Hubert Aquin, Blocs erratiques, 1962, pp 69-103.
« Il faut des nations pleinement conscientes pour une terre totale. » (1)
-- Teilhard de Chardin
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Un relativisme qui ne s'avoue pas lui-même imprègne l'esprit de tous nos « penseurs », si bien que, sauf une minorité prudente qui réussit à garder une position dégagée ou neutre, chaque homme qui veut comprendre le problème canadien-français subit une vivisection mentale par laquelle on essaie de voir de quel côté, au fond, il se range. Aussitôt qu'on a opéré la coupe savante des cerveaux, on conteste aux penseurs tout pouvoir de connaissance parce que, désormais et une fois pour toutes, on connaît leurs conditionnements. Nos hommes de science eux-mêmes ont encouragé ce relativisme qui, inévitablement, se retourne contre leur propre entreprise ; ainsi, inutile de prêter attention à ce que dit un Michel Brunet, historien de l'école « nationaliste » ou bien, selon une optique divergente, à un Jean-Charles Falardeau, sociologue de l'école dite « du père Lévesque », et confédéraliste avoué. Les étiquettes, pour être parfois moins grossières ou plus rationalisées, sont exclusives, et je connais fort peu de journalistes ou d'universitaires qui ne soient pas ainsi brutalement référés à leur groupe idéologique déterminant et imperméable. La pensée se trouve du coup taxée d'un coefficient de représentativité qui fait que, réduite à une tendance ou à une école, elle se trouve dépossédée de toute efficacité dialectique. Un dialogue de sourds s'est ainsi établi au Canada français entre des penseurs qui, en réduisant leurs interlocuteurs à des produits conditionnés, nous enlèvent du même coup tout espoir en ce qui concerne leur propre puissance d'intellection.
Bien que je refuse, pour ma part, qu'un penseur puisse parler dogmatiquement du réel comme s'il détenait, pour le décrire, un point de vue privilégié et totalement objectif, je ne veux pas entrer, d'autre part, dans cette petite guerre des tendances idéologiques et accuser les autres de représenter un fragment du réel alors qu'ils tentent de me le faire comprendre dans son entier. La partie serait trop facile. Et aussi, je confère à l'acte de penser un certain pouvoir d'élucidation que nul conditionnement ne peut résumer. En d'autres termes, la vraie dialectique est dialogue et non pas parallélisme de deux monologues. Il est encore possible de penser, et cet acte si important, même s'il est accompli par un « adversaire » social ou politique, ne doit pas être considéré comme un cantique accessible aux seuls adeptes de la religion de celui qui le chante. L'adversaire peut découvrir autant de vérité et peut comprendre autant de réel que celui qui est de « mon » côté ou de « ma » tendance.
C'est dans cette dialectique entre des tendances-situations qu'il importe de définir ces situations, et non en dehors d'elle ou au-dessus. La lutte dialectique est génératrice de lucidité et de logique, mais, chose certaine, elle ne saurait toutefois descendre au niveau de l'opposition entre deux partis politiques qui, comme on le sait, se situent d'eux-mêmes en dehors de toute entreprise de compréhension. La partisanerie politique est un mode d'action, non un mode de penser ; au mieux, les partis se veulent « idéologieux », c'est-à-dire embrigadés dans un système pré-conçu de la société et dont l'absence de failles serait de nature à nous renseigner sur sa précarité ou son idéalisme.
Si je prends ces précautions, c'est que je tiens à marquer clairement que l'étude que j'entreprends, à partir d'un article de Pierre Elliott Trudeau sur « La nouvelle trahison des clercs »(2), n'est ni exempte de motivations, ni d'autre part une tentative sournoise de prouver que la pensée de Trudeau n'est que le reflet plus ou moins brillant d'une tendance différente de celle qui me définirait ! Son article témoigne d'un effort précis de raisonnement qu'il me déplairait de voir assimilé à un « réflexe conditionné » de partisan ou d'anti-séparatiste.
Le nationalisme et la guerre
Cette pensée tranchante m'est d'abord apparue comme un édifice logique assez cohérent, bien articulé et d'un style vigoureux. Et puisque Pierre Elliott Trudeau situe sa recherche sur le plan de la raison, c'est à ce niveau même que je m'efforcerai de dialoguer avec lui.
Le nationalisme, je le reconnais avec lui, a souvent été une chose détestable, sinon même innommable : les crimes commis en son nom sont peut-être pires que ceux, fort célèbres, qu'on a commis au nom de la liberté. Les guerres ont ponctué, au siècle dernier, l'éveil des nationalités et ont souillé gravement toutes les formes possibles du nationalisme et tous les systèmes de pensée qui s'en réclament, « ...cette idée a été cause de ce que les guerres soient devenues de plus en plus totales depuis deux siècles : c'est donc cette idée que je combats ici ... Les guerres inter-nationales ne prendront fin que dans le fondement de l'État. Quant aux guerres inter-Étatiques, elles ne cesseront que si les États renoncent à cet attribut dont l'essence même les rend exclusifs et intolérants : la souveraineté ». (3)
Le lien établi entre les guerres et le nationalisme (« l'idée de Nation-État ») ne semble pas très sûr. (4) La convergence de ces deux faits, même répétée à plusieurs exemplaires, ne fonde pas pour autant un lien de causalité réelle. La résurgence des guerres pose un problème philosophique qu'il serait trop facile de circonscrire dans sa coïncidence avec les vagues de nationalisme ou les irruptions d' « étatisme » religieux ou idéologique.
La guerre est l'extension collective, sinon mondiale, de la notion de conflit ; et je suis près de croire que si on étudiait scientifiquement la guerre (ce qui semble aussi urgent que de vouloir la paix), on y trouverait peut-être des fondements d'explications qui concernent le phénomène humain global. Jusqu'à maintenant les penseurs ont pris parti contre la guerre ou bien ont imaginé des plans de paix (l'abbé de Saint-Pierre en 1713, Jérémie Bentham en 1789), mais, chose curieuse, peu d'entre eux ont appliqué leur esprit à élucider le phénomène de la guerre. Une sorte de refoulement social ou individuel pousse l'homme de science à se voiler la face devant la guerre. Il a fallu des siècles et un homme lucide pour isoler la terre du cosmos, et quelques siècles encore avant qu'un certain docteur viennois fasse du subconscient, irrigué par le sexe, un objet d'étude ; de la même façon, la guerre provoque encore des prises de position, des émotions, des embrigadements chez les hommes de science, mais fort peu de lucidité. Si bien que ce phénomène, un des plus dévastateurs dans l'histoire de l'homme (5), se trouve pour ainsi dire à la merci de toutes les explications hâtives et partielles : les guerres sont causées par Dieu, les Juifs, les conflits économiques, les assassinats de princes, les familles royales, les fabricants de canons, les nationalismes, etc., selon le but idéologique que se propose celui qui utilise la guerre comme argument. Ainsi, dans l'article de Trudeau, la guerre est invoquée comme une conséquence du nationalisme, sans, pour autant, que l'auteur explicite la corrélation qui existe entre ce micro-phénomène (l'émergence des Nations-États) et son gigantesque corollaire, la guerre, qui a ensanglanté l'humanité depuis ses débuts. Si la pensée doit dépasser les apparences et chercher, sous des coïncidences incontestables mais peut-être événementielles, un réseau profond et exhaustif d'explications, il ne faut pas se servir d'une causalité à rabais. Le lien causal établi entre les guerres et les nationalismes est léger et minimise l'importance du phénomène de la guerre. Comment donc de si petites crises historiques pourraient-elles engendrer un phénomène terrible et mystérieux qui s'est manifesté à l'homme bien avant les nations et qui dépasse, par son extension même, les supernations modernes ? (6)
La condamnation même justifiée de la guerre ne remplacera jamais sa saisie rationnelle par l'esprit humain ; il en a été ainsi du sexe pendant longtemps... La guerre, événement décrié, destructeur, dangereux, n'a provoqué que des attitudes de combat (refus, volonté de paix, condamnation), mais fort peu d'attitudes scientifiques. La guerre totale pose un problème philosophique à l'homme, et ce dernier, préoccupé jadis par une « totalité » jamais remise en question, doit aujourd'hui étudier la guerre comme il cherche à comprendre la mort et, pour cela sans doute, cesser de voir en la guerre un mal pur et indifférencié. Objet de scandale et de conférences de paix, la guerre doit passer au champ d'étude de l'homme et ne plus servir d'argument rapide dont la malicité interne et trop contestée sert d'assommoir à la pensée.
Le « subconscient » de la paix
La guerre est le mystère philosophique à élucider. Liée intimement à la spécificité de l'homme, la guerre en constitue une des fonctions, et cela devrait, dans l'esprit des penseurs, réhabiliter cette fonction « honteuse » entre toutes mais qui, si elle est considérée comme fonction, se trouverait du coup nantie de tous les attributs contradictoires et ambivalents des fonctions humaines. Il serait, en tout cas, difficile de penser à la paix sans reconnaître l'importance de son « subconscient » ténébreux.
Qui sait si nos historiens de demain n'engloberont pas dans la notion de guerre les conférences sur le désarmement comme celle de Genève par exemple ? Car, de toute évidence, cette conférence exprime un conflit dont l'objet est la cessation de tout conflit armé. Elle est, en quelque sorte, une variante de la guerre qui, intégrée à la collection de toutes les autres variantes dont l'histoire regorge, peut aider à nous faire comprendre la guerre comme un phénomène général lié à la communication entre deux groupes quelle que soit la dimension de ceux-ci. Si tel était le cas, et puisque la diplomatie de Genève ou les affrontements verbaux à l'O.N.U. définiraient la guerre avec autant de nécessité que les batailles militaires, il faudrait en arriver à ne plus concevoir la guerre univoquement comme une catastrophe mais comme un affrontement qui, dans ses dérivés les plus apaisés, se réduirait peut-être au dialogue. (7) Les sociétés dites « primitives », éprises d'unanimité, exorcisaient les dissensions par un rituel d'affrontement et de combat réglementé (« Autrement dit, pas de minorité », écrit Claude Lévi-Strauss; et j'espère qu'on ne m'accusera pas ici de solliciter sa pensée !). «
En gros, ces sociétés sont égalitaires, de type mécanique, régies par la règle d'unanimité
... Au contraire, les civilisés fabriquent beaucoup d'ordre, mais ils fabriquent aussi beaucoup d'entropie : conflits sociaux, luttes politiques, toutes choses contre lesquelles nous avons vu que les primitifs se prémunissent ... Le grand problème de la civilisation a donc été de maintenir un écart ... Elles utilisent pour leur fonctionnement une différence de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hiérarchie sociale ...
Nous avons vu cet écart s'établir avec l'esclavage, puis avec le servage, ensuite par la formation d'un prolétariat. Mais, comme la lutte ouvrière tend, dans une certaine mesure, à égaliser le niveau, notre société a dû partir à la découverte de nouveaux écarts différentiels, avec le colonialisme, avec les politiques dites impérialistes, c'est-à-dire chercher constamment au sein même de la société, ou par l'assujettissement de peuples conquis, à réaliser un écart entre un groupe dominant et un groupe dominé : mais cet écart est toujours provisoire ... ». (8)
Selon cette vision, les « écart » individuels vite résorbés par un rituel dans une société primitive, le sont, au niveau des grandes sociétés modernes, par des luttes collectives et, de plus en plus, au prix de vies humaines. Ces écarts entre classes, états ou groupes d'états ou cultures sont les germes de toutes les luttes futures quelles que soient les formes, militaires ou parlementaires ou idéologiques, que prendront ces luttes. L' « écart » engendre la lutte ; il fonde ainsi, par sa métamorphose protéenne indéfinie et toujours nouvelle, la dialectique, en recréant indéfiniment les deux termes éloignés (écartés) qui tendront logiquement à s'égaliser. Cette inégalité basique de toute civilisation ne peut être éliminée que par le transfert de l'inégalité sur un troisième terme : la nature. Somme toute, la puissance ne serait plus fonction de la moindre puissance d'un autre groupe humain, mais partagée avec lui en tant que fonction comme puissance sur l'inertie, ce qui revient à dire que le problème du désarmement ne peut se concevoir en dehors d'une révolution totale de toutes les sociétés qui, ayant purgé puis dépassé leur tension contre le terme supérieur d'opposition, égalisées donc en quelque sorte et sur tous les plans, pourraient commencer à se définir en fonction d'un nouveau terme dialectique : la nature, ou le cosmos. Les états ou les groupes tels qu'ils sont conçus, ne sauraient désarmer devant les groupes qui, par un écart quelconque, les forcent à se définir comme des contraires. Pour débarrasser les groupes de cette vocation à la contradiction et à la lutte, il faut d'abord supprimer l'écart originel entre les groupes.
C’est faire fausse route que de demander à des groupes constitués en groupes inégaux, inférieurs ou écartés de sauter une étape du processus dialectique qui régit les ensembles internationaux. Il n’y a pas de raccourci possible pour passer de l’infériorité, ressentie collectivement, à la collaboration d’égal à égal. À moins peut-être, que ce raccourci ne soit la suppression pure et simple du groupe en question en situation quelconque de minorité. « En même temps que l’on vous invite à construire la civilisation de l’universel, on nous demande de renoncer à notre culture... », a dit Léopold Senghor, nous rappelant ainsi que l’« universel » ne doit exister que grâce à la participation libre et active de tous les éléments particuliers qui auront choisi de le créer. Si les particularismes sont vraiment des extravagances ou des caprices insolites, ils ne résisteront pas longtemps aux « excommuni-cations » dont ils sont l’objet.
« Si l’on nous avait donné l’exemple d’un pays qui, pour être plus progressiste que les autres, ait renoncé unilatéralement à la culture nationale, à son passé - pour mieux s’universaliser, nous pourrions suivre cet exemple. Mais cela n’existe pas encore... Nous nous soucions d’élaborer une culture nationale qui serait tout simplement, pour nous, un rempart de sécurité, en attendant que la sécurité de toute notre planète soit réalisable. » (9)
Nationalisme vs mondialisation
La guerre, me dira-t-on, nous éloigne de notre point de départ. Non, et voici pourquoi. Si je me suis d'abord arrêté au chapitre II de l'article de Pierre Elliott Trudeau où il établit la corrélation causale nationalismes-guerres, c'est que cette première défaillance dialectique m'est apparue, paradoxalement, la plus difficile à déceler. De fait, l'argument du nationalisme générateur de guerres est très efficace sur les esprits et, d'autre part, à cause même de son « évidence » historique, se discute très mal. C'est un argument qui impose le silence dans un salon et qui, apparemment fondé sur des faits (quoi de plus incontestable, n'est-ce pas ?), ne révèle pas subitement sa vulnérabilité dialectique. Il provoque l'émotion chez celui qui le reçoit et, par conséquent, masque celle de celui qui l'utilise. L'émotivité au sujet de la guerre a quelque chose de noble, de grand, d'excusable et, mieux encore, constitue le fondement de la pensée pacifiste et humanitaire. Mais ce n'en est pas moins de l'émotivité que je crois reconnaître dans la pensée de Pierre Elliott Trudeau, c'est-à-dire une attitude personnelle univoque et tendue devant un sujet donné. Cette émotivité, manifeste dans le chapitre II intitulé «
L'optique historique », me paraît avoir deux composantes majeures : d'abord, une rationalisation abusive (soit une causalité établie entre deux ordres de faits peu comparables l'un à l'autre : les « nationalismes » et les guerres (10) ; et une surévaluation de ce qui ne peut être, à ce niveau d'explication, qu'une coïncidence dont le degré réel d' « interaction » est réel mais assez limité ; puis, deuxièmement, une attitude qui se caractérise par un refus de penser la guerre et par une volonté de ne penser que la paix. Ce schème « structural » comporte des corollaires évidents : par exemple, la guerre menaçant désormais d'être « mondiale », la paix doit être « mondialisante ». Second corollaire : cette surévaluation de la « mondialisation » de la paix à organiser et de la guerre à conjurer implique une dévaluation de tout particularisme qui, dans une telle optique, ne peut être compris que comme un freinage du processus de pacification mondiale, donc comme un facteur négatif ou du moins « rétrograde ». De là à dire que le mal (la guerre) vient du morcellement et le bien (la paix mondiale, le désarmement universel) de la mondialisation, il n'y a qu'un pas qui, dans le déroulement de l'article, est préalablement franchi puisque c'est au début de l'article que le couple nationalismes-guerres est évoqué. La mondialisation à laquelle nous convie l'auteur comporte logiquement le rejet de ce qui la contrarie au premier chef, soit le nationalisme qui va dans le sens du rétrécissement plutôt que de l'élargissement.
Il est donc logique, selon cette structuration, de frapper tout nationalisme d'un coefficient régressif et presque maléfique. La seule atténuation apportée à ce jugement se trouve incluse dans la notion de transition appliquée au phénomène nation : « Elles tiennent à un stade transitoire de l'histoire du monde ». (11) Si tel est le cas, on ne peut plus considérer les nationalismes comme porteurs des guerres futures. On doit logiquement isoler ces deux termes et il serait même possible de considérer certains nationalismes, les plus isolationnismes ou les insulaires, comme des manifestations politiques d'un désir d'échapper aux jeux des forces et des puissances dont la dégénération se traduit en termes de guerres. De plus, s'il y a transition, cela doit être dans une direction qui, dévalorisant la nation parce qu'elle est transitoire, implique qu'une « plus-value » existentielle est liée au fait de n'être pas transitoire. Mais pourquoi ? Car la vie humaine aussi est transitoire. Et par rapport à quoi la réalité nationale ou étatique est-elle transitoire ? Où se trouve le terme de comparaison et en quoi sa réalité sera-t-elle supérieure à toutes les autres ? S'il s'agit de Dieu, je ne discute plus. Mais si ce terme supérieur est le monde ou même le cosmos, qui me dit que ces réalités ne sont pas elles aussi transitoires ?
La paix transcendantale
À cet égard, la pensée pacifiste nous offre un exemple quotidien de « mondialisation » dialectique : « C'est un engagement qui transcende tous ceux que l'on peut avoir envers une patrie, un système économique ou une religion, parce que les patries, les systèmes économiques et les religions n'ont de sens que si l'homme continue ... Les pacifistes ne succombent donc pas à une émotion facile ou à un idéalisme puéril : ils obéissent à la plus froide logique et ils s'attaquent au seul problème dont la solution est préalable à celle de tous les autres ». (12)
Si, comme le veulent les pacifistes, le monde se trouve en état d'urgence, toute activité qui ne s'inscrit pas dans le sens de cette peur se trouve dévaluée et paraît, à la limite, assez dérisoire. Ce raisonnement a été souvent formulé : il consiste à valoriser la déréliction atomique et à frapper d'inauthenticité toute autre interrogation vitale. L'angoisse « pacifiste » s'affirme comme prioritaire sur toute autre forme de question.
Au nom d'une paix positive, on finit par nier toute démarche qui n'est pas la recherche de cette paix, ce qui équivaut à une néantisation prémonitoire de toute problématique qui échappe à cette situation d'urgence. De là, le pacifisme conclut implicitement à l'inimportance de toute autre problématique ; il néantise à priori toute autre philosophie. Au nom d'un projet de paix dont l'échec serait fatal au monde, on provoque la peur de cet échec, dont l'envers philosophique est le détachement de la réalité quotidienne. Et cette peur du néant atomique préoccupe jalousement celui qui l'éprouve et combat tout autre engagement au réel devenu, par sa néantisation anticipée, une duperie sans importance, un sursis tout au plus.
L'angoisse philosophique se nourrit de tout. C'est une attitude mentale qui consomme beaucoup de symboles et de justifications. Ce serait une erreur de ne voir dans les mouvements pacifistes contemporains que des attitudes strictement politiques. La bombe « totale » pose à tous les hommes de la terre la question de « l'être et du néant du monde »; elle élargit au cosmos une antique hésitation qui dans le passé concernait seulement la vie individuelle et donc conférait implicitement une réalité imperturbable au reste du monde.
Je veux la paix, moi aussi, mais me refuse, au nom de ce ciel politique, à dévaluer tout ce qui n'est pas étranger à cette mystique. Qui dit pacifisme dit peur de la bombe et cette peur, si efficace soit-elle politiquement, contient une ambiguïté philosophique. (13)
Mais revenons au nationalisme.
Les nations sont des concepts
Faut-il cesser de faire des révolutions parce qu’on sait, de toute éternité ou presque, que les révolutions passent ? Faut-il, au nom de grands corps politiques fédératifs ou impériaux qui, eux aussi, sombreront au fond des âges, condamner des entreprises ou des révolutions qui finiront bien par finir ? Si le nationalisme de quelque groupe que ce soit, sénégalais ou canadien-français, est rétrograde, j’ose croire que c’est pour d’autres raisons que la pérennité de la Communauté française ou la supériorité inhérente à un grand ensemble comme la Confédération sur un petit ensemble comme l’État du Québec.
Ce serait alors parce que le nationalisme engendre des guerres ? Je crois avoir démontré la fragilité de cette corrélation entre le nationalisme et la guerre. Ce serait donc parce que le nationalisme va fatalement vers la droite sociale-politique ? C’est là préjuger d’une orientation future d’après d’anciennes aventures politiques : et rien ne m’oblige à croire que la réalité de demain sera selon celle, regrettable j’en conviens, d’hier et d’avant-hier.
Je ne crois pas plus à l’essence prédéterminée des peuples que je [ne] crois à celle des personnes ; en politique, une doctrine essentialiste ne peut conclure qu’à l’immobilisme. Les peuples n’ont pas d’essence. Pendant un temps donné d’observation, ils peuvent se caractériser par des attitudes ou des institutions spécifiques ; mais cela n’est pas une essence. Les peuples sont ontologiquement indéterminés, et cette indétermination est le fondement même de leur liberté. L’histoire à venir d’un groupe humain n’est pas fatale, elle est imprévisible. « Un homme se définit par son projet », a dit Jean-Paul Sartre. Un peuple aussi.
Le nationalisme serait condamnable parce qu’il préconise un rétrécissement communautaire alors que le mouvement de l’Histoire va dans le sens d’une mondialisation irréversible ? À cela, je dirai que l’humanité offre à l’historien une belle anthologie de chutes d’empires : Alexandre, Gengis Khan, Soliman le Magnifique, Mahomet, Franz Joseph, Hadrien, César, Victoria... ont proclamé la pérennité d’empires polyethniques et polyculturels qui se sont tous également rétrécis. Il se pourrait bien alors, si l’histoire avec un grand « H » a un sens, que ce soit dans le rétrécissement qu’on le trouve avec autant de preuves irréfutables à l’appui que dans l’intégration planétaire et mondiale. Mais je cherche encore pourquoi le nationalisme, selon Trudeau, et plus particulièrement son expression séparatiste actuelle au Canada français, est un ferment de régression historique, sociale, humaine et logique ?
La Nation-État est-elle un piège odieux dans lequel les meilleurs éléments de gauche se font prendre bêtement parce qu’ils sont émotifs ; ce concept comporte-t-il une sorte d’ipséité maléfique et intrinsèquement négative qu’il convient de bannir de nos esprits à tout jamais comme une des « phases transitoires » de l’humanité, comme d’autres ont eu à sublimer l’anthropophagie ? Voilà la question à laquelle Pierre Elliott Trudeau consacre une réponse brillante, rhétoriquement convaincante et qui, pourtant, me paraît une question-charade ou, mieux, un piège dialectique.
Je m’explique. En posant comme prémisse que le séparatisme postule la Nation-Etat, il est relativement facile sinon agréable de réfuter cette aspiration de la nation canadienne-française à se transmuer en Nation-État. Or, précisément, la Nation-État est un concept vraiment périmé qui ne correspond ni à la réalité ni aux dernières données de la science. La nation n’est pas, comme le laisse entendre Trudeau, une réalité ethnique. II n’y a plus d’ethnies, ou alors fort peu. Les déplacements de population, l’immigration, les assimilations (que Jacques Henripin qualifie justement de « transferts linguistiques ») ont produit une interpénétration des ethnies dont un des résultats incontestables, au Canada français par exemple, est le regroupement non plus selon le principe de l’origine ethnique (la race, comme on disait encore il y a vingt-cinq ans) mais selon l’appartenance à un groupe culturel (14) homogène dont la seule spécificité vérifiable se trouve au niveau linguistique. II suffit de regarder autour de soi, parmi les gens qu’on connaît, pour dénombrer rapidement le nombre de Canadiens français pure laine : ils ne sont pas les seuls « vrais » Canadiens français ! Les Mackay, les Johnson, les Elliott, les Aquin, les Molinari, les O’Harley, les Spénart, les Esposito, les Globenski, etc., en disent long sur l’ethnie-nation canadienne-française. Les « transferts linguistiques », dont parle Henripin, se sont accomplis à notre profit comme à nos dépens, si bien que le noyau de colons immigrés qui a fait la survivance se trouve mêlé désormais, sur le plan ethnique, à tous les apports que l’immigration ou les hasards de l’amour ont donnés à notre pureté ethnique nationale. De fait, il n’y a plus de nation canadienne-française mais un groupe culturel-linguistique homogène par la langue. Il en ira ainsi des Wolofs, des Sérères et des Peuls du Sénégal qui, si rien ne vient interrompre le processus de scolarisation dont le résultat lointain sera d’enfanter un groupe culturel-linguistique d’origine ethnique multiple, deviendront un jour des Sénégalais.
Le Canada français est polyethnique. Et ce serait pure folie, j’en conviens, de rêver pour le Canada-français d’une Nation-Etat quand précisément la nation canadienne-française a fait place à une culture globale, cohérente, à base différentielle linguistique. Qu’on appelle nation ce nouvel agglomérat, je veux bien, mais alors il ne peut plus être question de la nation comme du ferment du racisme et de tous ses abominables dérivés.
Ce qui différencie le Canada du Canada français, ce n’est pas que le plus grand soit polyethnique et le second monoethnique mais que le premier soit biculturel et le second culturellement homogène (ce qui n’exclut pas, Dieu merci, le pluralisme sous toutes ses formes).
Le couple Nation-État que fustige Pierre Elliott Trudeau ne correspond plus à la réalité et ne saurait constituer une ambition sincère que pour une minorité qui, de ce fait, ne réalisera jamais son rêve. II serait plus juste de parler d’un État monoculturel. Si quelques attardés rêvent encore d’un sang pur canadien-français, considérons-les tout bonnement comme des délinquants intellectuels ! Mais il m'apparaît injuste de réfuter le séparatisme actuel en le taxant des péchés du racisme et de l'intolérance ethnique. Il convient plutôt de l'étudier comme une expression de la culture des Canadiens français, en mal d'une plus grande homogénéité.
Selon cette perspective, et nous en tenant strictement à l'étude de ce phénomène, le nationalisme n'est porteur ni de mal ni de bien a priori : il constitue une sorte de parole communautaire, qu'on demeure libre d'entendre ou de ne pas entendre. On peut le combattre au nom d'une idéologie politique, mais pas au nom de la lucidité et de la science. Le séparatisme d'ailleurs se présente comme une manifestation particulière de l'existant national, mais il n'en est pas la seule, loin de là. La caractéristique du nationalisme est d'être une expression politique d'une culture : dans le cas du Canada français, il s'agit très nettement d'une aspiration à la politique. À cause de cela, il apparaît aux non-Canadiens français comme un élément constitutif du groupe culturel francophone du Canada. En réalité, d'autres manifestations feraient aussi bien la preuve de l'existence de ce groupe culturel : les arts, la littérature, la thématique globalisante de nos chercheurs en sciences humaines, et aussi, sans doute, la dynamique linguistique, la démographie, les luttes sociales, le particularisme religieux, etc.
Nous sommes donc en présence d’une culture que nous dirons « nationale » dont l’existence, si débile soit-elle, peut être vérifiée à partir d’un certain nombre de manifestations. Le séparatisme canadien-français n’est qu’une de ces manifestations constituantes. Sa « force de frappe » est plus grande que celle de toutes les autres formes d’existence culturelle parce qu’elle contient un germe révolutionnaire qui peut remettre en question l’ordre constitutionnel établi à l’échelle du Canada. Les Canadiens anglais s'en vont vite aperçus qui se sont empressés d'isoler le nationalisme de toutes les autres expressions culturelles du Canada français. Ils ont encouragé, par exemple, avec d'autant plus de générosité et d'efficacité le particularisme artistique des Canadiens français que cela augmente l'ambiguïté d'un lien que les séparatistes s'efforcent de définir comme univoque et « infériorisant ». Obéissant en cela à un comportement dont on connaît plusieurs analogues en d'autres régions du monde, les Canadiens anglais ont investi beaucoup d'argent et d'attention sincère dans les manifestations « divertissantes » de la culture canadienne-française. Ils l'ont fait avec efficacité et empressement, si bien qu'une dichotomie s'est finalement installée dans la conscience des bénéficiaires entre leur allégeance à un gouvernement fédéral généreux et leur enracinement peu rentable dans l'humus de leur peuple. Le déchirement a atteint un point douloureux sous le régime mesquin de Duplessis qui, par son attitude intolérante et partisane, a jeté de nombreux artistes et penseurs dans les bras du gouvernement fédéral, ce qui veut dire qu'il les a condamnés soit au déchirement stérile, soit à devenir les porte-parole déracinés d'une culture qui, à un moment donné, n'avait de prix que pour ceux qui en redoutaient la manifestation totale. Cette situation de fait a eu, entre autres conséquences, celle d'influencer l'acception canadienne du mot culture.
La culture, en effet, se trouve cantonnée au strict domaine des arts domaine des arts et des sciences humaines ; le mot culture s'est contracté pour ne plus contenir que l'aspect artistique et cognitif d'un groupe, alors que, chez les anthropologistes et de nombreux penseurs étrangers, il décrit l'ensemble des modes de comportement et des symboles d'un groupe donné et réfère ainsi à une société organique souveraine, ce qui ne veut pas dire fermée. Notre situation politique fédérale-provinciale nous a conduits à dépolitiser le mot culture ou, plus précisément, à lui refuser sans hésitation la signification englobante qu'on lui reconnaît dans la sémantique contemporaine. Le rapport Massey a codifié de façon très précise cette réduction de la culture canadienne-française à son élément de connaissance et d'expression artistique et exprime, de ce fait, à une date où les grandes oeuvres anthropologiques étaient accessibles et confirmaient une acception opposée du même terme, un refus de la culture canadienne-française dans sa globalité. Il faut dire que les penseurs canadiens-français ont accepté d'emblée cette variante et vont jusqu'à conformer avec zèle leur attitude à celle du Canada anglais en exhortant les Canadiens français à la qualité et à la spécialisation formaliste, comme pour conjurer ainsi l'expression d'un vouloir-vivre culturel global. Le problème n'est donc pas de savoir si nos poètes deviendront meilleurs dans un état indépendant et une fois la nation exorbitée du régime politique-émotif qui l'infériorise, mais bien de savoir si on reconnaît l'existence réelle de la culture canadienne-française, ou bien si on n'en accepte qu'un fragment limité qui peut s'insérer dans un ensemble politique auquel on attribue une sorte de priorité d'existence.
Une culture globale canadienne-française ne postule aucunement une homogénéité de fait. Une culture, si vivante soit-elle, est constituée d'un résidu d'éléments autochtones et d'éléments empruntés : ces derniers qui, au départ, sont hétérogènes, sont finalement assimilés, homogénéisés plus ou moins rapidement et finissent par fonder en réalité la culture globale autant que ses éléments originels. Il en va de même pour la culture du Canada français, déjà pétrie par au moins trois dimensions d'hétérogénéité culturelle : française, britannique, américaine nord-américaine ...
« C'est parce qu'une culture n'est pas une simple juxtaposition de traits culturels qu'il ne saurait y avoir de culture métisse ... Et c'est pour cela aussi qu'une des caractéristiques de la culture, c'est le style, cette marque propre à un peuple et à une époque que l'on retrouve dans tous les domaines où se manifeste l'activité de ce peuple à une époque déterminée ... Une objection à cette théorie est que toute culture est un mélange d'éléments effroyablement hétérogènes. On rappellera le cas de la culture grecque formée d'éléments grecs, mais aussi d'éléments crétois, égyptiens, asiatiques ... Il est bien vrai que la règle ici est de l'hétérogénéité. Mais attention : cette hétérogénéité n'est pas vécue en tant qu'hétérogénéité ... Il s'agit d'une hétérogénéité vécue intérieurement comme homogénéité. L'analyse peut bien révéler de l'hétérogène mais les éléments, quelque hétérogènes qu'ils soient, sont vécus par la conscience de la communauté comme siens, au même titre que les éléments les plus typiquement autochtones. C'est qu'est intervenu un processus de naturalisation, lequel relève de la dialectique de l' « avoir ». (15)
Être ou ne pas être séparatiste, relève de l'option politique et je conçois fort bien que des Canadiens français qui admettent de faire partie d'une culture globale préfèrent l'insertion de leur culture dans la Confédération à tout autre régime d'existence politique. D'ailleurs, personne n'est obligé de faire de la politique pas plus que de s'engager ; personne n'est contraint de se prononcer en faveur d'un système politique conçu en fonction de la totalité de sa culture. Mais sur le plan théorique, cette vision parcellaire signifie le refus de la globalité de la culture du Canada français. Dans cette optique, le séparatisme n'est plus rattaché, en bonne relativité, au tout canadien-français dont il n'est qu'un élément, mais confronté à la Confédération. Il devient alors facile de conclure à son étroitesse en fonction de la mesure fédérale.
Le nationalisme canadien-français est l'expression normale, sinon prévisible, d'une culture dont on a contesté d'autant plus subtilement la globalité qu'on lui donnait d'autre part, l'argent nécessaire pour s'offrir des compensations mythiques. Avant même de porter un jugement de valeur sur nos péchés, nos déficiences, nos fautes ou nos exploits, il importe froidement d'étudier le Canada français dès maintenant comme une culture qui, même décevante, n'en est pas moins globale. Voilà ce qui compte sur le plan de la raison, beaucoup plus que de se préoccuper si le séparatisme d'il y a six mois est déjà éteint. Il n'est pas besoin d'être prophète pour affirmer que si la culture canadienne-française existe, elle aura toujours tendance à corriger les limites et les « spécialisations » dans lesquelles elle se trouve « encapsulée » pour se manifester globalement. Cette culture, éprise de globalité et d'homogénéité, exprime ainsi son vouloir-vivre communautaire.
Sinon, on refuse le Canada français comme tel : on ne lui permet d'exister que dans une Confédération inchangeable, attitude qu'on peut assimiler au « radicalisme négatif comme impossibilité assumée de tolérer le moindre changement au régime ». (16) Comment ne pas évoquer ici ceux qui disent aux nationalistes canadiens-français que tous les « changements » qu'ils désirent sont permis et possibles à l'intérieur de la constitutionnalité, ce qui est une façon d'affirmer que tous les « changements » qu'ils désirent sont permis et possibles sauf celui du régime. De par la constitution canadienne actuelle, celle de 1867, « les Canadiens français ont tous les pouvoirs nécessaires pour faire du Québec une société politique où les valeurs nationales seraient respectées en même temps que les valeurs proprement humaines connaîtraient un essor sans précédent ». (17)
Nos succès exceptionnels
Seule l'abolition de la culture canadienne-française peut causer l'euphorie fonctionnelle au sein de la Confédération et permettre à celle-ci de se développer « normalement » comme un pouvoir central au-dessus de dix provinces administratives et non plus de deux cultures globalisantes. Cette abolition peut s'accomplir de bien des façons qui ne sont pas sans tolérer la survivance de certains stéréotypes culturels canadiens-français. En cessant d'être globale, la culture du Canada français imprégnerait, sans danger et de façon dépolitisée, plusieurs aspects de la vie canadienne. Nous-mêmes, de concert cette fois avec nos partenaires anglophones, attachons un certain prix aux survivances folkloriques des tribus amérindiennes. Nous avons même inventé le snobisme de la goutte de sans indigène qui coulerait dans nos veines, concession raffinée à une préexistence sauvage et instinctuelle ! En tant que colonisateurs et vainqueurs, nous avons le réflexe d'encourager l'art esquimau, la poterie huronne, la répétition de chants guerriers des peuples dont la culture a cessé d'être globale et de se manifester comme un vouloir-vivre collectif. Plus l'attention du majoritaire-vainqueur devient particulariste et pleine de sollicitude, plus elle manifeste qu'il ne redoute plus les manifestations globales de la culture minoritaire.
À cet égard, il faut reconnaître que le Canada anglais est venu bien près de maîtriser définitivement la situation, et il n'est pas dit qu'il n'aura pas raison finalement de notre fatigue culturelle qui est très grande. Chaque poussée nationaliste le prend au dépourvu car il croyait, de bonne foi, avoir réglé le problème ; puis, après un temps d'hésitation, d'inquiétude, il se reprend et considère que, après tout, l'éclatement « nationaliste » du minoritaire était fondé et qu'il faut payer une fois de plus la rançon de l'harmonie, en lui faisant une concession de plus. Ou bien, (il s'agit d'une attitude courante chez certains Canadiens français qui réagissent selon l'axe de déglobalisation culturelle du Canada français), il se rassure en disant que le nationalisme se compare à une fièvre jaune dont les crises reviennent périodiquement selon un cycle.
La mauvaise conscience et la culpabilité sincère de la première attitude et l'exorcisme des menstrues nationalistes théoriques de l' « éternel retour » expriment la particularité de sa position de majoritaire. On ne domine jamais univoquement, sinon dans les films policiers ou les westerns. L'acte de dominer (qui correspond à la position du plus nombreux et du plus fort) finit par gêner celui qui l'accomplit, et le pousse à multiplier les équivoques, ce qui revient à dire que, par mauvaise conscience réelle, il fait tout en son pouvoir pour camoufler la relation de domination. Le majoritaire, parfois excédé, en arrive à accuser le minoritaire de le contre-dominer par la fonction de freinage et d'entrave qu'il finit par exercer de fait. Le minoritaire, ainsi accusé d'être un poids mort, assume de plus en plus douloureusement ce mauvais rôle. En réalité, il tient le mauvais rôle ; il est un empêchement, un boulet de canon, une force d'inertie qui brise continuellement les grands élans de la majorité dynamique par ses revendications et sa susceptibilité, et il le sait. (18)
Ai-je besoin d'évoquer, dans ce sens, tous les corollaires psychologiques de la prise de conscience de cette situation minoritaire : l'autopunition, le masochisme, l'autodévaluation, la « dépression », le manque d'enthousiasme et de vigueur, autant de sous-attitudes dépossédées que des anthropologues ont déjà baptisées de « fatigue culturelle ». Le Canada français est en état de fatigue culturelle et, parce qu'il est invariablement fatigué, il devient fatigant. C'est un cercle vicieux. Il serait, sans aucun doute, beaucoup plus reposant de cesser d'exister en tant que culture spécifique ; et de vendre une fois pour toutes notre âme au Canada anglais pour une bourse du Conseil des Arts ou une réserve paisible sous la protection de la gendarmerie royale. Mais cette assomption culturelle n'est sans doute pas possible, étant donné notre nombre et aussi étant donné l'imprévisible vouloir-vivre qui surgit épisodiquement, avec une puissance inégale, en chacun de nous.
Dépolitisé, le Canadien français se comporte comme le tenant d'un groupe inimportant devant la grandeur infinie de ce qui le confronte : Dieu, le désarmement mondial, l'enfer et la bombe totale, la Confédération. Cette inimportance sublime est la voie du mysticisme et crée un « ordre » qui, tel un sacrement, frappe d'indignité ceux qui ne sont pas « distingués » par lui. Le nationalisme, revendication profane et presque liée à l'adolescence sacrilège, devient ainsi un péché dont aucun de ses auteurs provisoires n'a réussi à se disculper tout à fait. C'est une forme d'impulsion de jeunesse qu'on pardonne quand celui qui y a succombé la considère, après coup, avec la sérénité ou le repentir de la maturité. Cette pratique impulsive et « verbale » du nationalisme est tolérée, rarement condamnée à grands cris, ce qui explique qu'elle est devenue, au Canada français, un psychodrame cathartique. Cette tolérance même, c'est une forme accomplie de subordination et fait du nationalisme une sorte d'irruption peccamineuse insérée à l'avance dans le système qu'elle conteste avec incohérence, mais n'ébranle jamais. Nationalistes, oui ; pour un temps, comme on traverse l'âge ingrat, mais pourvu qu'on finisse par s'occuper un jour de choses plus élevées et qui soient réelles.
Le nationalisme qui étonne d’abord, comme les premiers cris d’adolescence du fils, finit par être considéré avec sollicitude non seulement par les fédéralistes mais par tous les Canadiens français fatigués à la seule pensée qu’il faudrait faire un effort pour exister en dehors du système d’acceptation et de grandeur que proposent leurs leaders, apôtres de la compréhension, de l’union, des grands ensembles, de l’urgence des grands problèmes du monde ou de la religion. Ce système (aurait-il été pensé qu’il ne serait pas plus cohérent !) fonctionne très bien et depuis longtemps, et ne comporte nullement la disparition du fait français au Canada mais la domestication à tous les niveaux et dans les consciences. La preuve de son efficacité réside dans sa diffusion au Canada français où se trouvent ses meilleurs défenseurs car, en français et l’émotion dans la voix, ils persuadent aisément leurs compatriotes de la nécessité de rester canadiens-français et prouvent d’un vieux souffle qu’ « il n’en tient qu’à nous de nous faire valoir, car c’est en étant meilleurs qu’on donnera au Canada anglais l’image d’une culture canadienne-française vigoureuse ». « Si le Québec devenait cette province exemplaire, si les hommes y vivaient sous le signe de la liberté et du progrès, si la culture y occupait une place de choix, si les universités étaient rayonnantes et si l’administration publique était la plus progressive du pays - et rien de tout cela ne présuppose une déclaration d’indépendance ! -, les Canadiens français n’auraient plus à se battre pour imposer le bilinguisme, la connaissance du français deviendrait pour l’anglophone un "status symbol", cela deviendrait même un atout pour les affaires et pour l’administration. Ottawa même serait transformée, par la compétence de nos politiques et de nos fonctionnaires ». (19)
La logique du système semble inconsciemment fidèle à son but. Est-il besoin ici de faire le point avec l’entreprise, inconsciente sûrement, de « déréalisation » du Canada français dans sa globalité ? Celui qui veut percer doit renoncer à l’élan culturel qui lui est donné par le Canada français et, au départ, se trouve une situation de fatigue culturelle, dragon intérieur dont il doit triompher individuellement comme pour faire la preuve que, par lui, le Canada français a droit à l’existence ! Mais on oublie que cela ne peut se réaliser qu’au niveau de l’exception et, par conséquent, ne valorise que l’individu car, pour ce qui est de la culture qu’il incarne, sa dévaluation se trouve impliquée dans le triomphe « exceptionnel ». « ... la réussite personnelle et localisée tend d’autant plus à se poser pour soi comme moment essentiel que la réussite commune semble plus compromise ou plus éloignée. » (20)
La « fonctionnarisation » globale
Mais pourquoi faut-il que les Canadiens français soient meilleurs ? Pourquoi doivent-ils « percer » pour justifier leur existence ? Cette exhortation à la supériorité individuelle est présentée comme un défi inévitable qu’il faut relever. Mais ne l’oublions pas, le culte du défi ne se conçoit pas sinon en fonction d’un obstacle, d’un handicap initial, et peut se ramener, en dernière analyse, à une épreuve de force à laquelle est soumis chaque individu. L’exploit seul nous valorise et, selon cette exigence précise, il faut convenir que Maurice Richard a mieux réussi que nos politiciens fédéraux. Nous avons l’esprit sportif sur le plan national et comme nous rêvons de fabriquer des héros plutôt qu’un État, nous nous efforçons de gagner individuellement des luttes collectives.
Si le défi individuel que chaque Canadien français tente en vain de relever dépend de la position du groupe canadien-français considéré comme totalité, pourquoi faut-il relever ce défi collectif comme s’il était individuel ? Ne serait-il pas plus logique de répondre collectivement à une compétition collective et de conjurer globalement une menace globale, inhérente à la situation du Canada français par rapport à son partenaire fédéral anglophone ?
« Si l’État canadien a fait si peu de place à la nationalité canadienne-française, écrit Trudeau, c’est surtout parce que nous ne nous sommes pas rendus indispensables à la poursuite de sa destinée. » (21) Devenir indispensables à la destinée de l’Autre, voilà le thème de l’exorbitation culturelle exprimé avec une rare précision. Cela consiste à créer dans le groupe majoritaire le besoin du minoritaire, cette « indispensabilité » nous conférant du coup le droit à la dignité minoritaire ; ainsi, selon ce schème que Pierre Elliott Trudeau nous propose, mais qui est familier à tout consommateur de pensée fédéraliste canadienne-française, le groupe minoritaire occuperait intensément et pleinement le « si peu de place » qu’il occupe ou bien en occuperait une plus grande qu’il aurait méritée. En d’autres mots, l’existence du groupe canadien-français ne peut se justifier que si, demeurant greffé à sa majorité anglophone, celle-ci arrive à ne plus pouvoir se passer de celui-là. Au terme de cette évolution courageuse, le Canada français détiendrait une meilleure place dans l’État fédéral, mais ce ne serait toujours qu’une place, c’est-à-dire un « rôle », plus grand ou à sa mesure. Mais ce rôle, plus ou moins grand, ne sera toujours qu’un rôle : sa trajectoire politique serait infléchie d’avance par la majorité qui la lui concéderait et demeurerait fonction d’un ensemble dans lequel il devra[it] nécessairement s’insérer harmonieusement. Selon cette perspective, le Canada français détiendrait un rôle, le premier à l’occasion, dans une histoire dont il ne serait jamais l’auteur. (22)
Mais cet avenir héroïque et glorieux ressemble singulièrement à tout notre passé. Le Canada français, depuis qu'il est encadré par une structure qu'il n'invente pas, a tenu un « rôle » au fédéral, il a occupé courageusement, brillamment ou avec lassitude, une place qui, ni plus ni moins, n'a jamais été qu'à sa taille. Il aurait pu faire mieux, d'accord ; mais un fonctionnaire n'est pas un ministre : il est moins engagé dans l'affaire, se fatigue vite, ne fait pas de zèle, est plutôt méfiant et pense souvent à sa retraite. Or, qu'on me pardonne ce lien scolastique , le Canada français globalement est « fonctionnarisé » : il est employé par de grands patrons inébranlables et justes : l'État fédéral ou l'Église catholique et, en choisissant la fonctionnarisation de préférence à sa totalisation, il jouit de tous les avantages de la fonction (salaire, honneurs, sécurité, promotion) et ne connaît pas d'autre responsabilité, ni d'autre inconvénient que ceux qui sont inhérents à la subordination de toute fonction à un organisme. Fidèle à son contrat d'embauche et sensible à toutes les douceurs du paternalisme, le Canada français, fonctionnaire collectif, ne fait pas d' « histoires » et n'en veut pas avec ses patrons. Un fonctionnaire n'est ni un entrepreneur, ni un politique. Et il me semble qu'un lien existe entre notre manque d'entrepreneurs, établi dans le passé comme un défaut de race, et notre conscription globale et continuelle par de grands employeurs : l'État fédéral qui nous protège contre nous-mêmes (lisez : Duplessis) et l'Église qui, longtemps, par sa structure pyramidale, nous a tenu lieu d'état, à ce point d'ailleurs que le Canada français compte beaucoup d'institutions religieuses, un clergé nombreux, qui fonctionne bien, mais n'offre pas, en revanche, un grand exemple de foi, ni de sainteté.
Le Canada français en tant que tel est un bon fonctionnaire et son comportement regorge, en ce sens, d'indications qui dépassent de beaucoup les analogies : identification au patron, volonté de promotion, conformisme social très poussé (qui dit refoulement dit excès !), aptitude marquée à la conciliation, volonté générale d'élever son niveau de vie et, cela achève cruellement ma comparaison, intégration au système dont il est une fonction. Ainsi, nos représentants à Ottawa sont élus « députés » mais deviennent fonctionnaires une fois rendus sur la fameuse colline parlementaire. L'équivoque est donc totale à leur sujet : ce sont des élus du peuple qui ne peuvent se concevoir eux-mêmes, sauf de rares exceptions, que comme des fonctionnaires puisqu'ils représentent un peuple fonctionnarisé !
L'excentricité
La clé traditionnelle du succès du Canada français se trouve au dehors, dans une culture hétérogène. Nos députés à Ottawa et nos écrivains en France, en cherchant ailleurs une consécration et leur épanouissement, se sont imposés par le fait même un handicap si grand qu'ils se sont condamnés également à une seule forme d'action et de réussite : l'apothéose. Dans les deux cas, l'exil courageux a comporté un revers démoralisant. La percée à Ottawa et la ratification du talent à Paris comportent un sacrifice stérile, sinon tout simplement accablant : le déracinement, générateur inépuisable de fatigue culturelle, ou l'exil, le dépaysement, le reniement ne libèrent jamais tout à fait l'individu de son identité première et lui interdisent, en même temps, la pleine identité à son milieu second. Privé de deux sources, il se trouve ainsi doublement privé de patrie nourricière : il est deux fois apatride, et cet orphelinage, voulu puis fatal, même s'il ne se traduit pas par une irrégularité consulaire, est un ténia qui ronge, tandis que l'enracinement, au contraire, est une manducation constante, secrète et finalement enrichissante du sol originel.
Me dirait-on que Joyce a écrit Ulysse à cause de son exil, je répondrais que précisément Joyce n'a trouvé un sens à l'exil que dans un « repaysement » lyrique. Trieste, Paris, Zurich n'ont été pour lui que des tremplins de nostalgie d'où il a effectué, par une opération mentale délirante à la fin, un retour quotidien, d'heure en heure, à son Irlande funèbre. Qu'il ait été inhumé quelque part hors de son île, dans un cimetière suisse, cela semble un accident quand on considère que son oeuvre entière est une résurrection géniale de cette Irlande qu'il n'a jamais revue et qu'il n'aurait pu voir, de ses yeux éteints, s'il y était retourné. Il a enfanté son pays natal dans des livres aussi démesurés que son obsession. On peut même se demander si l'anglais presque incompréhensible dont il a composé pendant son « aveuglement » Finnegans Wake n'est pas l'acte ultime et révolutionnaire de cet exilé qui, dès sa jeunesse à Dublin, l'était déjà par la langue devenue « maternelle » qu'on y parlait alors : l'anglais, langue « étrangère », historiquement.
Ce n'est peut-être pas tant son propre pays qu'il a fui si rapidement, mais sa propre langue, qu'il reniait en la parlant. Il a fui la langue anglaise par ces langues « étrangères » qu'il enseignait au Berlitz et s'est attaché ainsi à tout ce qu'il y avait d' « étranger » (de non britannique) dans l'anglais. Condamné à une langue étrangère, il s'est mystérieusement vengé en la rendant étrangère à elle-même. Après l'avoir soumise totalement et lui avoir prêté une sémantique universelle, il s'est appliqué à la désarticuler jusqu'à l'incohérence ; il l'a décrite à ce point que, par cette langue éclatée, il a finalement exprimé, mais au seuil de l'incommunicable, une expérience douloureuse et passionnelle d'enracinement. L'utilisation concertée du gaélique, opération qu'il tournait en dérision, ne pouvait lui apparaître que comme du chauvinisme, soit la preuve même de la folklorisation et de l'infériorisation de sa culture. Il a plutôt choisi d'épuiser cette langue « maternelle » mais étrangère à la fois, par une inflation folle de significations, de contresens, d'origines, de dérivés si bien que, sous ce flot irrésistible et magique de mots « dépaysés », c'est une Irlande natale qui se dévoile, profondément contaminée par les croisements de mots, une Irlande tragique, dérisoire, hésitante, aimée et détestée, une île finie, patrie retrouvée mais presque impossible.
D'autre part, mais je passe à la réfutation d'un Joyce déraciné par une éclipse, Faulkner, Balzac, Flaubert, Baudelaire, Mallarmé, Goethe ont écrit dans leurs pays des oeuvres universelles parce qu'enracinées. Plus on s'identifie à soi-même, plus on devient communicable, car c'est au fond de soi-même qu'on débouche sur l'expression. La compréhension ne dérive pas d'une dépersonnalisation préalable et voulue des interlocuteurs ; au contraire, le dialogue est d'autant plus riche que les deux protagonistes sont plus profondément et plus spécialement eux-mêmes.
À ce compte-là, la littérature canadienne est d'une pauvreté désolante ; nos auteurs, typiquement je dois dire, ont misé sur leur propre « dépaysement », l'ont systématisé, pour atteindre à l'universel. D'autres, les « régionalistes », ont utilisé une « authenticité folklorique » et se sont crus ainsi plus canadiens parce qu'ils monnayaient leur enracinement à rabais ou qu'ils étaient plus simplement médiocres. Ce n'est pas en renchérissant un texte de quelques « fleurs du terroir » que les reporters de Marie-Claire détectent plus vite que nous, qu'un auteur peut s'acquitter de son origine. Parce qu'ils émaillent une phrase, dont l'articulation est apprise, de quelques blasphèmes, certains auteurs s'imaginent avoir donné une existence littéraire à leur pays natal. Cela est désolant parce qu'ils finissent par se voir avec les yeux, avides d'exotisme, des étrangers qui passent deux semaines au Québec. Ce qui est typique est profond et ne saurait s'assimiler à des stéréotypes superficiels ni au régionalisme qui, selon moi, n'est enraciné que par la localisation. Le problème n'est pas d'écrire des histoires qui se passent au Canada, mais d'assumer pleinement et douloureusement toute la difficulté de son identité. Le Canada français, comme Fontenelle sur son lit de mort, ressent « une certaine difficulté d'être ».
Nos politiciens fédéraux, ayant franchi l'étape première de la sublimation dans un grand « tout », sont en état d'exil émotif continuel, sans quoi d'ailleurs leur situation même serait ressentie par eux comme un déchirement. Ils sont temporisateurs par vocation et nous parlent constamment d'une Confédération qui de fait n'existe pas. C'est un réflexe conditionné : comment pourraient-ils sincèrement s'enraciner dans un Canada français que politiquement, par leur présence même au fédéral, ils acceptent de sacrifier sur l'autel du plus fort ? Traîtres, non ! Nos fédéralistes sont sincères, de la leur ambiguïté.
Le Canadien français est, au sens propre et figuré, un agent double. Il s’abolit dans l’« excentricité » et, fatigué, désire atteindre au nirvana politique par voie de dissolution. Le Canadien français refuse son centre de gravité, cherche désespérément ailleurs un centre et erre dans tous les labyrinthes qui s’offrent à lui. Ni chassé, ni persécuté, il distance pourtant sans cesse son pays dans un exotisme qui ne le comble jamais. Le mal du pays est à la fois besoin et refus d’une culture-matrice. Tous ces élans de transcendance vers les grands ensembles politiques, religieux ou cosmologiques ne remplaceront jamais l’enracinement ; complémentaires, ils enrichiraient ; seuls, ces élans font du Canadien français une « personne déplacée ».
Je suis moi-même cet homme « typique », errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle. Combien de fois n’ai-je pas refusé la réalité immédiate qu’est ma propre culture ? J’ai voulu l’expatriation globale et impunie, j’ai voulu être étranger à moi-même, j’ai déréalisé tout ce qui m’entoure et que je reconnais enfin. Aujourd’hui, j’incline à penser que notre existence culturelle peut être autre chose qu’un défi permanent et que la fatigue peut cesser. Cette fatigue culturelle est un fait, une actualité troublante et douloureuse ; mais c’est peut-être aussi le chemin de l’immanence. Un jour, nous sortirons de cette lutte, vainqueurs ou vaincus. Chose certaine, le combat intérieur, guerre civile individuelle, se poursuit et interdit l’indifférence autant que l’euphorie. La lutte est fatale, mais non sa fin.
Le Canada français, culture fatiguée et lasse, traverse depuis longtemps un hiver interminable ; chaque fois que le soleil perce le toît de nuages qui lui tient lieu de ciel, ce malade affaibli et désabusé se met à espérer de nouveau le printemps. La culture canadienne française, longtemps agonisante, renaît souvent, puis agonise de nouveau et vit ainsi une existence faite de sursauts et d'affaissements.
Qu’adviendra-t-il finalement du Canada français ? A vrai dire, personne ne le sait vraiment, surtout pas les Canadiens français dont l’ambivalence à ce sujet est typique ; ils veulent simultanément céder à la fatigue culturelle et en triompher, ils prêchent dans un même sermon le renoncement et l’ambition. Qu’on lise, pour s’en convaincre, les articles de nos grands nationalistes, discours profondément ambigus où il est difficile de discerner l’exhortation à la révolution de l’appel à la constitutionnalité, la fougue révolutionnaire de la volonté d’obéir. La culture canadienne-française offre tous les symptômes d’une fatigue extrême : elle aspire à la fois à la force et au repos, à l’intensité existentielle et au suicide, à l’indépendance et à la dépendance.
L’indépendance ne peut être considérée que comme levier politique et social d’une culture relativement homogène. Elle n’est pas nécessaire historiquement, pas plus que la culture qui la réclame ne l’est. Elle ne doit pas être considérée comme un mode d’être supérieur et privilégié pour une communauté culturelle ; mais, chose certaine, l’indépendance est un mode d’être culturel tout comme la dépendance. Sur le plan de la connaissance, les modes d’être d’un groupe culturel donné sont également intéressants.
La connaissance se préoccupe des réalités, non des valeurs.
FATIGUE DIALECTIQUE
« La lutte est intelligibilité. » (23) - Jean-Paul Sartre
Si la situation de tension est inhérente à la dialectique et que celle-ci oppose deux pôles adverses qui se révèlent l'un à l'autre dans une situation progressive, c'est commettre un acte de lèse-dialectique que de nier que le Canada est un cas dialectique bien défini, où se confrontent deux cultures. Il est plus logique d'aller dans le sens de cette opposition critique des deux cultures, si l'on veut en arriver à comprendre quelque chose à la situation canadienne, que de désaxer la dialectique historique dans laquelle le Canada français se trouve impliqué, en situant le pôle supérieur à un niveau très élevé.
Ce désaxement logique revient à dire ceci : « Le Canada français est bien petit face à cette réalité X ... et sa globalité devient particularisme selon ce nouvel ordre de grandeur. » Par exemple, on peut écraser dialectiquement le Canada français en lui octroyant comme point de comparaison, soit la grande masse américaine qui nous envahit, soit la menace d'une guerre atomique mondiale, soit l'urgence d'un désarmement mondial, soit l'universalité de la religion catholique, soit le socialisme mondial, etc. L'invocation d'une réalité lointaine et idéale qui accable notre culture revient souvent chez nos idéologues et correspond, pratiquement, à une volonté de voir dans la culture canadienne-française une réalité « réduite ». Les grandes réalités appelées au secours par nos penseurs ne sont pas dépourvues de poids ou de signification, mais elles se caractérisent, du point de vue du Canada français, par un moindre degré d'action dialectique sur sa culture. Par leur démarche, elles déréalisent le Canada français qui, sous le coup d'une comparaison accablante, devrait concevoir une grande culpabilité d'exister en tant que tel, alors qu'il y a de si grands problèmes.
Une autre façon de déréaliser le Canada français est de n’accepter que sa traduction administrative comme province. « Le Québec est une province comme les autres », ce qui revient à n’accepter la réalité de la culture canadienne-française que selon les termes légalistes de la Confédération qui régionalise et provincialise cette culture. Ce raisonnement est l’inversion de l’autre selon la grandeur du pôle de confrontation mais le même, structuralement, en ce qu’il escamote l’axe Canada français-Canada anglais qui, historiquement et politiquement, est le plus constitutif, ce qui n’exclut pas les relations pluridimensionnelles du Canada français avec le monde et l’histoire.
Somme toute, nos penseurs ont à maintes reprises refusé la dialectique historique qui nous définit et ont fait appel à une autre dialectique qui, en élargissant la confrontation ou en la rapetissant à outrance, signifiait un refus de considérer le Canada français comme une culture globale. Ce refus a constitué la base idéologique de plusieurs systèmes de pensée au Canada. Nos penseurs ont déployé un grand appareil logique pour sortir de la dialectique canadienne-française qui demeure, encore aujourd’hui, épuisante, déprimante, infériorisante pour le Canadien français. Le « comment en sortir ? » a été le problème fondamental de nos penseurs et leurs fuites dialectiques ne font qu’exprimer tragiquement ce goût morbide pour l’exil dont nos lettres, depuis Crémazie, ne font que retentir. Ce qu’ils ont fui, dans le gaspillage idéologique ou les voyages, c’est une situation intenable de subordination, de mépris de soi et des siens, d’amertume, de fatigue ininterrompue et de désir réaffirmé de ne plus rien entreprendre.
Le Canadien français se présente souvent, dans ses plus hauts porte-parole, comme un peuple blasé qui ne croit ni en lui ni en rien. L’auto-dévaluation a fait son œuvre, depuis le temps, et s’il fallait n’en citer qu’une preuve, je mentionnerais la surévaluation délirante dans laquelle donne maintenant le Canadien français séparatiste. Il se bat les flancs, mais il faut dire, à sa décharge, que s’il ne le fait pas, il risque bien, conditionné comme il l’est à l’affaissement et à la défaite, de se prendre pour le dernier des idiots et que son propre milieu ne manque jamais de lui faire savoir.
Le Canada français, culture agonisante et fatiguée, se trouve au degré zéro de la politique. Ceux qui ont réussi en politique au Canada français, ce sont les a-nationaux, c'est-à-dire ceux qui « représentaient » le mieux ce pcuple déréalisé, parcellisé et dépossédé par surcroît. La réussite de nos politiciens au fédéral a reposé sur leur déglobalisation culturelle. Leur « inexistence » a été à l'image de la culture harnachée qu'ils représentaient et qu'ils se sont à peu près tous empresser de « fatiguer » encore plus en la folklorisant, si bien que le gouvernement fédéral, par sa durée même, proclame qu'il n'existe plus de tension dialectique entre la culture canadienne-française et l'autre. Le gouvernement fédéral n'est pas le lieu d'une lutte fondamentale et constituante ; en fait, il ne l'a jamais été, ou si peu. Cette superstructure fédérale, en consacrant l'apaisement politique du Canada français, ne résulte pas de la dialectique historique des deux Canada, mais de la volonté de supprimer cette dialectique, si bien qu'Ottawa, capitale entre deux cultures, règne en fait sur dix provinces. Le portrait politique du Canada défigure la réalité de l'affrontement de deux cultures et noie cet affrontement dans un régime unitaire déguisé qui légalement considère le Canada français comme une province sur dix. La lutte dialectique entre les deux Canada ne se déroule pas à Ottawa ; elle est « dépolitisée » en ce sens, du moins, que nulle « institution » n'émane d'elle, ni ne la contient. Cette lutte dialectique se déroule ailleurs, un peu partout et jusqu'au fond des consciences. Ce n'est pas à nous de dire si elle aboutira, mais il importe de savoir qu'elle continue et qu'elle devient de plus en plus inévitable. La fatigue, si grande soit-elle, n'est pas la mort.
L'universalisme
On m'aurait mal compris si, au cours de ce texte on avait cru que je dépréciais l'universalisme parce que j'ai tenté de rétablir la réalité des phrases « transitoires » de l'Histoire, ainsi que l'importance d'une culture propre ou du « fait national ». (24)
L'universalisme ne doit évoquer en rien les hégémonies ou les anciens empires, et ne saurait s'édifier sur le cadavre des cultures « nationales » non plus que sur celui des hommes. Je crois sincèrement que l'humanité est engagée dans une entreprise de convergence et d'union. Mais ce projet d'unanimisation, comme le décrit Senghor d'après Teilhard de Chardin, doit ressembler, pour s'accomplir, à un projet d'amour et non de fusion amère dans une totalisation forcée et stérile. La dialectique d'opposition doit devenir une dialectique d'amour. La cohérence universelle ne doit pas se faire au prix de l'abdication de la personne ou des « rameaux humains ».
Qu'on me permette ici de citer Teilhard de Chardin, dont la pensée me paraît exprimer adéquatement cette réconciliation finale du particulier et du général, de ce qui est « propre » et de ce qui est « universel » : « L'amour a toujours été soigneusement écarté des constructions réalistes et positivistes du Monde. Il faudra bien qu'on se décide un jour à reconnaître en lui l'énergie fondamentale de la Vie, oui, si l'on préfère, le seul milieu naturel en quoi puisse se prolonger le mouvement ascendant de l'évolution.
L'amour qui resserre sans les confondre ceux qui s'aiment, et l'amour qui leur fait trouver dans ce contact mutuel une exaltation capable, cent fois mieux que tout orgueil solitaire, de susciter au fond d'eux-mêmes les plus puissantes et créatives originalités. L'Union différencie, disais-je, ceci ayant pour premier résultat de conférer à un Univers de convergence le pouvoir de prolonger, sans les confondre, les fibres individuelles qu'il rassemble. Dans un Univers de convergence, chaque élément trouve son achèvement non point directement dans sa propre consommation, mais dans son incorporation au sein d'un pôle supérieur de conscience en qui seul il peut entrer en contact avec tous les autres. Par une sorte de retournement dans l'Autre, sa croissance culmine en don et en excentration ». (25)
L'union, d'accord ! mais entre des existants qui se reconnaissent mutuellement. Cette union planétaire, dont parle Teilhard de Chardin, ne saurait ressembler à un règne constitutionnel des plus forts sur les disparus virtuels ni à la domination d'un tout légal et extérieur sur ses parties. Et je reprends la formule de Teilhard de Chardin : « Il faut des nations pleinement conscientes, pour une terre totale », formule qui m'apparaît plus comme l'expression d'un universalisme impatient de s'affirmer comme tel, fût-ce aux dépens de toutes les existences à qui il propose l'extase, mais non le plus-être individuel sans lequel il deviendrait futile de vouloir s'unir.
Le progrès continu et irréversible est peut-être réel, mais selon un tel espace et une mesure si longue du temps humain, que nulle révolution ne peut dogmatiquement décréter que toutes celles qui ne semblent pas la continuer sont de trop ou périmées. Qui donc peut se vanter d'avoir à ce point fait avancer l'humanité que des entreprises, imprévues par lui, monopole certain de la révolution et n'a le droit, par conséquent, de condamner des révolutions divergentes ou selon une trajectoire. « Idéalement, écrit Roland Barthes, la Révolution étant une essence, a sa place partout, elle est logique et nécessaire en n'importe quel point des siècles ». (26)
Hubert Aquin, 1962
Références :
1. Oeuvres de Teilhard de Chardin, tome V, p. 74.
2. In Cité libre, numéro 46, avril 1962.
3. P.E. Trudeau, idem.
4. Les guerres « nationalistes » du 19ième siècle sont parfois attribuées, en remontant la chaîne des « causes », au Congrès de Vienne de 1815, premier « sommet » pour la paix : « À Vienne, la carte de l'Europe est refaite. Mais la liberté, l'esprit des nationalités, le droit des peuples sont tenus à l'écart de cette construction. L'acte final de Vienne contient la germe des guerres qui vont ensanglanter la deuxième moitié du XIXe siècle. Les nationalités opprimées dans leur élan accentueront la discorde entre les gouvernements et les peuples. » Félix Ponteil, L'Éveil des nationalités et le mouvement libéral, P.U.F., Paris, 1960, p. 4.
5. « Le professeur Wright note qu'entre 1482 et 1941, c'est-à-dire entre le traité d'Arras qui consacrait le succès des efforts de Louis XV et en fait la fin de la féodalité, et l'entrée des États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale, on peut compter 278 guerres et 700 millions de victimes directes. » Général Gallois, cité par Louis Armand, dans Plaidoyer pour l'avenir, Calman-Lévy, 1961, p. 146.
6. Pierre Elliott Trudeau mentionne aussi, comme autre cause extérieure de la guerre, la technologie moderne. Sur ce point, il fait une invention causale. La corrélation technologie-guerre me paraît fonctionner dans l'autre sens : c'est la guerre, assurément, qui a créé l'outil et non celui-ci qui a engendré la guerre. L'outil toutefois a dû agir, en retour, pour perfectionner ou étendre les moyens de destruction, mais on ne saurait accabler le progrès technique qui, sur le plan fonctionnel, peut aussi bien servir que détruire. Il en va ainsi du feu.
7. Je trouve dans Teilhard de Chardin cette phrase : « ... la vraie paix n'est pas la cessation ni le contraire de la guerre, elle est bien plutôt une forme naturellement sublimée de celle-ci. » Oeuvre de Pierre Teilhard de Chardin, tome V, p. 196.
8. Claude Lévi-Strauss, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, 1961, Julliard, pp. 41-45.
9. Cheikh Anta Diop, in Présence Africaine, numéro 24-25, 1959, p. 376.
10. « Le concept de nation ... c'est un concept qui pourrit tout », p. 6, idem.
11. Idem, p. 15.
12. André Langevin, « Einstein et la paix », le Nouveau Journal, Montréal, avril 1962.
13. « Cette peur de la guerre fatale, cette peur qui ne voit de remède à la guerre que dans une peur accrue de la guerre, c'est cela qui empoisonne l'atmosphère autour de nous. » Oeuvres de Pierre Teilhard de Chardin, tome V, p. 191.
14. La notion de culture, d'après E.B. Tylor, est : « That complex whole which includes knowledge, belief, art, morals, laws, custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a member of society », Primitive culture, Londres, 1871, vol. 1, p. 1. Plus près de nous, Cl. Lévi-Strauss précise : « Le langage est à la fois le fait culturel par excellence et celui par l'intermédiaire duquel toutes les formes de la vie sociale s'établissent et se perpétuent. » Anthropologie structurale, Paris, 1958, p. 392.
15. Aimé Césaire, « Culture et colonisation », conférence prononcée à la Sorbonne en septembre 1956.
16. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1960, p. 715.
17. Pierre Elliott Trudeau, « La nouvelle trahison des clercs », Cité libre, avril 1962, p. 16.
18. « ... l'image qu'un peuple se fait de lui-même n'est pas moins stéréotypée que celle qu'il se fait des autres, car elle procède des mêmes méthodes irrationnelles, arbitraires et irresponsables », Jean Stoctzel, Jeunesse sans chrysanthème ni sabre, Paris, 1953, p. 15.
19. Pierre Elliott Trudeau, « La nouvelle trahison des clercs », Cité libre, avril 1962, p. 16.
20. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1960, p. 572.
21. Pierre Elliott Trudeau, idem, p. 10.
22. Lord Durham disait vrai, en ce sens, quand il a écrit que le Canada français était un peuple sans histoire ! L'Histoire étant évidemment dévolue au peuple canadien-anglais, il ne nous resterait qu'à la prendre comme on prend un train. Si nous acceptons de jouer un rôle, si noble soit-il, c'est forcément à l'intérieur d'une histoire faite par d'autres. On ne peut à la fois être une fonction et l'organisme qui la régit, une entité culturelle « enrôlée » et une totalité historique. J'emploie ici le mot histoire dans son sens hégélien qui est aussi celui du Star de Montréal (« History in the making »). Pour ce qui est de la science historique, c'est autre chose. Nous en avons une ; hélas, elle n'intéresse que nous.
23. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1960, p. 753.
24. « Marx minimisait le fait national. Les jeunes nationalismes de couleur lui infligent un démenti. Mais là où les nationalistes ne veulent voir qu'un phénomène racial, religieux, politique ou social, Teilhard de Chardin découvre une synthèse « ethnico-politico-culturelle ». Il conclut : « La subdivision ou unité naturelle d'humanité n'est donc ni la seule race des anthropologistes, ni les seules nations ou cultures des sociologues ; elle est un certain composé des deux, auquel, faute de mieux, je donnerai désormais le nom de rameau humain ». (Oeuvres de Pierre Teilhard de Chardin, tome III, p. 284). Et de citer l'exemple de la France » Léopold Sédar Senghor, Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, Seuil, Paris, 1962, p. 49.
26. Roland Barthes, Michelet par lui-même, Seuil, Paris, 1954, p.55
25. Pierre Teilhard de Chardin, Oeuvres, V, pp. 75-76.
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