Jeudi 19 mars dernier, j'ai assisté, au TNM, à une représentation de la pièce de Claude Gauvreau, La Charge de l'orignal épormyable. J'y suis encore. Cette pièce met principalement en scène Mycroft Mixeudeim, un poète et un amoureux, qu'une bande de psychologues cruels et déconnectés tentent de comprendre. Mais, faute de s'entendre sur un diagnostic précis de maladie mentale, ils finiront par l'assassiner.
Quand Lontil Déparey fait le bacon en dessous d'un Mycroft Mixeudeim vidé de son sang, pendu à quatre pieds du sol parce qu'on ne trouve pas d'égout pour y jeter son corps pourri d'imbécile, j'ai fermé les yeux devant l'insoutenable. Tout juste avant, on venait d'étrangler l'espérance et d'assassiner, à coup de pieux, la compassion, l'héroïsme et le courage. Il ne restait plus rien que l'angoisse et le vide. Même les applaudissements des spectateurs prenaient des allures ridicules. Applaudir quoi? La mort? L'angoisse? L'absurdité? Le cul-de-sac de l'existence? La cruauté? La folie?
Il fallait probablement applaudir, par politesse, mais les comédiens auraient été plus qu'émus si on ne l'avait pas fait. On ne se réjouit pas à des funérailles, qui plus est, quand ce sont ses propres funérailles, celles de l'homme postmoderne, celles de l'homme du Refus global, celles de Claude Gauvreau, tout seul et abandonné de tous.
Toute la puissance d'évocation des mots et de l'univers de Gauvreau portée avec autant de talent et de gravité venait de tous nous jeter par terre. Le miroir de notre propre angoisse trônait juste là, à deux pouces de notre coeur. Le reflet de notre imbécillité se balançait devant nous, grotesque, à quatre pieds du sol. On crachait sur le corps pendu de Mixeudeim, on l'insultait, on le piétinait. «Ce n'est pas un masochiste, criait Lontil Déparey à Mycroft Mixeudein pendu, c'est un imbécile!» Voilà que les lumières s'éteignent, les funérailles sont finies. Le corps du mort a été profané et outragé. L'homme et son humanité, la bonté, le courage et la poésie de Mycroft Mixeudeim ne sont plus qu'un accident ridicule sans valeur véritable; son corps, seulement une enveloppe absurde et sans substance.
Il fallait pleurer plutôt que d'applaudir. Et sortir dans le deuil, outré et bouleversé devant tant d'angoisse. Notre angoisse à tous.
Claude Gauvreau est un artiste. Il a une sensibilité que je n'ai pas; il perçoit des choses que je ne perçois pas. Il est l'un des signataires du manifeste du Refus global (1948) et parmi les instigateurs de toute cette démarche courageuse. Ce manifeste appelle notamment au rejet de toute contrainte ou autorité, celle de Dieu comprise. Gauvreau, qui est sensible et lucide, perçoit bien quel est le terme obligé d'une telle démarche. Sans universel, sans référent véritable en dehors de lui-même, sans un Dieu transcendant, Gauvreau est condamné à l'absurdité, à l'angoisse et à la solitude, ce qu'il met en scène avec une telle justesse qu'elle nous heurte terriblement.
Toute cette lucidité qui force l'admiration fait que Gauvreau se met lui-même en scène. Il est Vincent Van Gogh qui peint sa propre folie, une moitié d'oreille en moins. Il est Mycroft Mixeudeim. Il est cet orignal. Il est cette charge brutale, comme un baroud d'honneur à l'absurdité. Il est Mozart qu'on assassine. Il est le poète, l'amoureux, le valeureux, le révolté, le dénonciateur, le sensible, le fidèle, le juste.
En définitive, il est un homme «humain», en tout point différent d'une machine déterminée. Toute cette «humanité», qui est la nôtre, sera violemment gommée par le train inexorable d'un système fermé qui ne la reconnaît plus. À la poésie et à la bonté de Mixeudeim les autres personnages de la pièce répondront par un diagnostic, comme s'il avait besoin d'être réparé.
Sans un universel véritable, la bonté apparaît maintenant comme une pathologie plus qu'une vertu. Privé du Dieu que le Refus global a fini de faire mourir, Mycroft Mixeudeim n'est plus qu'une machine issue du hasard. Et chacun sait bien qu'une machine ne peut être ni aimable ni courageuse; c'est absurde. Alors, il faut la réparer ou s'en débarrasser puisqu'elle ne fonctionne pas bien. L'homme est ainsi évacué et assassiné, le poète et l'amoureux avec lui; place à la machine.
Nous sommes des enfants du Refus global. Nous avons fait mourir l'universel, le Dieu qui donnait sens et direction. Nous sommes maintenant des Mycroft Mixeudeim, pendus comme des imbéciles. Qu'avons-nous donc à tant applaudir?
***
Martin Généreux, Repentigny
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé