L'entrevue

L'humanité face au basculement du monde

Apartheid et voracité marchande annoncent des perspectives terribles, avertit Michel Beaud

Crise mondiale — crise financière

Le système capitaliste serait-il à bout de souffle? Auteur de nombreux ouvrages sur la question, l'économiste français Michel Beaud prédit à notre système économique encore de belles années et de nouvelles tragédies. Entretien avec un humaniste profondément préoccupé par l'avenir du monde.
«On s'en va vers un monde qui va être terrible», lance au bout du fil Michel Beaud sur un ton posé. «Société d'apartheid» et «voracité marchande», cet intellectuel de gauche ne mâche pas ses mots pour parler des dérives de notre système économique. L'humanité fait face actuellement à un véritable «basculement du monde», dit-il. Une croisée des chemins où il n'existe qu'une certitude: l'univers dans lequel nous vivons change rapidement. Pour le meilleur ou le pire? Personne ne saurait le dire.
«Je suis très inquiet pour les prochaines décennies, explique l'universitaire de 75 ans. Dans presque tous les pays et dans le monde, les inégalités sont abyssales. Depuis 15 ans, nous arrachons à notre planète plus qu'elle ne peut supporter et de très puissantes firmes déterminent de plus en plus notre devenir comme celui de la Terre.»
Si certains chantent les louanges d'un capitalisme mondialisé, Michel Beaud se préoccupe des déséquilibres qu'il suscite. «Le capitalisme, qui s'étend dans le monde, est porteur d'une logique de "toujours plus": plus de besoins, plus de consommations, plus d'activités. Or la Terre est déjà trop petite pour la rapacité des oligarchies prédatrices et la voracité marchande d'un ou deux milliards d'humains, alors que d'autres milliards aspirent à participer à la fête. Ce qui risque fort de faire dégénérer les compétitions en conflits.»
Une histoire de crises
La récente crise économique n'annonce d'ailleurs pas l'effondrement de ce système aux racines vieilles de 500 ans. Bien au contraire, souligne l'auteur d'Histoire du capitalisme (Éditions du Seuil), un ouvrage traduit dans une quinzaine de langues et dont la sixième édition vient de paraître. «L'histoire montre ceci: la crise est inhérente à la dynamique du capitalisme. Celle de 2008-2009, d'abord financière et états-unisienne, est devenue économique et mondiale. Mais surtout, cette crise s'inscrit dans une grande transformation, un épisode majeur semblable à ce qu'avait été, pour les premiers capitalismes d'Europe, la "Grande dépression" de la fin du XIXe siècle. Avec, aujourd'hui comme alors, mutation technologique et énergétique, profonde transformation du capitalisme et déplacement de son centre de gravité dans le monde.
«Dans ce cadre, il n'est plus possible de penser le devenir du capitalisme en général. Il y a des activités et des secteurs qui se renforcent et d'autres qui s'affaiblissent; de même pour les pays et les régions. On voit clairement se concrétiser l'affaiblissement des capitalismes d'Europe et d'Amérique du Nord, alors que de nouveaux capitalismes, en Chine et dans d'autres pays, s'affirment et se renforcent. Donc, le capitalisme se développe puissamment, notamment en Asie. Il a encore de fortes dynamiques et de grandes crises devant lui.»
Pour Michel Beaud, l'immense gâchis environnemental dans le golfe du Mexique causé par la compagnie pétrolière BP est emblématique des excès du capitalisme. Les hauts dirigeants ont toutefois aussi leur part de responsabilité. «Il y a l'hubris [l'orgueil démesuré], le présomptueux aveuglement de scientifiques et d'hommes de pouvoir», explique-t-il, voyant poindre à l'horizon de nouvelles menaces. «Je pense notamment au projet international ITER de maîtriser sur Terre la fusion thermonucléaire du soleil», une entreprise «ridiculement dangereuse».
Même chose pour la géo-ingénierie, cette science qui pourrait être utilisée pour contrer les changements climatiques. «Actuellement, certains scientifiques deviennent dangereusement fous en voulant gérer le climat de la Terre mieux que ne l'ont fait des dizaines de millénaires d'évolution», s'indigne-t-il.
La bête capitaliste
Avec son nouveau cycle d'expansion, dompter le capitalisme sera de plus en plus difficile parce que plus diffus et présent que jamais. Mais aussi en raison du soutien constant dont il fait l'objet de la part des riches et des classes moyennes, les plus pauvres le tolérant dans l'espoir de jours meilleurs.
Pour le maîtriser, l'économiste évoque le besoin d'autorités politiques mondiales. Cependant, «les grands pays émergents accepteront-ils l'instauration de règles et de contrôles que les pays occidentaux ont refusés quand ils étaient dominants?», se questionne-t-il.
Aussi grande que puisse paraître cette tâche, elle n'est pas impossible. Le système capitaliste n'a pas toujours été aussi débridé. À certains moments, «quelque chose de préférable» a existé, explique l'intellectuel féru d'histoire. Les gouvernements sociaux-démocrates européens, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en sont de bons exemples. «Mais c'était avec l'appui d'un puissant mouvement social et d'organisations syndicales fortes», précise-t-il.
Seulement, le rapport de forces entre la société civile et le capitalisme s'est affaibli avec la désagrégation des classes ouvrières et la précarisation du travail. Et le libéralisme économique actuel coupe les ailes à tout mouvement social. Sans ce contre-pouvoir, l'universitaire craint que le monde ne s'enfonce davantage dans une «société d'apartheid».
Michel Beaud espère que l'humanité réussira à trouver un nouvel équilibre dans cet univers en mutation. Critique de l'étatisme soviétique et se méfiant du thème de la décroissance dans un monde aussi inégal, il appelle à se sortir d'«une société où l'on vit pour consommer». Mais, prévient-il, seulement pour éviter le pire, des décennies de travail et de lutte seront nécessaires.
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Collaboration spéciale


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