tant présentement dans la ville d’Oaxaca, dans le sud du Mexique, j’ai pu visiter quelques églises de la région et assister à une incroyable messe de Pâques à la Basilique de Nuestra Señora de la Soledad, ce joyau patrimonial. À chaque visite, j’ai été frappé de constater que les bénitiers avaient été remplacés par des distributeurs de gel désinfectant.
Depuis le début de la crise, certains s’amusent à présenter le « sanitarisme » comme une nouvelle religion, mais il n’y a rien de plus évocateur que cette transition rituelle. Surtout dans ce pays rebelle où la population est loin de suivre à la lettre les consignes sanitaires.
À l’entrée des temples, les fidèles ne trempent plus leurs mains dans ce symbole de vie qu’est l’eau bénite, mais dans cette gelée visqueuse destinée à conjurer une mort hypothétique. Et si le sanitarisme devenait vraiment un nouveau culte ?
De nouveaux rituels de purification
À force de fréquenter ce peuple intuitif, j’en suis aussi venu à la conclusion que bien des Mexicains voyaient leur masque comme une amulette. Au Mexique, la vie poursuit son cours, du moment que, dans les endroits prescrits, tous gardent sous les yeux ce bout de tissu magique. Les esprits protecteurs veillent sur vous.
À l’entrée de certains restaurants, un préposé vous asperge d’une vapeur blanche avec une longue tige, nouveau goupillon d’un monde qui se doit d’être désinfecté du péché infectieux. Une fois entré dans l’établissement, presque rien n’a changé.
Il ne s’agit pas de relativiser la gravité de la pandémie ou d’en appeler au non-respect des consignes. Il s’agit plutôt de réaliser que nous ne vivons pas seulement une crise sanitaire, mais une crise anthropologique. Il faudrait dire aussi une crise spirituelle.
Nous sommes sur le point de franchir les premières lignes d’un nouveau paradigme. Cette nouvelle ritualité n’est que la part visible d’une mutation des mentalités en cours. Les jarres de Dieu sont vides et celles de l’Homo sanitarus sont pleines.
Au Mexique, comme un peu partout en Occident, tous ces petits gestes n’ont pas qu’une fonction sanitaire commandée par la science : ce sont aussi des pratiques de dévotion. Des penseurs comme Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade ont fait remarquer que les rites et les mythes qui les nourrissent étaient encore présents dans la vie des Modernes.
Un nouveau rapport à la vie
Il ne s’agit pas de relativiser la gravité de la pandémie ou d’en appeler au non-respect des consignes. Il s’agit plutôt de réaliser que nous ne vivons pas seulement une crise sanitaire, mais une crise anthropologique. Il faudrait dire aussi une crise spirituelle.
Dans les sociétés comme le Mexique, à cheval entre tradition et modernité, le sanitarisme peut se greffer aux croyances religieuses, mais il est beaucoup mieux implanté en Occident, où il a pris racine.
Dans les pays occidentaux, ce monde ultra sécurisé dans lequel nous pénétrons est d’abord celui de l’absence de Dieu dans le cœur des hommes. C’est le monde du refus de la finitude, de la moindre petite dose de fatalité… et de la providence. Nous pouvons faire attention à notre santé tout en prenant conscience de ce nouveau rapport à la vie.
Cette manière inédite d’appréhender la vie (et donc la mort) n’est pas sortie de nulle part. Ce n’est pas un produit ex nihilo. Il y a quelques dizaines d’années à peine, nous n’aurions sans doute pas réagi de la même façon à cette pandémie qui semble vouloir se poursuivre. Notre réaction est l’aboutissement d’un désir d’immortalité propre à la modernité, et par le fait même, des idéologies ayant fait de la mort un tabou.
Dans un article qui a fait l’objet d’une vive discussion, l’essayiste américain Jeffrey A. Tucker a osé rappeler qu’avait lieu en 1969 le légendaire festival Woodstock, alors que sévissait la grippe de Hong Kong. On estime à un million le nombre de victimes de cette grippe dans le monde, ce qui n’est pas négligeable pour l’époque.
La Déesse Sécurité
Autant le nouvel ordre sanitaire fait appel à une certaine religiosité, autant est-il privé de la sagesse capable de reconnaitre la vulnérabilité de l’Homme. Paradoxalement, la crise nous a rappelé à quel point nous étions fragiles, mais au lieu de tous en prendre acte et de composer avec l’incertitude, certains privilégiés se réfugient dans un confort individuel hostile à la vie collective.
Au Québec, en particulier, nous cherchons encore des boucs émissaires pour nous faire croire que nous avons encore le plein contrôle sur la situation et sur les courbes. Quand ce ne sont pas les voyageurs qui paient le prix de notre anxiété, ce sont de jeunes festifs désireux d’avoir une vie sociale le temps d’une soirée. Nous vivons dans l’illusion du contrôle absolu, comme si nous pouvions contrôler les moindres faits et gestes de tous les gens qui composent la population.
Les sociétés modernes se sont affranchies de Dieu et de toute fatalité pour finalement tendre à enchainer leurs membres à l’idéal du risque zéro. Libérés des tutelles religieuses, mais à jamais prisonniers de leur condition de mortels, les hommes trouveraient maintenant du réconfort auprès de la Déesse Sécurité. La liberté est source d’angoisse. Le confinement serait plus rassurant.
Mais il n’est pas trop tard pour revenir sur nos pas.
Nous pouvons aussi voir cette crise comme une occasion. Non pas comme une chance, mais comme un signe. Cette pandémie a révélé d’importants travers de nos sociétés, travers que nous n’aurions jamais pu voir d’aussi près. Cette crise sanitaire a eu l’effet d’une loupe. Il faut espérer que ces évènements alimentent nos réflexions sur le genre de vie que nous voulons mener, plutôt que de devenir un prétexte pour le début d’une nouvelle utopie.