Une page de l’histoire industrielle de l’Amérique du Nord se tourne avec la fermeture annoncée de l’usine Rio Tinto Alcan de Shawinigan. La première coulée d’aluminium du Canada s’est faite à Shawinigan en 1901, à l’usine de la Pittsburgh Reduction, qui allait donner naissance au géant Alcan. La perte de 450 emplois fait mal dans la « ville de l’électricité », qui fut l’une des plus industrialisées — et prospères — du continent.
Rémi St-Onge avait un pincement au coeur, vendredi matin, en arrivant à la shop. Il ressentait plein d’émotions contradictoires. La fierté d’avoir tout donné. La tristesse de perdre son emploi, de renoncer à l’ambiance de travail, à la camaraderie. Et il cachait mal une certaine amertume, deux jours après l’annonce de la fermeture de l’usine d’aluminium qui fait partie du paysage depuis sept décennies à Shawinigan.
« Je me sens comme quand mon père est décédé. Je suis en deuil », dit le tuyauteur de 61 ans, qui a travaillé 11 ans à l’usine de la rue Saint-Sacrement. Une affaire de famille : son beau-père, James McCulloch, a travaillé 45 ans à l’usine.
Rémi St-Onge aime son travail. Il est bien payé, près de 40 $ de l’heure. Il a 11 semaines de vacances par année. Oui, 11 semaines de vacances par année. Les 450 travailleurs de l’usine ont les meilleurs emplois en ville. Tellement bons, les emplois, que l’entreprise va mettre la clé dans la porte.
Mise en service en 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale, pour produire du matériel militaire destiné à combattre Hitler, l’usine était devenue improductive. Le procédé Söderberg, qui sert à produire l’aluminium à Shawinigan, est considéré comme désuet, polluant et trop coûteux. Rio Tinto Alcan a jugé plus rentable de fermer la shop que d’investir des centaines de millions pour garder les jobs à Shawinigan.
« Depuis la fusion avec Rio Tinto [en 2007], Alcan n’est plus l’entreprise québécoise qu’elle était,dit Louis Dallaire, président du syndicat des employés de l’usine. Avec Alcan, on sentait vibrer la fibre de Shawinigan, berceau de l’aluminium. On s’est vite rendu compte que ça ne veut rien dire pour Rio Tinto. »
André « Junior » Jourdain, 55 ans, entré à l’usine en 1978, trouve lui aussi que la fusion avec Rio Tinto a marqué un tournant pour l’usine de Shawinigan. « Rio Tinto, c’est un géant minier qui vaut des milliards. L’entreprise a les moyens de te soutenir dans les temps difficiles, mais elle peut aussi te rayer de la carte sans aucun sentiment. Depuis deux ans, c’était toffe. On fendait les cennes en quatre. Les gars se faisaient pousser dans le dos », dit ce membre de l’exécutif syndical.
« Pas de bouton de panique »
La fermeture de l’usine n’est quand même pas une surprise pour personne. Le coup fatal est simplement arrivé un an plus tôt que prévu. Les 10 grandes cheminées, qui crachent un nuage gris sur le quartier Saint-Marc depuis un demi-siècle, se tairont à la fin de l’année 2013, plutôt qu’à la fin de 2014.
« On n’est pas sur le bouton de panique ce matin », affirme sans détour le président du syndicat. L’exécutif syndical a négocié depuis une quinzaine d’années une série de mesures visant à étirer la vie de l’usine et à préparer les employés à l’après-Alcan.
En 2005, les travailleurs ont fait une grosse concession à l’entreprise en acceptant l’arrivée d’employés sous-traitants à des conditions de travail nettement moins avantageuses que les permanents. « Ça nous a permis de gagner du temps. On est convaincus que l’usine aurait fermé plus tôt sans ça », dit Louis Dallaire.
L’entreprise a aussi créé un fonds d’un million de dollars, en collaboration avec les gouvernements, pour aider les travailleurs à perfectionner leurs connaissances, à réorienter leur carrière et même à faire leur CV. Une cinquantaine d’employés ont appris à conduire des camions semi-remorque. D’autres ont appris à opérer de la machinerie lourde dans l’industrie forestière (en crise, en Mauricie comme ailleurs…).
Surtout, le syndicat a négocié des indemnités de départ qui permettent aux travailleurs de respirer un peu. De réfléchir. Et de repartir du bon pied. Tout le monde est assuré d’avoir une paye jusqu’au 7 août 2014, même si l’usine fermait ses portes demain matin. Les employés ont aussi droit à deux semaines de salaire par année de service, plus des vacances accumulées. En gros, ça donne à peu près deux ans de salaire, pour bien des travailleurs.
« Ça nous donne le temps de nous retourner de bord. On ne se fera pas pousser dans le dos par l’assurance-emploi, qui force le monde à accepter n’importe quelle job à n’importe quelles conditions », dit Raymond Hamel, 45 ans.
Ce mécanicien n’a aucune idée de ce que l’avenir lui réserve. Il n’est pas nerveux pour autant. Il a bon espoir de trouver du travail. Plusieurs employés vont prendre leur retraite. D’autres vont retourner sur les bancs d’école. D’autres espèrent trouver une place ailleurs chez Rio Tinto Alcan au Saguenay, même si les chances que ça arrive semblent minces. D’autres encore sont prêts à déménager femme et enfants pour trouver un emploi payant.
« Ça va faire mal à la ville »
« Il va peut-être falloir déménager pour trouver de bonnes jobs. Il n’y aura plus d’ouvrage à 35 $ l’heure à Shawinigan. Je suis prêt à aller n’importe où. Dans le Nord, à Saguenay, à Bécancour », dit Philippe Dumont, père de trois enfants qui fait partie des jeunes employés permanents, à 42 ans.
Son immense Dodge Ram orange fait tourner les têtes, dans le bas de la ville. Philippe Dumont, sa femme et leurs enfants aiment leur vie à Shawinigan. Il n’y a pas de stress. Le coût de la vie est bas. Le parc national de la Mauricie est situé à une demi-heure du centre-ville. Mais la perspective de travailler à 18 $ l’heure, dans une des PME qui prennent tranquillement la relève des usines, ne lui dit rien de bon.
« Les jeunes quittent la région. Ça va faire mal à la ville », dit-il. Son collègue David Grenier, lui, préfère rester. Il réfléchit. Comme bien des Shawiniganais, il est prêt à faire l’aller-retour matin et soir vers les usines de Bécancour ou de Trois-Rivières. Sa conjointe a un bon emploi d’enseignante. « Je peux me permettre une baisse de salaire », dit-il.
Les gars de l’usine Alcan sont fiers. Courageux. Debout. En deux jours à Shawinigan, on n’en a pas entendu un seul se plaindre. Ils ne le disent pas, mais ils sont peut-être un peu sonnés par la fermeture annoncée de l’usine. « À l’annonce de la fermeture, sur le coup, les gars ne réagissaient pas, dit Serge Berthiaume, responsable de la santé et sécurité à l’exécutif syndical. J’en ai vu deux ou trois qui étaient songeurs ce matin. Il y en avait un qui fumait tout seul dans son coin. C’est comme un divorce. Certains s’en remettent en six mois, pour d’autres, ça prend plus de temps. »
Survivre dans la jungle
Ces gars-là sont des toffes. Dans les quatre salles de cuves, l’aluminium en fusion atteint 1200 degrés, raconte Serge Berthiaume. 1200 degrés Fahrenheit ou 1200 degrés Celsius ? « Je le sais pas, mais je peux te dire que c’est chaud en tabarnak ! »
En 32 ans à l’usine, il a vu des collègues perdre des mains, des pieds, dans ces cuves à l’allure de volcans. Il a vu la visière du casque de sécurité d’un collègue fondre sous ses yeux. Des gants prendre feu spontanément. Mais étonnamment, les accidents sont rares. Les employés s’entraident, se surveillent, se conseillent. Et la sécurité est une priorité pour l’entreprise.
Dans les salles de cuves, les employés travaillent 15 minutes par heure, et se reposent les 45 autres minutes. C’est trop chaud. « La charte dit 15 minutes, mais on travaillait un peu plus, sinon on n’avait pas le temps de faire la job », dit Serge Berthiaume.
« Les gars en donnaient un peu plus. » Les relations de travail ont déjà été houleuses dans le passé, mais l’usine de Shawinigan avait la réputation d’aimer le travail bien fait. De toute évidence, le travail bien fait ne suffit plus pour survivre dans la jungle des marchés financiers internationaux.
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