« Communiste ? » me lance, sitôt la porte du taxi refermée, l’imposant Athénien derrière le volant.
Je déduis de son air bourru que, malgré l’histoire glorieuse du Parti communiste de Grèce (il a été l’échine de la résistance durant l’occupation nazie), il n’apprécie guère le genre.
« Euh… socialiste », finis-je par bredouiller, ne me rendant pas compte que je venais de m’allier au parti qui est aujourd’hui entièrement discrédité, le Mouvement socialiste panhellénique (Pasok), qui n’a de socialiste que le nom après avoir été le principal responsable de la vente aux enchères du pays depuis cinq ans. Mais le chauffeur, au moins, semble rassuré.
Rien n’est simple dans le lieu de naissance de la démocratie et de la grande tragédie. À quelques jours de l’échéance des pourparlers entre la troïka européenne et la Grèce, la vie suit son cours normal, mais la tension est quand même palpable, comme le démontre l’accueil à rebrousse-poil de notre chauffeur de taxi. D’ailleurs, vendredi, le premier ministre Tsipras a annoncé vouloir soumettre le résultat de ces pourparlers au peuple grec par référendum.
Mon caméraman et moi sortons du Resistance Festival 2015, un mouvement de « forces progressistes » qui appelle à la mobilisation grecque et à l’appui international. L’année dernière, l’invité d’honneur était nul autre qu’Alexis Tsipras, alors chef de l’opposition, aujourd’hui premier ministre du pays. Cette année, l’honneur va au vice-président bolivien, Àlvaro García Linera, venu rappeler à ceux qui détiennent « le destin de l’Europe dans [leurs] mains » qu’une autre voie est possible. « Les peuples ne doivent rien au FMI, c’est le FMI qui nous doit quelque chose », dira l’ancien guérillero.
Personne sur place n’a besoin d’être convaincu. C’est précisément le refus des « mémorandums » qui explique la popularité croissante de Syriza, passé d’un chétif 4 % en 2004 à 48 % aujourd’hui. La majorité des Grecs en ont soupé des mesures imposées par la « nouvelle Rome », le triumvirat constitué du Fonds monétaire international (FMI), de la Commission européenne (CE) et de la Banque de la commission européenne (BCE).
Depuis 2008, la Grèce a vu son PIB chuter de 42 %, le chômage grimper à 27 % (50 % chez les jeunes), son réseau public de radiodiffusion fermer, ses services de santé amputés. La « plus longue récession jamais connue en Europe en temps de paix », selon la Commission pour la vérité sur la dette publique. La dette n’est pas le résultat de dépenses excessives — « restées plus faibles que les dépenses publiques d’autres pays de la zone euro » —, mais un concours de circonstances incluant les taux extrêmement élevés des banques européennes et une augmentation drastique de la dette privée suivant l’adoption de l’euro en 2001.
Ce qu’on sait encore moins, c’est que depuis l’élection de Syriza, en janvier dernier, on s’est fait un plaisir de tourner la fourchette dans l’oeil du nouveau gouvernement. Une semaine après l’élection, le chef de la BCE, Mario Draghi, « sans la moindre justification », raconte le journaliste et député européen de Syriza, Stélios Kouloglou, « fermait la principale source de financement des banques grecques, remplacée par l’Emergency Liquidity Assistance (EAL), un dispositif plus coûteux devant être renouvelé chaque semaine ».
À noter que 90 % de l’argent prêté à la Grèce revient déjà aux créanciers — « parfois la journée même » —, puisqu’il s’agit du remboursement de la dette. Aussi, l’accord liant le pays de Périclès aux banques européennes l’oblige à respecter le droit anglais, un autre « accroc à sa souveraineté ».
Début février, les dix-huit ministres des Finances de la zone euro servaient un ultimatum au dix-neuvième ministre de la Famille européenne, Yanis Varoufakis. Ou bien le gouvernement Syriza appliquait le même programme que ses prédécesseurs, ou il trouvait son financement ailleurs. Il n’en fallait pas plus pour que les rumeurs de la faillite de la Grèce, due à son retrait de la zone euro, partent en trombe.
Depuis, la BCE a retenu des fonds illégalement allant jusqu’à les transférer au Luxembourg, « comme si l’on craignait que les Grecs ne se changent en détrousseurs de banques » ; les campagnes diffamatoires dépeignant les dirigeants grecs comme des têtes brûlées ou des enfants irresponsables — « il nous faut des adultes dans la salle », dira fameusement la présidente du FMI, Christine Lagarde — vont bon train.
Selon Martine Orange de Mediapart, l’échec du sommet de l’Eurogroupe, le 18 juin, a ouvert la porte à une véritable « stratégie de la terreur » de la part des autorités financières. Reprenant le scénario dressé par Goldman Sachs, peu de temps avant l’élection de Syriza en décembre dernier, on parlera de « situation incontrôlable », de fuite de capitaux, de fermeture de banques, de mise sous tutelle économique et de nouvelles élections. La rumeur d’une panique bancaire aura été « minutieusement entretenue », tout comme la notion d’un gouvernement grec dangereusement irresponsable.
Le gouvernement Syriza n’est évidemment pas dupe. « Le gouvernement doit faire face à un coup d’État nouveau genre, affirmait Yanis Varoufakis en avril dernier. Nos assaillants ne sont plus les chars d’assaut, comme en 1967, mais les banques. »
Selon Stélios Kouloglou, ce « coup d’État silencieux » n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé au Chili au début des années 70. « Faites hurler l’économie », avait ordonné Richard Nixon, avertissant alors tous ceux dans la cour arrière américaine tentés par l’aventure marxiste de bien se tenir. Sous le ciel étoilé d’Athènes, Àlvaro García Linera reprenait la balle au bond, samedi dernier, en affirmant : « L’Europe du Sud est en train de vivre ce qui s’est passé en Amérique du Sud il y a 30 ans. […] On nous avait dit : “Il n’y aura pas d’investissements, pas d’emplois, pas de développement technologique si vous vous entêtez à poursuivre dans la voie socialiste.” » Le très élégant vice-président énumérait ensuite tout ce que la Bolivie a réussi depuis l’élection d’Evo Morales, il y a 10 ans : la gratuité universitaire, les services de base (eau, électricité) désormais garantis comme droits fondamentaux, les droits des autochtones et de l’environnement, pour ne rien dire d’un gouvernement qui perçoit 50 % des profits des banques, 54 % des mines et 86 % du gaz naturel. « Ne les laissez pas vous dire qu’une autre façon de faire n’est pas possible », concluait-il.
Seulement, la « souveraineté économique » ne fait pas partie du mandat dont a hérité Alexis Tsipras en janvier dernier. Les gens veulent en finir avec l’austérité tout en restant dans la zone euro. Une mission qui s’avère de plus en plus impossible vu l’intransigeance européenne. Qui des deux parties alors cédera ? Le néolibéralisme pur et dur préconisé par le nouvel empire osera-t-il se montrer plus humain, plus compréhensif envers la Grèce, si ce n’est de peur de la pousser dans les bras de Poutine ? Ou alors, Syriza mettra-t-elle suffisamment d’eau dans son vin au point de perdre son âme et, fort probablement, les prochaines élections ?
Les jeux sont ouverts et combien dangereux. Particulièrement pour la Grèce, qui risque de payer, encore une fois, plus qu’elle ne le mérite.
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Francine Pelletier44 articles
Journaliste, réalisatrice et scénariste Cofondatrice de "La Vie en rose", journaliste et documentariste
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