« Le cégep ne change rien » selon Conrad Ouellon, président du Conseil supérieur de la langue française. Dans La Presse du 15 décembre, il prétend invalider deux arguments qui plaident en faveur d’étendre la loi 101 aux études collégiales. Ainsi, à son avis, le fait pour les immigrants de fréquenter un cégep anglais ne favoriserait ni leur usage de l’anglais comme langue de travail, ni leur assimilation à l’anglais comme langue d’usage au foyer.
Une position qui va à ce point à l’encontre du bon sens a besoin de s’appuyer sur du solide. Ouellon se fonde sur La fréquentation du cégep et l’usage des langues dans la vie privée et la vie publique, mini-étude de Paul Béland, chercheur principal au CSLF. Béland fait semblant de neutraliser les deux mêmes arguments au moyen du recensement de 2001. Or, le recensement peut nous renseigner sur le nombre d’années qu’une personne a terminées dans un cégep, mais il ne précise pas s’il s’agit d’études dans un cégep anglais ou français.
Qu’importe. Béland examine la langue d’usage des allophones au travail et au foyer selon qu’ils ont fréquenté ou non le cégep et selon leur origine, c’est-à-dire selon qu’ils sont francotropes et naturellement portés vers le français en raison de leur langue maternelle (l’espagnol, par exemple) ou de leur pays de provenance (Haïti, Maroc, etc.), ou anglotropes et portés pour des raisons analogues vers l’anglais.
Il constate que pour les anglotropes, l’usage de l’anglais au travail et à la maison est du même ordre, qu’ils aient fréquenté ou non le cégep. Il constate la même chose quant aux francotropes. Il conclut que ce n’est pas la fréquentation du cégep mais l’origine, anglotrope ou francotrope, des allophones qui influe sur leur langue de travail et d’assimilation. Ouellon répète la même chose.
Dans l’optique des arguments qu’ils prétendent invalider, la question n’est toutefois pas de savoir si le simple fait de fréquenter un cégep influe sur la langue de travail ou d’assimilation mais si le fait de fréquenter un cégep ANGLAIS au lieu d’un cégep FRANÇAIS a une telle influence. Gloser comme le font Béland et Ouellon sur le tropisme des uns et des autres n’est dès lors que poudre au yeux.
L’usage de l’anglais au travail et au foyer est-il plus courant parmi les anglotropes qui ont fréquenté le cégep anglais que parmi les anglotropes qui sont allés au cégep français? De même, qu’en est-il pour les francotropes? Si l’on tient à faire entrer en ligne de compte l’origine des allophones, voilà les questions qu’il faut poser.
Bref, la démarche de Béland est une supercherie. Puisqu’il a dû en approuver la publication, Pierre Georgeault, directeur de la recherche au CSLF, est aussi dans le coup. La prise de position de Ouellon achève de discréditer le Conseil.
Cela étant, y a-t-il, en plus du bon sens, des études qui appuient ces deux arguments en faveur d’étendre la loi 101 au cégep? Oui. Et nos commandos de la langue les connaissent bien.
Voyons d’abord le premier argument. L’Office québécois de la langue française a publié en 2008 une étude majeure de Virginie Moffet (auteure principale), intitulée Langue de travail dans les grandes entreprises au Québec. Se fondant sur une enquête auprès d’un large échantillon de travailleurs, Moffet conclut que « la langue des études pertinentes à l’exercice d’un métier ou d’une profession a un lien indéniable avec la langue de travail ensuite utilisée sur le marché du travail ». Que dans son rapport servile de 2008 la présidente de l’OQLF, « Mam » France Boucher, ait passé cette conclusion sous silence ne change rien à sa validité scientifique.
Moffet observe notamment que dans la région de Montréal, un peu plus de 50 % des immigrants allophones qui ont fait en anglais les études pertinentes à leur emploi travaillent principalement en anglais, contre seulement 7 % de ceux qui ont fait leurs études pertinentes en français. Écart nettement plus marqué que celui noté par Béland entre anglotropes et francotropes. La langue des études pertinentes – dont celle du cégep – exercerait donc sur la langue de travail une influence distincte, au-delà de la seule origine ethnolinguistique.
Voyons maintenant le second argument. Dans mon livre L’assimilation linguistique : mesure et évolution 1971-1986, publié par le CSLF en 1994, j’ai démontré à l’aide du recensement de 1986 que « les dispositions des lois 22 et 101 limitant l’accès à l’école anglaise ont fortement contribué à renverser, en faveur du français, la domination de l’anglais dans l’assimilation des enfants allophones [immigrés] à l’âge scolaire ou préscolaire ».
Dans ce livre que Béland et Georgeault connaissent très bien j’ai, plus précisément, mis en évidence une « évolution prononcée et durable vers le français [parmi les anglotropes et francotropes] arrivés au Québec à l’âge d’être touchés directement par l’obligation de fréquenter l’école française ». En particulier, alors que la part du français dans l’assimilation des jeunes anglotropes ainsi touchés n’était que de 7 % parmi la cohorte arrivée en 1971-1975, elle avait bondi à 58 % parmi celle arrivée en 1976-1980.
Autrement dit, les anglotropes ne sont pas nécessairement prédestinés à s’angliciser : la contrainte peut les transformer en francotropes. À la lumière de cette restructuration réussie de l’assimilation, il y a tout lieu d’estimer que l’extension de la loi 101 au cégep exercerait un effet tonifiant supplémentaire sur le pouvoir d’assimilation du français.
Les recensements de 1991 et 1996 sont venus confirmer par la suite qu’en matière d’assimilation réalisée au Québec parmi les jeunes, toutes langues maternelles confondues, l’assimilation au français était devenue plus fréquente que l’assimilation à l’anglais à l’âge des études primaires et secondaires, alors que l’assimilation à l’anglais demeurait nettement plus fréquente que l’assimilation au français à l’âge du cégep. J’en concluais, dans mon article « L’impact du libre choix au cégep » (Le Devoir, 2 mars 2001), que « non seulement le libre choix de la langue d’enseignement au cégep brise l’élan donné par la loi 101] à la part du français [dans l’assimilation] des jeunes allophones, [il] imprime en même temps une impulsion certaine à l’anglicisation des jeunes francophones ». Les données de 2001 et 2006 ont reconfirmé le maintien de cette domination globale de l’anglais sur le français comme langue d’assimilation à l’âge des études collégiales ([voir ma chronique de novembre 2009).
Le lien entre langue de travail et langue d’assimilation, validé par les travaux de l’OQLF et du CSLF eux-mêmes, renforce d’ailleurs le second argument. En effet, selon le fascicule Langue de travail publié par l’OQLF en 2006, parmi les travailleurs allophones qui s’assimilent à l’anglais ou au français « près des deux tiers de ceux qui travaillent en français utilisent le français à la maison tandis que près de 90 % de ceux qui travaillent en anglais parlent cette langue au foyer ».
Que dans son rapport, « Mam » Boucher ait flushé ce résultat n’y change rien. Dans son étude Langue et immigration, langue de travail, publiée par le CSLF en 2008, Béland ne dit pas autre chose : « Les gens […] auront tendance à adopter à la maison [la langue] qui est efficace en public ».
Si, donc, d’après l’enquête de Moffet, la langue des études pertinentes influe sur la langue de travail et si, selon d’autres études de l’OQLF et de Béland, la langue de travail influe à son tour sur la langue d’assimilation, il s’ensuit que la langue des études pertinentes au premier emploi – dont celle du cégep – influe sur l’assimilation. Mes recherches sur la langue d’assimilation selon l’âge ont simplement confirmé, de manière plus directe, que le Québec ne fait pas exception à la règle.
Les arguments que le CSLF prétend réfuter sont par conséquent béton. Ce ne sont pas les seules raisons en faveur d’étendre la loi 101 au cégep mais elles portent sur des enjeux fondamentaux.
La question du cégep est ainsi susceptible de révéler le degré d’engagement envers le projet de faire du français la langue commune de la société québécoise. Les intervenants poursuivent-ils, oui ou non, cet objectif premier?
De ce point de vue, en occultant des informations essentielles, « Mam » Boucher s’est plutôt complu à exécuter une commande politique. Ouellon a fait de même et s’est abaissé, en outre, au sophisme trompeur.
En agissant de la sorte, les présidents des deux principaux organismes de la Charte de la langue française ont préféré de toute évidence servir une autre cause que le projet qu’ils sont censés promouvoir.
À nominations partisanes, constats et avis partisans.
Le Conseil supérieur de la langue française se discrédite
À nominations partisanes, constats et avis partisans.
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