par Alain Dubuc
_ Texte tiré du site Les conférences LAFONTAINE-BALDWIN
J'ai signé, il y a un an dans La Presse, une série d'éditoriaux sur le cul-de-sac politique dans lequel se trouve le Québec, coincé entre deux projets politiques dans l'impasse: le projet des souverainistes auxquels il manque un nombre suffisant de partisans pour mettre en branle le processus d'accession à la souveraineté, et le projet des réformateurs du fédéralisme, qui ne trouvent pas les répondants canadiens prêts à accepter les changements constitutionnels dont ils rêvent.
Ma thèse était que, pour sortir de cette impasse, le Québec doit changer de paradigme, définir d'autres objectifs collectifs qui correspondraient mieux aux besoins du Québec contemporain. Or le principal obstacle à ce redéploiement des priorités, c'est le poids d'un nationalisme qui n'a pas évolué au rythme de la société et qui, avec ses dogmes, ses mythes, ses vaches sacrées, ses symboles devenus creux, ses batailles déphasées est devenu un frein au développement du Québec.
Si je vous parle de ces textes, c'est parce que c'est un peu cette série qui m'amène ici ce soir et qui a sans doute donné l'idée à John Saul et à l'Institut Dominion de me faire l'honneur et de me confier la lourde responsabilité ce soir de prononcer la deuxième conférence LaFontaine-Baldwin.
Lorsque j'ai commencé à préparer cette conférence, mon réflexe premier a d'ailleurs consisté à vouloir profiter de cette tribune pour développer certains éléments de ma série d'éditoriaux. Mais après mure réflexion, j'ai choisi de vous parler non pas du Québec, mais bien du Canada. Et de me servir de ma série non pas pour aborder la question québécoise, mais comme une grille d'analyse que l'on pourrait utiliser pour réfléchir à la réalité canadienne.
Ce que cet exercice m'a amené à constater, c'est que le Canada souffre à plusieurs égards des mêmes maux que le Québec, et que le nationalisme canadien est lui aussi en train de se figer sous le poids des mythes et des dogmes qui sont en train de devenir des freins à l'évolution de la société canadienne.
Le nationalisme qui s'ignore
Mais avant de parler du nationalisme canadien, il faut se demander si celui-ci existe. Il est jusqu'à un certain point nécessaire de faire la démonstration de ce qui devrait être une évidence, parce que trop souvent on semble l'occulter. Dans plusieurs dossiers, les Canadiens ne semblent pas, en effet, s'apercevoir que certaines de leurs attitudes, de leurs gestes ou de leurs débats sont des expressions de ce nationalisme.
Oui, le nationalisme canadien existe. Il repose sur une identité évidente, faite d'un attachement à un territoire que l'on a défriché, dont on ne veut d'ailleurs pas voir l'intégrité menacée par une sécession. Il repose sur une histoire, des valeurs politiques et sociales, une culture propre, des traditions, des mode de vie, une vision de la place que le pays joue dans le monde, des institutions et des aménagements intercommunautaires uniques.
Ce sentiment s'exprime par un nationalisme qui épouse toute la gamme des modes d'expression, du nationalisme élitiste découlant de la vision léguée par Pierre Elliott Trudeau au nationalisme populiste de Preston Manning ; on pourrait aussi parler de la fierté que l'on retire du rôle unique que le Canada joue sur la scène internationale, en même temps que d'une manifestation plus prosaïque de ce même nationalisme, comme ce phénomène spontané, riche de signification, qu'a été le succès inattendu de la publicité de bière « My name is Joe and I am Canadian ». Ce cri du coeur, spontané, non subventionné, a fait plus pour la psyché canadienne que tous les drapeaux de Sheila Copps.
Les Canadiens ont cependant souvent tendance à ignorer l'existence de leur propre nationalisme. Combien de fois la crise constitutionnelle a-t-elle été présentée et perçue comme le résultat des pressions du nationalisme québécois, éternel fauteur de troubles, plutôt que comme l'affrontement de deux nationalismes qui reflètent la présence de deux nations, en conflit, dont les visions sont différentes et parfois incompatibles.
Lorsque l'on regarde les conflits qui ont opposé le Québec au Canada, et plus particulièrement le dernier conflit, celui du lac Meech, il est assez facile de voir que la profondeur des crises ne pouvait s'expliquer que par le fait que les demandes québécoises rencontraient, dans un remarquable effet miroir, un entêtement tout aussi symbolique et tout aussi irrationnel de l'autre côté.
Ce phénomène de négation que les Canadiens semblent souvent avoir face à leur propre nationalisme, on le retrouve aussi dans ces thèses qui consistent à hiérarchiser le nationalisme, à en définir des variantes nobles, comme la canadienne, et d'autres qui le sont moins, comme celle du Québec.
La réalité est évidemment plus complexe. Les nationalismes du Canada sont des phénomènes hybrides. Le nationalisme canadien tire ses origines d'un nationalisme ethnique, essentiellement britannique, qui s'est certes modifié en fonction du brassage des populations, mais qui a connu, au fil des décennies, des sursauts d'exclusion. Le nationalisme québécois, bien plus ethnique au moment où il reflétait la bataille des Canadiens français, a depuis longtemps moins reposé sur les origines ethniques que sur la langue et la culture, et se transforme lui aussi pour évoluer vers un nationalisme civique à mesure que la population québécoise se transforme.
Leur dynamique est évidemment différente et reflète des réalités sociales différentes. Notamment le fait que le nationalisme québécois est celui d'une minorité, qui s'estime à tort ou à raison menacée, et qui doit manifester un constant degré de tension face à la majorité ; mais qui n'entretient aucun doute sur son identité. Le nationalisme canadien ne subit pas cette pression constante, mais doit par contre définir avec plus de soin les paramètres d'une identité dont les frontières sont plus floues et plus fragiles et qui repose parfois, si vous me permettez, sur un certain volontarisme.
Mais là où ils se rejoignent de façon remarquable, c'est qu'ils reposent tous les deux sur une culture de dominés, de perdants chez les Québécois, d'« underdogs » chez les Canadiens. Les francophones le sont par rapport au Canada anglais et dans une moindre mesure à l'Amérique anglophone qui les menace d'encerclement. Le Canada anglais, dominé par un Empire britannique dont il s'est tardivement affranchi, craint toujours la domination américaine et, dans les moments de crise, se mobilisera rapidement face aux menaces du Québec français.
Nationalisme réactif
Dans les deux cas, on assiste aux manifestations de nationalisme réactif, qui s'exprime en fonction des menaces réelles ou appréhendées qui pèsent sur eux, qui s'exprime par les insécurités et les peurs. Peur du libre-échange avec les États-Unis, peur du Québec, peur de l'encerclement anglophone, peur de l'étouffement. La peur, on le sait, est rarement un sentiment collectif qui élève les peuples.
Ces similitudes évidentes s'expliquent certainement en bonne partie par le fait que les deux nations, au delà de leur point de départ et de leurs rapports de forces propres, partagent des siècles d'interaction, et qu'à défaut d'une histoire commune ils ont un passé commun, ainsi que les valeurs communes du pays qu'ils ont bâti.
Mais là où le nationalisme canadien se distingue de façon nette, c'est dans le fait qu'il n'est pas balisé. Nous avons noté tout à l'heure que les Canadiens avaient tendance à ignorer l'existence de leur propre nationalisme ou de ne pas voir ses manifestations. Cela a une conséquence très précise, et potentiellement coûteuse.
Le nationalisme, ici comme ailleurs, comporte des dangers, peut mener à des excès et à des dérapages. Pour que le nationalisme soit une force positive ces excès doivent être surveillés, débusqués et contrôlés. Le nationalisme, ça se gère.
À ce chapitre, la situation est plus préoccupante au Canada qu'au Québec.
Le Québec n'est évidemment pas un modèle, car le combat national y a généré son lot d'excès et produit encore des moments troublants. Mais nous disposons de mécanismes de contrôle qui limitent les dérapages. Pourquoi ? Parce que nous vivons depuis longtemps dans cet univers dominé par la pensée nationaliste et que nous avons une conscience aiguë de son existence. Ensuite, parce que nous sommes politiquement divisés et que cela nous fournit des chiens de garde.
Et c'est ainsi que lorsque Jacques Parizeau a parlé, le soir de sa défaite référendaire, de son odieux « l'argent et les votes ethniques », il n'a survécu que 24 heures. Certes, son départ s'expliquait aussi par d'autres raisons, mais il n'aurait probablement pas survécu à ce dérapage qui tenait moins à de la xénophobie qu'à la paranoïa du perdant.
Ces checks and balances n'existent pas au Canada pour une raison assez évidente, l'absence de division. Lorsque le nationalisme s'exprime sur la scène nationale, le plus souvent dans le cadre du débat Canada-Québec, l'ensemble des Anglo-Canadiens partagent un même point de vue : tout le monde est fédéraliste, par définition, tout le monde réagit assez mal à la perspective d'une séparation du Québec et tout le monde est animé du même amour pour le pays.
Le résultat est qu'il n'existe pas de mécanismes pour endiguer les excès du nationalisme. Des exemples ? Le signe de dérapage qui m'est apparu le plus révélateur et le plus terrifiant est survenu au lendemain du référendum - presque gagné par les souverainistes - lorsqu'a pris de l'ampleur le mouvement partitioniste dans les municipalités anglophones de l'Ouest du Québec, qui souhaitaient se rattacher au Canada advenant la souveraineté. Le mouvement, très émotif, était compréhensible au plan humain et reflétait le traumatisme de gens dont la vie avait failli basculer.
L'expérience de la dernière décennie, riche en formation de nouveaux États, nous a appris que le modèle partitioniste, qui consiste à vouloir que des portions d'un nouvel État restent attachées à l'État prédécesseur, n'a été appliqué que dans un seul pays, l'ex-Yougoslavie.
Et pourtant, ce modèle, qui aurait dû être condamné de façon claire en raison de la spirale de violence qu'il risque d'engendrer, incompatible avec les traditions canadiennes, a au contraire été encouragé par le gouvernement Chrétien sans qu'aucune voix n'y voie une dérive dangereuse. Pourquoi ? Parce que ce mouvement partitioniste, était utile sur le plan politique, parce que la thèse qui le soutenait, la non-intégrité du territoire souverainiste, pouvait être utilisée comme moyen d'affaiblir la cause souverainiste.
Les maux du nationalisme canadien
Les Canadiens, collectivement insécures, pas toujours sûrs d'eux-mêmes, ont construit, tout comme l'ont fait les Québécois, un édifice qui tentait à la fois de mieux les définir et de les valoriser. C'est là un processus noble et sain qui a été à la base de la vision du Canada moderne si bien incarnée par Pierre Trudeau.
Mais les trois éléments qui définissent probablement le mieux l'identité canadienne sont le produit d'une intervention humaine et sont en fait des créations extrêmement récentes. Je parle ici de l'attachement à une forme de justice soucieuse des droits, qui s'exprime tout particulièrement dans la Charte, un respect de la pluralité et de la différence, notamment le multiculturalisme, ainsi que des valeurs de générosité et de partage qui s'incarnent dans le filet de sécurité sociale.
La Charte des droits et libertés n'a que vingt ans, l'idée même du multiculturalisme a trente ans, et l'État-providence a commencé à se façonner il y a quarante ans.
On pourrait, au premier abord, y voir un signe de modernité, la capacité d'une société de définir de nouvelles valeurs. Mais ce qui est fascinant, c'est la vitesse avec laquelle ces nouvelles valeurs sont devenues des vaches sacrées, ce qui est selon moi le reflet d'une grande insécurité qui a amené les Canadiens à rechercher des bouées de sauvetage plutôt que des outils de développement.
Le phénomène le plus frappant est celui de la charte. Si les principes de justice qu'elle incarne relèvent des valeurs canadiennes, l'outil, une charte à l'américaine, étrangère à nos traditions légales, est tout à fait récent. Mais cet ajout, qui date de moins de vingt ans, et dont on n'a pas encore digéré toutes les implications, a à ce point été intégré comme élément central de l'identité canadienne qu'il n'est plus possible de s'en écarter. Il y a, dans cette adoption, aussi soudaine qu'absolue, quelque chose de suspect qui nous amène à nous demander comment il était possible d'être canadien il y a un quart de siècle.
Même si le Canada a toujours eu une tradition d'immigration, l'idée que le Canada se fait du pluralisme a été essentiellement reformulée au moment où le multiculturalisme est devenu une vertu cardinale, il y a une trentaine d'années, notamment en réponse aux thèses des deux nations et à la montée du courant souverainiste.
Nous sommes là, je crois, en présence d'un mythe. Le Canada, est certes moins intégrateur, et s'accommode assez bien d'une société en mosaïque, surtout parce que la grande diversité des sources d'immigration écarte toute menace. Mais le Canada réagit assez mal lorsque cette diversité quitte le terrain du folklore et risque de faire contrepoids à la culture dominante.
On l'a vu dans le cas du Québec, avec la très grande difficulté du Canada anglais d'accepter le principe qu'une partie de la population puisse être différente et de le reconnaître formellement, ce qui est l'essence même du respect de la diversité. On l'a vu avec les premières nations avec qui l'on cherche encore péniblement une façon de coexister dans la différence. On est en train de le voir avec les populations des provinces de l'Ouest et aux réactions que suscitent leur désir de s'affirmer par des valeurs qui s'écartent des dogmes établis au centre et à l'est.
Mais cette perception, erronée à mon avis, que le Canada a de sa propre tolérance se double d'une autre perception, tout aussi erronée, sur les comportements qui accompagneraient cette ouverture.
Et c'est l'image de « gentleness » qui a amené le Canada a vouloir résoudre ses crises internes par l'amour, ce que l'on pourrait appeler le « touchy feely nationalism ».
C'est cette approche qui a donné le « love-in » de Montréal, quelques jours avant le référendum, le 27 octobre 1995, lorsque les Canadiens sont venus dire aux Québécois qu'ils les aimaient.
Cet événement m'a laissé profondément mal à l'aise. D'abord, pour des raisons conceptuelles. Le thème général de l'amour est une approche naïve et inappropriée à la résolution de conflits entre peuples. Il est rare que les nations ou les communautés qui coexistent dans un même pays s'aiment. En général, les groupes différents qui partagent un territoire ne s'aiment pas. Le Canada ne fait pas exception : on peut bien voir que les valeurs, les demandes, les choix politiques des uns ont, à tout le moins, tendance à irriter les autres.
Et cela n'a rien de particulièrement troublant. L'amour n'est pas une base fonctionnelle d'aménagement. C'est plutôt une réponse immature à un problème complexe. Les tensions sont normales dans les États binationaux où la voie la plus sage et l'approche la plus efficace, consiste à accepter ces tensions et à les gérer, au lieu de les nier à travers les élans amoureux.
Le « love-in » de Montréal ne m'a pas non plus impressionné sur le plan tactique. J'y ai plutôt vu un exercice purement narcissique. Des Canadiens anglais, venus en groupes de Canadiens anglais, ont manifesté avec d'autres Canadiens anglais eux aussi en groupe, et sont ensuite repartis en autobus, en auto ou en avion, sans jamais avoir rencontré l'objet de leurs effusions. Le vrai geste d'amour aurait consisté à dire aux Québécois : « on vous aime, on ne veut pas vous perdre et voici ce que nous voudrions faire pour que vous puissiez rester », comme, pour reprendre les analogies des rapports interpersonnels, le ferait un conjoint pour éviter une séparation. Mais le vrai message ressemblait plutôt à ceci: « Ne partez pas parce que nous aimons le Canada tel qu'il est. » Ce que les Canadiens aimaient, ce jour-là, ce n'était pas les Québécois francophones, mais eux-mêmes.
Le troisième pilier de ce nouveau nationalisme, c'est bien sûr la culture de solidarité qui s'exprime dans des valeurs de partage, une fiscalité progressive, des politiques de péréquation et surtout, un filet de sécurité sociale de type européen.
Le piège n'est pas dans ces politiques, admirables, mais dans ce qu'elles ont engendré dans l'inconscient collectif. Cela rend l'identité canadienne bien vulnérable, parce que l'âme d'un peuple dépend non pas des citoyens, non pas des valeurs, mais de programmes gouvernementaux, de fonctionnaires, de budgets. Une crise budgétaire ou des gestes relativement anodins, comme mettre fin à un trajet de chemin de fer ou fermer une station de radio régionale devient un geste de destruction du pays.
Ce symbole identitaire, au fil des années, s'est toutefois cristallisé sur le système de santé, qui est très certainement devenu le symbole par excellence de l'âme canadienne, et le rempart contre le régime si différent et si peu attirant qui a cours aux États-Unis.
Et c'est ainsi que le symbole de l'identité, son dénominateur commun, qui rassemble les Canadiens et qui caractérise le Canada, qui le distingue des États-Unis et le protège contre son influence, se résume à une loi, à cinq conditions et à une formule, devenue incantatoire, « one-tier system ».
Mais surtout parce que cette façon d'entrevoir l'organisation d'un réseau de santé n'existe nulle part ailleurs dans le monde industrialisé. Tous les régimes, y compris les régimes de gauche d'Europe du nord, permettent la coexistence du privé et du public, acceptent qu'une partie des activités ne soient pas nécessairement gratuites, acceptent que l'État partage la gestion du système avec d'autres partenaires. Ce qui est défini comme des gestes illégaux au Canada et perçu comme des avenues moralement répréhensibles est accepté dans tous les pays qui croient dans la solidarité.
Des rigidités qui ont un prix
Il y a un prix à payer pour ces rigidités, qui comportent de nombreux effets pervers.
D'abord, le fait qu'elles nous privent de la possibilité d'explorer d'autres pistes de réformes. Cela me semble le cas en santé, où le carcan dont s'est doté le Canada rendra difficile la tâche colossale qui consiste à remettre le système de santé sur pied, restaurer la qualité des soins, le financement et la confiance des gens. De la même façon, certains défis sont plus difficiles à relever, notamment la nécessité de rehausser le niveau de vie des Canadiens.
Un autre effet pervers, bien plus préoccupant, c'est le développement au Canada d'une pensée unique. Au Québec, il existe des pressions qui découragent les intellectuels de s'écarter du dogme souverainiste sans risquer l'exclusion et la méfiance. J'en sais quelque chose. Le même processus est à l'oeuvre au Canada, sur une autre base, celle du modèle social canadien. Il est difficile d'être un grand Canadien sans épouser les valeurs de centre-gauche qui sous-tendent notre « welfare state ». L'idée du premier ministre ontarien de l'époque, Bob Rae, lorsqu'il souhaitait, au moment de nos grands débats constitutionnels, que les droits sociaux soient enchâssés dans la charte, reflète, à mon avis, cette tendance. Le projet était noble et généreux, mais il comportait des effets secondaires importants. Entre autres, le fait que cela aurait à toutes fins pratiques constitutionnalisé les éléments d'un programme politique dont les valeurs ne sont pas nécessairement universelles et certainement pas partagées par tous les Canadiens.
Cette pensée unique a largement contribué, à mon avis, à promouvoir l'aliénation de l'Ouest et la colère contre le Canada central, qui s'est exprimée à travers le Reform Party et l'Alliance canadienne. On a en effet privé des citoyens canadiens d'un droit démocratique, celui d'être à droite et d'exprimer dans l'organisation de leur vie collective des valeurs qui n'étaient pas celles du gouvernement central.
Il y a là un déficit démocratique certain.
Je n'appuie pas l'Alliance. Mais je défends le droit à la différence et même la possibilité que d'autres chemins puissent enrichir notre expérience collective. Et surtout, je défends le droit inaliénable des Canadiens de pouvoir choisir.
Cela mène à un autre effet pervers qui semble commencer à se manifester dans le paysage politique canadien. Le couloir idéologique est à ce point étroit que nous sommes au stade où un seul parti politique peut encore incarner des valeurs intouchables et inattaquables qui définissent le Canada; c'est le Parti libéral du Canada. Tant et si bien que le Canada est en train de se diriger doucement vers une nouvelle forme de démocratie, celle d'un régime parlementaire à parti unique.
Un rôle de frein
Voilà pourquoi je crains que le Canada ne soit pas bien préparé aux défis qui l'attendront dans l'avenir et que son nationalisme, et la façon dont ce nationalisme façonne l'identité canadienne, risque de jouer un rôle de frein à l'adaptation au lieu d'être d'une force positive de progrès.
La question se pose avec d'autant plus d'urgence que de nouveaux types de défis confronteront le Canada, plus particulièrement les impacts de la mondialisation sur l'activité économique, sur le rôle des États, sur le devenir des peuples.
Ces pressions qui risquent d'être énormes exigeront, de la part de sociétés comme les nôtres, si on veut y résister et continuer à être ce que nous sommes, à la fois des identités fortes et une grande capacité d'adaptation. Pour l'instant, nous aurions du mal à manifester ni l'un ni l'autre.
Une façon de retrouver cette souplesse et de se débarrasser des vaches sacrées, c'est le débat. Les Canadiens réfléchissent trop peu, sauf dans des cercles spécialisés, à leur identité, aux expressions de leur nationalisme.
Un autre outil libérateur, c'est la régionalisation. Je ne veux pas ici parler de décentralisation des pouvoirs, ni de fonctionnement du fédéralisme, - quoique je sois un partisan de la décentralisation des pouvoirs - mais de quelque chose de plus profond, un état d'esprit, une façon de percevoir la dynamique canadienne où les régions peuvent jouer un rôle comme lieu d'initiative et de définition des identités.
Dans l'histoire du Canada, les initiatives des régions, la concurrence qui s'exerce entre elles, l'émulation et l'imitation ont largement contribué aux progrès canadiens. Je sais que certains associent la modernité à un pôle central plus fort, capable de contrer ce qu'ils voient comme des dérives provinciales. Mais il y a là une source de créativité et d'énergie qu'un centre sclérosé au leadership vieillissant peut difficilement assurer.
Ce pari régional me semble d'autant plus s'imposer que la mondialisation semble avoir un impact sur l'architecture des États, crée des réseaux qui échappent à la logique traditionnelle des frontières, aspire les préoccupations de nos gouvernants vers les activités supranationales, affaiblit certaines fonctions des États et prive les gens des pôles de référence auxquels ils sont habitués. Ces bouleversements ont tendance à amener les citoyens de bien des parties du monde à renforcer leur appartenance identitaire au niveau régional.
Ce phénomène de renforcement des régions, évident en Europe, se dessinera au Canada à mesure que le libre-échange impose une logique nord-sud. Le Canada n'est évidemment pas préparé à faciliter ce processus. Pourtant, ces identités régionales marquées existent au Canada, elles sont riches, et elles pourraient non seulement être encouragées, mais aussi valorisées. À condition qu'elles soient perçues comme des facteurs d'enrichissement de l'identité nationale plutôt que des pressions excentriques qui la menacent.
À cela s'ajoute une autre pression liée à la globalisation, moins évidente, plus lointaine, que l'on pourrait qualifier de « long shot », mais à laquelle il me semble important de se préparer. Et c'est l'impact de la continentalisation, qui jusqu'ici s'exprime surtout sur le plan économique.
L'Amérique du Nord, et bientôt l'Amérique tout court avec la ZLEA, est bien loin derrière l'Europe en termes d'unification, qui dispose d'institutions communes et dont l'intégration politique avance à grand pas. Mais il n'en reste pas moins que les Canadiens, et surtout les plus jeunes, à la faveur des échanges et de la mobilité, développeront progressivement ce que l'on peut appeler une conscience continentale, un certain sentiment d'appartenance, une modification de ce qui est leur espace implicite.
Cela mènera à un nouvel état d'esprit, celui de la double identité, dont l'évocation fera certainement frémir bien des Canadiens. Ce n'est pas en soi un drame, c'est un état complexe qui se gère, comme on commence à le voir en Europe où les Allemands, les Français, les Italiens apprennent aussi à être en même temps des citoyens européens. C'est quelque chose que les Québécois connaissent bien, eux qui sont à la fois Québécois et Canadiens. Ce sera un jour votre tour.
Cela s'intègre, à condition, bien sûr, que l'identité nationale soit au départ bien assise.
Je ne suis pas un spécialiste de la question canadienne, je ne suis même pas Canadien de la même façon que vous, étant donné la double identité qui est la mienne. Cela peut peut-être me mener à un certain simplisme. Mais mon impression, ces nuances étant faites, c'est que l'identité canadienne est forte, autant dans le mode le vie que dans l'attachement aux institutions, autant au niveau des valeurs que des comportements, même dans certains volets de la vie culturelle, bien plus que les leaders canadiens, héritiers et gardiens de l'insécurité culturelle, peuvent le croire.
Le plus bel exemple, encore une fois, c'est celui de la santé. Ce ne sont ni Jean Chrétien, ni Joe Clark, ni Stockwell Day, ni Gilles Duceppe, ni Alexa McDonaught qui sont les gardiens du système, ce sont les Canadiens eux-mêmes qui, sans leurs politiciens, ont exprimé de mille façons leur volonté de ne pas voir s'installer au Canada un régime de type américain. Cette identité est donc assez forte pour s'exprimer sans les protections artificielles que le pouvoir central estime son obligation de fournir.
La rigidité du nationalisme canadien et de ses symboles s'explique en bonne partie par cette obligation qu'estiment avoir nos élites de fournir un rempart à l'identité canadienne. Cette approche, paternaliste, peut cependant avoir l'effet contraire.
À force de vouloir protéger les Canadiens contre eux mêmes, on risque plutôt d'affaiblir les forces vives du Canada, en imposant aux Canadiens des béquilles dont ils n'ont pas besoin, en entretenant chez eux un sentiment d'insécurité que la réalité ne justifie plus.
C'était essentiellement ce message que je livrais, il y a un an, à mes lecteurs Québécois. C'est un message qui, à mon avis, s'applique à peu près mot à mot tout aussi bien aux Canadiens.
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Alain Dubuc est Éditorialiste en chef au journal La Presse de Montréal.
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