Nous le savons bien, l'Europe est notre avenir commun" : la déclaration de Berlin rédigée par Mme Merkel, pour générale et brève qu'elle soit, a le mérite de nous ramener à l'essentiel. Les vieux comme les nouveaux peuples européens n'ont de maîtrise possible sur leur avenir qu'ensemble. Dans un contexte marqué de plus en plus par la vague populiste et la réinvention du nationalisme, ce simple rappel, par celle qui s'attache à garder la maison pendant la crise, est une bouffée d'oxygène. Les raisons qui expliquent le mal-être actuel ne doivent pas, en effet, nous détourner de l'idéal de voir s'affirmer une identité européenne.
Les raisons d'être déçus et inquiets ne manquent pas. Les Européens ne savent plus ce qu'ils veulent faire de l'Europe. Ils ont cessé de s'accorder sur un idéal européen. Le dernier empruntait l'idée d'une confédération, à défaut d'une fédération, au service d'un modèle mêlant le capitalisme rhénan au colbertisme français ; d'où la force et la capacité d'entraînement du couple franco-allemand.
Le projet fondateur n'est plus. Il n'y a pas de majorité pour une Europe qui justifierait d'autres abandons de souveraineté ; pas davantage de majorité pour un "modèle" unique (il y a autant de pays séduits par le modèle libéral que par la social-démocratie) ; pas de majorité pour une harmonisation fiscale ou pour une politique budgétaire ou industrielle ; pas de consensus sur la notion de service public. La liste n'est pas exhaustive.
L'ennui est que les dirigeants français – de tous bords – sont les derniers à pouvoir se plaindre de cette situation qui fait principalement une victime : l'ambition européenne de la France, ou l'ambition française qu'était jusqu'à présent la construction européenne.
L'esprit européen, en effet, a cessé d'inspirer nos gouvernements, qui ne pensent plus l'intérêt national qu'en termes franco-français. D'Airbus à Galileo en passant par la permanente affirmation du cavalier seul sur la scène diplomatique, les exemples abondent et montrent que le "chacun pour soi" remplace cet esprit communautaire qui avait permis tant de progrès. Récemment, n'est-ce pas le Conseil d'Etat, gardien du temple républicain s'il en est, qui notait, "du président jusqu'aux fonctionnaires", une inaptitude à développer un "vrai réflexe européen" ? De même n'est-ce pas la France qui occupe l'un des derniers rangs dans l'application de directives pourtant votées avec son plein consentement ?
La France, il est vrai, n'a pas le monopole du repli national – les opinions, partout en Europe, sont sceptiques, volontiers critiques; tandis que les élites européennes se désengagent, pensent et regardent "global" ou "mondial"; à l'instar du futur premier ministre britannique, Gordon Brown, qui explique que le grand marché européen (pourtant supérieur à celui des États-Unis par la taille) n'est plus l'horizon des grandes firmes parce qu'elles sont désormais tournées vers le marché mondial. Les opinions, en revanche, regardent leur bien-être. Or les résultats ne sont pas au rendez-vous, puisque l'Asie et l'Amérique vivent une croissance record alors que celle de l'Europe reste médiocre ; alors surtout que dans les principaux pays de l'Europe continentale sévit un chômage de masse qui décourage de croire en quoi que ce soit.
Quant à la crise institutionnelle, l'absence de règles de gouvernement de l'Union simples et efficaces, elle procède du non français et, avant toute chose, renvoie la France à l'idée qu'elle se fait de son destin. Celui-ci avait été repensé il y a cinquante ans, au lendemain de l'échec de l'expédition franco-britannique de Suez. De ce fiasco stratégique était née l'idée que, hier "grande" par ses colonies, la France ne pourrait le rester qu'en se détachant de celles-ci et en construisant l'Europe. Une Europe qu'elle a, pendant cinquante ans, puissamment contribué à façonner, en franchissant une à une des étapes – la dernière en date étant l'euro – dont ses dirigeants, son administration, ses élites considéraient qu'elles étaient l'intérêt du pays. C'est une réflexion stratégique d'égale ampleur qui est redevenue nécessaire.
Parce que la victoire des souverainistes de droite comme de gauche, qui ont fait admettre le retour à la nation, obligera le pays à redéfinir son cap, ou bien à en changer, bien au-delà des propos convenus que tiennent les principaux candidats à l'élection présidentielle sur le sujet. Parce que le blocage français a mis en lumière le coma idéologique dans lequel l'Europe est plongée : zone de libre-échange certes, et après ? Doit-il d'ailleurs y avoir un après, ou plutôt un au-delà (les Britanniques ne le pensent pas) : et autour de quelles valeurs communes ? L'élargissement continu de l'Union, son absence de frontières, donc de territoire, est-il encore compatible avec un projet intégrateur qui ne paraît plus capable de créer un sentiment d'appartenance ?
En même temps, la France reste indispensable à tout redémarrage, à toute nouvelle avancée. Même si elle est aujourd'hui affaiblie et isolée, rien ne se fera sans elle. C'est à elle d'aider à l'émergence d'une identité européenne. Il lui faudra au préalable redécouvrir les raisons d'être européennes. Et pour cela revenir aux "fondamentaux" de la construction européenne. A savoir :
– La paix, bien sûr. Promu par des dirigeants américains dont la hauteur de vues provoque rétrospectivement une insondable nostalgie, développé à l'ombre d'une alliance militaire avec les Etats-Unis durant toute la guerre froide, le projet européen a ramené la paix sur le Vieux Continent. Paradoxalement, tout se passe comme si cette facilité, celle de la protection américaine, avait conduit les Européens à considérer la paix comme une donnée, garantie pour toujours et qui les dispenserait de se doter d'un appareil militaire capable d'assurer à l'Europe une présence singulière sur la scène internationale. L'assistance crée la dépendance, qui empêche l'émancipation. Nous l'avons mesuré lorsque, confrontés au retour de la guerre dans les Balkans, il a fallu en appeler aux États-Unis, politiquement et militairement.
– La démocratie, la liberté. Sans la force d'attraction du pôle démocratique que constitue l'Europe unie, les derniers régimes autoritaires ou fascistes du Vieux Continent – période qui n'est pas si lointaine, de l'Espagne franquiste à la Grèce des colonels – n'auraient pas si facilement et si profondément évolué. De même, c'est l'appartenance à l'Union qui ancre dans la démocratie les régimes européens issus de l'effondrement du communisme. Il suffit de regarder la Russie pour se convaincre que leur liberté à peine conquise eût été aussitôt menacée par la tentation populiste et autoritaire. Qui peut se prévaloir d'un pareil succès ? L'Union impose et entretient l'Etat de droit : elle offre un ultime niveau de recours judiciaire aux citoyens des pays membres. Pas plus que la paix, la démocratie n'est une donnée acquise une fois pour toutes; on doit à l'Union d'offrir une garantie supplémentaire d'enracinement démocratique autour de nous. Au moment où la Russie régresse, tandis que l'obsession sécuritaire fait reculer les libertés aux États-Unis.
– Et la prospérité. L'Europe a créé un marché unique sans lequel elle ne connaîtrait pas la prospérité qui est la sienne. Elle est l'une des zones de développement les plus avancées du monde. Elle a créé un début d'union monétaire, qui la met à l'abri de bien des turbulences. Enfin, elle est un espace de libre échange pour ses habitants aussi, qu'il serait dangereux d'affaiblir ("le protectionnisme, c'est la guerre", rappelait sans cesse François Mitterrand). Autant de conquêtes qui, là encore, n'allaient pas de soi; elles sont à porter au crédit d'une aventure européenne qui, pour toutes ces raisons, devrait susciter plus de gratitude, la volonté renouvelée de reprendre notre marche en avant.
Reste à retrouver le chemin. Dans l'immédiat, les candidats rivalisent de modestie : c'est à qui proposera le moins, avec le référendum comme alibi ou pour éviter de se découvrir (c'est pour le moment Nicolas Sarkozy qui préconise la voie la plus réaliste, nous proposant de reprendre le train rapidement). Tous trois se préoccupent désormais d'identité nationale. Comme si celle-ci n'avait pas trouvé, précisément, à s'accomplir dans son ambition européenne ! Comme si l'Histoire ne nous avait pas enseigné qu'une telle ambition n'est pas séparable de l'identité de la France ! Celle-ci sera d'autant mieux garantie que nous trouverons le chemin d'une identité européenne. Sans doute n'y a-t-il pas – pas encore – de modèle. Mais il y a déjà, de Brest à Budapest, les bases d'une civilisation de la solidarité. Et du dialogue, face à la puissance des "empires forces" chinois et américain.
La nation reste, comme le souhaite la majorité des Européens, le cadre principal de l'expression démocratique et de modelage du "modèle" national. Mais l'union est déjà le seul cadre qui permette à ces nations d'espérer traiter les grandes questions qui sont devant nous : immigration, environnement, énergie, lutte contre le terrorisme, recherche scientifique. Sans oublier la défense : dans ce domaine où nous avons besoin d'affirmer un intérêt commun, nous mettons bout à bout des intérêts nationaux qui sont parfois, rarement, défendus en commun. Avec pour résultat bricolage et gaspillage : sait-on qu'il y a plus d'hommes en armes en Europe qu'il y en a dans les armées américaines ? Mais l'Union est surtout le cadre culturel d'où devra émerger la conscience européenne. "Il n'y aura pas d'entité européenne, pas de lien réel, assure le cinéaste allemand Wim Wenders, tant que nous ne parviendrons pas à donner à voir nos propres mythes, nos sentiments, notre histoire." Commençons donc par écarter la tentation de leur tourner le dos.
Jean-Marie Colombani
L'identité européenne
Par Jean-Marie Colombani
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