernant des crimes relevant de la compétence de la Cour. Nonobstant ces progrès apportés par la CPI au DIPen, le conflit actuel en Libye montre que cette branche du droit international, et d’autres à laquelle cette guerre civile est également liée, manque d’impartialité en favorisant les puissances occidentales.
La première violation du droit international concernant le conflit en Libye fut la reconnaissance par la France du Conseil national de transition (CNT) en tant que seul représentant légitime du peuple libyen au début du conflit. Au-delà de cette reconnaissance, la France a par ailleurs suspendu les activités de son ambassade à Tripoli le 26 février et a ouvert une représentation diplomatique à Benghazi, auprès du siège du CNT, le 29 mars. Cette action est conforme à la déclaration du gouvernement Sarkozy du 10 mars, dans laquelle la France reconnaît le CNT en tant que gouvernement de la Libye[2]. Bien que la reconnaissance d’un gouvernement constitue une décision guidée par des intérêts politiques, il s’agit d’un acte juridique ayant des conséquences significatives sur le droit international. Quel groupe (Kadhafi ou le CNT) porte la responsabilité pour les obligations internationales de la Libye? Le régime de Kadhafi a-t-il encore des obligations internationales (établies par les Conventions de Vienne sur les relations diplomatiques et sur les relations consulaires) de protéger les ambassades étrangères ou de fournir un accès consulaire aux ressortissants étrangers capturés ? Le seul critère en droit pour la reconnaissance d’une autorité ou d’un groupe en tant que gouvernement d’un État est l’exercice d’un contrôle efficace sur le territoire de l’État[3]. Pourtant, la France a reconnu le CNT le 10 mars, en plein début du conflit[4]. Presque cinq mois après cette reconnaissance, le CNT ne possède pas un «contrôle efficace» sur la Libye, et la capitale du pays, Tripoli, reste encore sous le contrôle de Kadhafi. La reconnaissance d’un groupe belligérant en tant que gouvernement, alors qu’un autre gouvernement exerce ses fonctions dans la capitale du pays est, selon le droit international, une ingérence illégale dans les affaires intérieures d’un pays[5].
La reconnaissance par la France du CNT en tant que gouvernement de la Libye le 10 mars, au-delà d’une violation du droit international, fut aussi un acte d’une grande irresponsabilité politique, qui a provoqué une situation intenable entre le gouvernement français et le gouvernement de facto de la Libye dirigé par Kadhafi. Si celui-ci réussit à vaincre les rebelles et à pacifier le pays, cela poserait un énorme problème international à la France. Ainsi, cette action précipitée de Sarkozy a poussé l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à entrer dans le conflit afin d’écarter Kadhafi du pouvoir. Les gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France ont de plus déclaré que les actions militaires de l’OTAN en Libye visent à écarter Kadhafi du pouvoir[6], ce qui nous amène à la deuxième violation du droit international en Libye : le principe de la non-intervention dans une guerre civile.
Le 17 mars, lorsque le CSNU a approuvé la Résolution 1973 sur la situation en Libye, l’autorisation pour l’intervention visait uniquement à protéger les civils, sans prendre partie au conflit. L’article 4 de la résolution autorise les États « à prendre toutes mesures nécessaires [...] pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque »[7]. Puis, la résolution énumère une série de mesures afin de forcer les parties à établir un cessez-le-feu et cesser les attaques contre la population civile : la zone d’exclusion aérienne, l’embargo sur les armes et le gel des avoirs. La résolution laisse ouverte la possibilité de l’emploi de la force afin de protéger les civils, par exemple, en utilisant les avions de chasse contre des militaires qui étaient en train d’attaquer des civils. Cependant, du fait que les troupes de Kadhafi soient ciblées même quand elles ne menacent pas les civils, les opérations de l’OTAN en Libye dépassent le cadre de la Résolution 1973 et portent atteinte à la règle de la non-intervention dans une guerre civile.
La Résolution 1973 fut approuvée par le Conseil de sécurité afin d’empêcher le massacre de civils dans la région de Benghazi, où la population est fortement opposée au gouvernement de Kadhafi. Ainsi, l’intervention en Libye fut justifiée par la doctrine de la responsabilité de protéger la population[8]. Pourtant, maintenant le gouvernement de Kadhafi est limité à la région de Tripoli et ne pose plus de menace à la population civile. Néanmoins, l’opération militaire de l’OTAN se poursuit, car son but réel n’est pas de protéger les civils, mais de renverser le régime de Kadhafi. Afin d’accélérer la guerre, la France a fourni des armements aux rebelles. Cela serait un acte légitime si le but était de défendre les civils ou des zones protégées[9]. Mais fournir des armes aux rebelles pour qu’ils attaquent les troupes de Kadhafi est une (autre) action illégale commise par le gouvernement de Sarkozy.
L’insuffisance des capacités militaires des rebelles pour battre les troupes de Kadhafi, même en recevant de l’aide internationale, a poussé l’OTAN à intensifier les bombardements, parfois d’une façon exagérée. Ainsi, le 6 avril, les bombardements de l’OTAN entre les villes de Ajdabiya et Brega ont frappé les rebelles, faisant au moins 13 morts dans un incident de tir ami[10]. Si l’OTAN s’avère incapable d’effectuer une distinction entre les deux camps de combattants, est-elle en mesure de ne viser que des cibles militaires, en épargnant toute la population civile ? La réponse est négative, ce qui nous amène à la quatrième violation du droit international en Libye : les crimes de guerre commis par l’OTAN.
Le 30 avril, l’OTAN a bombardé un bunker à Tripoli, où s’était réfugié l’un des fils de Kadhafi, Saif al-Arab Kadhafi, avec sa famille. Les bombes de l’OTAN ont également tué trois petits-enfants de Kadhafi[11]. Puis, le 20 juin un autre bombardement de l’OTAN a causé la mort de 15 civils[12]. Bombarder sans effectuer une distinction entre civils et militaires ou sans prendre les mesures de précaution afin de savoir qui occupe la cible constitue un crime de guerre. Et les crimes de guerre constituent l’une des catégories d’infractions graves qui peuvent être jugées par la Cour pénale internationale (CPI).
Le 16 mai, le procureur de la CPI a requis des mandats d’arrêt pour crimes contre l’humanité commis par Kadhafi, son fils Seif Al-Islam et le chef des services de renseignement, Abdallah Al-Senoussi. Le 27 juin, la CPI a émis les mandats d’arrêt[13]. Pourtant, plus d’un mois après les bombardements de l’OTAN qui ont tué des civils, le procureur de la CPI n’a prononcé aucun mot sur la possibilité d’enquêter sur ces crimes de guerre. La partialité du procureur de la CPI suit le modus operandi historique de cette branche du droit international applicable aux guerres et crises humanitaires. Créé par les puissances occidentales, tel modus operandi est au service de leurs intérêts politiques : il est appliqué contre les « autres », c’est-à-dire, contre de régimes dictatoriaux ou de nationaux de pays pauvres. Afin de devenir un système davantage impartial, ces règles doivent aussi être appliquées contre les pays développés et leurs institutions lorsqu’ils commettent de graves crimes de guerre ou d’autres violations du droit international.
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[1] Le Statut de la CPI est disponible en ligne :
[2] «Un ambassadeur français à Benghazi », Le Figaro (29 mars 2011), en ligne :
[3] «Legal Questions in U.S. Nod to Libya’s Opposition», Council on Foreign Relations (18 juillet 2011) en ligne:
[4] «Libye : la reconnaissance du CNT par Paris surprend l’Union européenne», Nord éclair (10 mars 2011) en ligne:
[5] «Legal Questions in U.S. Nod to Libya’s Opposition», Council on Foreign Relations (18 juillet 2011) en ligne:
[6] «Western leaders insist ‘Gaddafi must go’», Al Jazeera English (15 avril 2011) en ligne:
[7] La Résolution 1973 est disponible en ligne sur le site de l’ONU :
[8] «Libya and the Responsibility to Protect», The New York Times (28 février 2011) en ligne:
[9] «France Admits to Arming Libyan Rebels – Was this Lawful?», EJIL: Talk! (1er juillet 2011) en ligne:
[10] «Libyan rebels near Ajdabiya ‘killed in Nato air strike’», BBC News (7 avril 2011) en ligne:
[11] «L’un des fils de Kadhafi tué par une frappe de l’OTAN», Radio-Canada (2 mai 2011) en ligne :
[12] «Libya: NATO ‘killed 15 civilians’ in Sorman air strike», BBC News (20 juin 2011) en ligne:
[13] «Libye: Un mandat d’arrêt international lancé contre Kadhafi», 20 minutes (27 juin 2011) en ligne:
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André Vinicius Tschumi est candidat au doctoral en droit international à l’Université de Strasbourg (France), en co-tutelle avec l’Université Laval (Canada). Il est présentement stagiaire au sein de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, à la Faculté de droit de l’Université Laval.
Cour pénale internationale, Libye
Le détournement du droit international par les puissances occidentales : les tribunaux pénaux et le conflit en Libye
Pourtant, plus d’un mois après les bombardements de l’OTAN qui ont tué des civils, le procureur de la CPI n’a prononcé aucun mot sur la possibilité d’enquêter sur ces crimes de guerre.
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