Il existe un immense malentendu autour de la question de «l’islamophobie», et il ne semble pas à la veille de se dissiper. Qu’il faille reconnaître l'existence d'une telle chose qu’une haine des musulmans dans notre société, pouvant pousser à l’horreur absolue, comme on l’a vu à la fin janvier à Québec, c’est un fait, et elle doit être vigoureusement combattue, même s’il faut préciser qu’il s’agit d’un phénomène marginal, qui n’engage aucunement la population dans son ensemble. Mais qu’il faille conceptualiser cette haine en parlant d’islamophobie, c’est bien moins certain. Cette querelle n’en est évidemment pas qu’une de vocabulaire : elle masque un conflit politique et idéologique que nous ne parvenons pas toujours bien à décrypter et comprendre. La querelle de l’islamophobie est fort confuse dans le monde occidental et c’est l’immense mérite du dernier essai de Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire: islamophobie et culpabilité (Grasset, 2017), de la clarifier.
Bruckner est le premier à en convenir: «le vocable islamophobie est entré dans le lexique mondial» (p.16). Mais il ne s’y résout pas, car ce terme brouille la réalité davantage qu’il ne l’éclaire. «Il arrive que les langues tombent malade» (p.16), nous dit d’ailleurs Bruckner. Que doit désigner ce vocable? La haine des musulmans? La méfiance devant une civilisation qui a connu de nombreux conflits avec le monde occidental au fil des siècles? Le constat de la difficile intégration des populations musulmanes en Europe? La critique de l’islam en soi? Ou même la critique de l’islamisme? Le concept d’islamophobie amalgame ces phénomènes pour les fondre dans une seule et même réalité. Entre le voyou qui agresse sauvagement dans la rue une femme voilée, un homme politique critiquant le voile islamique et un philosophe critiquant le noyau théologique de l’islam, il y aurait une différence de degré, et non de nature. La question se pose: est-on encore en droit de critiquer l’islam?
Pour Bruckner, «l’accusation d’islamophobie n’est rien d’autre qu’une arme de destruction massive du débat intellectuel» (p.41). La modernité occidentale s’est construite à travers la remise en question de toutes les certitudes, quelles qu’elles soient, et qu’elles se présentent ou non comme des vérités révélées. Comme l’écrit Bruckner, «on a le droit, en régime civilisé, de refuser les grandes confessions dans leur ensemble, de les juger puériles, rétrogrades, abêtissantes» (p.45). Et aucune religion n’est en droit d’inscrire sa définition du blasphème dans le droit – d’autant que ce sont normalement les intégristes de chaque religion, particulièrement sensibles à la moindre moquerie, qui voudraient définir publiquement les limites de ce qu’on peut dire à son sujet. C’est ainsi qu’on permet à des minorités idéologiques tyranniques et intolérantes de baliser l’espace public à partir de leurs propres dogmes en faisant passer pour des esprits mesquins ceux qui ne se soumettent pas aux mêmes dogmes qu’eux. L’esprit d’examen devient suspect. Un peu plus et on restaure le péché d’incroyance.
On nous dira quelquefois que l’islamophobie désignerait une critique exagérée et injuste de l’islam. Mais qui distinguera entre une critique légitime et une critique illégitime? Entre une critique juste et une critique injuste? Le gouvernement devrait-il mandater un collège de théologiens qui devrait veiller publiquement sur la critique publique de l’islam, et plus largement, des religions? Et que faire des athées militants qui luttent contre l’idée même de Dieu? Poussons plus loin cette logique: est-ce que chaque religion est en droit de transformer en phobes infréquentables ses contradicteurs virulents ou savants? Devrait-on alors parler de cathophobie? De protestantophobie? D’orthodoxophobie? De bouddhistophobie? On voit jusqu’où peut conduire cette logique. Et dans cet esprit, et dans la mesure où l’État n’est pas en position de distinguer entre les vraies religions et les fausses, les doctrines politiques elles-mêmes pourraient-elles réclamer un même droit? À terme, ce sont les humoristes qu’on fera simplement taire, puisque n’importe quel propos grinçant peut heurter la sensibilité d’un croyant. D’ailleurs, certains ont pris des moyens extrêmes pour les faire taire.
Bruckner mène cette réflexion à la lumière d’une enquête qu’il a mené sur plusieurs décennies, depuis Le sanglot de l’homme blanc en 1983 en passant par La tyrannie de la pénitence en 2006 jusqu’au présent ouvrage. L’Occident serait de moins en moins capable de se défendre contre ceux qui le rejettent globalement et font son procès. Dans la bataille menée pour imposer le concept d’islamophobie et criminaliser d’une manière ou d’une autre ce qu’il recouvre, Bruckner voit une radicalisation de la tentation victimaire qui domine la sociologie contemporaine: je suis une victime donc j’existe! L’Occident aime se détester et a tendance à penser du bien de ceux qui le vitupèrent. Il se trouve noble de se trouver si abject, tout comme il se trouve beau se trouver si laid: ceux qui adoptent une telle posture ne font-ils pas la preuve aussi de leur supériorité morale? De là la sacralisation des minorités qui se présentent comme les grandes exclues d’une civilisation qui devrait désormais faire pénitence. Mais peut-être faudrait-il moins parler de l’Occident que de l’intelligentsia progressiste occidentale, qui domine les médias et l’université et qui impose les codes de la respectabilité dans la vie publique.
Le génie stratégique de l’islamisme, à bien des égards, vient de sa capacité à détourner l’imaginaire occidental à son avantage. Comme Bruckner le note, il y parvient d’abord sur le plan historique, en laissant croire que l’islamophobie prendrait la suite de l’antisémitisme dans ce qu’on croit être la longue histoire de l’allergie occidentale à la différence (p.97-135). Toujours, l’Occident aurait besoin de persécuter «l’autre» et serait même tenté de l’éradiquer. De ce point de vue, et par effet de miroir, ceux qui critiqueraient l’islamisme aujourd’hui seraient, même sans le savoir ou le vouloir, les successeurs des nazis d’hier. Il y parvient ensuite sur le plan juridique en présentant ses revendications communautaristes dans le langage des droits de l’homme. Nos sociétés sont mentalement désarmées devant cette manœuvre: on leur présente le voile, le niqab ou le burkini comme de simples revendications vestimentaires individuelles et elles se sentent obligées de faire semblant d’y croire. Au Canada, pourrait-on ajouter, une femme peut ainsi prêter son serment de citoyenneté en niqab, sans jamais se dévoiler, au nom des droits de la personne. On voit même des femmes politiques porter l’hidjab à la manière d’un geste d’ouverture à l’endroit des musulmans, sans même se rendre compte qu’on endosse ainsi cette étrange vision politique qui veut qu’une «bonne musulmane» soit une musulmane voilée.
D’ailleurs, c’est peut-être à propos des signes religieux ostentatoires que Bruckner écrit ses pages les plus fines et les plus perspicaces. Le discours médiatique dominant présente ces signes comme autant de marques de pudeur et de vertu – le voile représenterait un peu l’envers de la minijupe. À l’impudeur sexuelle de l’Occident libéral répondrait la pudeur vestimentaire de l’islam conservateur. Bruckner montre plutôt comment les symboles comme le voile islamique sont tout autant de marqueurs identitaires pour occuper l’espace public et se l’approprier en permettant à l’islam radical de définir ses propres conditions de participation à la vie commune, sans avoir à se plier de quelque manière que ce soit aux mœurs occidentales. Le voile sert à marquer les femmes, à les communautariser malgré elle, bien souvent, en les enrégimentant au service d’une idéologie militante. Il marque à bien des égards l’emprise de l’islamisme sur l’islam, ce qui ne veut évidemment pas dire que celles qui le portent soient nécessairement islamistes, cela va de soi. On peut dire qu’il représente à la fois la soumission de la femme à l’homme et de l’Occident à un certain islam. Il faudrait plutôt voir dans ces symboles une marque d’exhibitionnisme identitaire. Cela impliquerait toutefois de réapprendre à penser les cultures et les mœurs politiquement.
L’islamisme, en d’autres mots, s’appuie sur le multiculturalisme pour progresser. Mais ce n’est pas la seule chose que Bruckner reproche à ce dernier. Bruckner accuse le multiculturalisme d’enfermer chacun dans sa culture d’origine, comme s’il lui était interdit d’en sortir pour s’inventer autrement. Le multiculturalisme, autrement dit, transforme chacun en échantillon représentatif de son groupe d’origine: il communautarise les appartenances en cadenassant symboliquement les communautés. La promesse de la modernité occidentale est autre, rappelle le philosophe: l’individu devrait pouvoir s’arracher à tous ses déterminismes et être souverain, maître de lui-même et de son destin. On aime dire que l’islam représenterait une chance pour le monde occidental. Bruckner renverse la proposition: l’Occident serait une chance pour les musulmans voulant moderniser leur religion et sa pratique, dans la mesure où ils pourraient ici privatiser leur religion et la transformer en simple spiritualité – dans notre monde, il s’agit moins de savoir ce que l’on croit mais comment on croit, en quelque sorte. Notre civilisation serait celle de l’émancipation de l’individu. Elle se définirait par «l’impatience de la liberté, l’exigence du droit, un style de vie qui conjoint l’amour de l’existence, la poursuite du bien-être et l’accomplissement individuel» (p.237).
On retrouve ici l’individualisme libéral qui traverse l’œuvre de Bruckner et qui en fait à la fois la grandeur et la faiblesse. Car ce dernier, comme il le reconnait lui-même à demi-mots, ne saurait suffire pour définir un pays ou une civilisation. Bruckner se montre ainsi sévère envers l’héritage soixante-huitard : «il faudra réécrire un jour l’histoire de l’hédonisme soixante-huitard à la lumière des événements actuels : son culte naïf de l’instant, son tout tout de suite, bien adapté à la société de consommation, son refus de la procréation et son indifférence à l’avenir a précipité l’Europe dans le déficit démographique et le doute. La culture de la jouissance a été de pair avec la promotion du repentir et l’affaiblissement des défenses immunitaires» (p.212). Dans un même esprit, on dira que la démocratie se défend bien mal si elle ne s’adosse qu’à elle-même. Elle a besoin d’une forme de transcendance et de ressources existentielles qui ne relèvent pas de son imaginaire. L’héritage de l’antitotalitarisme au vingtième nous rappelle la part sacrée des nations et des civilisations. De Gaulle, Churchill et Soljenitsyne n’étaient pas que des modernes. Notre monde ne doit pas condamner l'enracinement au nom du cosmopolitisme, et ne doit pas non plus faire l'inverse. Il doit permettre à ces deux aspirations du coeur humain de cohabiter.
Un racisme imaginaire est un livre indispensable, brillant, où on retrouve l’incroyable sens de la formule de l’auteur, qui sait définir en quelques mots l’esprit de notre temps. Bruckner, en d’autres mots, saisit remarquablement le moment historique qui est le nôtre et donne une idée de ce que pourrait être un patriotisme occidental se portant à la défense de la part non-négociable de notre civilisation. Mais on aurait tort aussi de ne pas dire à quel point ce livre est courageux – c’est celui d’un homme d’ailleurs, qui a d’ailleurs dû récemment subir un procès dans son pays pour avoir reproché à une partie de la gauche antiraciste sa complicité avec l’islamisme. Heureusement, il a gagné. Mais on ne critique pas l’islamisme sans risquer gros aujourd’hui. Le sort de Salman Rushdie ne devrait jamais trop s’éloigner de nos esprits. Celui des journalistes de Charlie Hebdo non plus. La politique est redevenue une question existentielle : la mélancolie démocratique des lendemains de la guerre froide est derrière nous. Nous sommes entrés dans un temps tragique. Bruckner, avec sa réflexion aussi pénétrante qui vigoureuse, nous permet de mieux comprendre la question de l’islamisme, qu’elle se déploie sur le registre du terrorisme ou de la conquête idéologique. On y verra avec raison un appel à se défendre contre un ennemi décidé à nous soumettre.