Pierre Laval a dit beaucoup de choses au cours de sa longue vie politique. Presque toutes ont été oubliées. Mais personne n’a oublié cette phrase glaçante : « je souhaite la victoire de l’Allemagne ». Il y a des formules comme cela qui nous échappent et qui résument crûment en quelques mots nos pensées les plus profondes. C’est d’ailleurs pourquoi ceux qui les prononcent les regrettent souvent. Par certains côtés, le titre du Monde daté du mercredi 16 avril fait partie de ces formules-là. En voici le texte : « Bruxelles et Berlin forcent Hollande à tenir ses engagements budgétaires ». Et en sous titre : « La France est ainsi contrainte de réaliser des économies supplémentaires ».
Venant du soi disant « journal de référence », devenu celui des élites euro-raisonnables depuis la disparition malheureuse en quelques années des élites euro-passionnés, ces titres ont de quoi étonner. Ainsi donc, « Bruxelles et Berlin » (notons la symétrie) seraient en train de « forcer » un gouvernement français démocratiquement élu et de « contraindre » la France. On n’en est plus à « demander », comme cela se fait entre amis, ni même à « exiger » comme cela se fait entre partenaires. On a renoncé à « imposer », comme cela se fait dans un rapport de subordination juridique. Non, on emploie directement et sans fard le langage le plus cru, celui des rapports de force nue, celle qui « contraint » et « force » le plus faible à faire ce que le plus fort a décidé. Les masques de « l’Europe qui protège » tombent enfin devant la réalité d’une Europe qui « force » et « contraint » les Etats membres, en attendant de pouvoir faire de même avec leurs citoyens.
Mais le plus extraordinaire, c’est que Le Monde n’a pas pour objectif, en publiant ces titres, de dénoncer l’abjecte soumission de la France et de son gouvernement aux décisions de Berlin et Bruxelles. Au contraire. L’article qui accompagne ce titre tout comme ceux publiés ces derniers jours sont dans la logique de l’auto-flagellation morbide. La France est en faute, elle est dissipée, inconstante, incapable de « réformer », de devenir « sérieuse » comme l’Allemagne ou la Finlande. Elle doit donc souffrir pour laver ses pêchés. Si Bruxelles et Berlin la « forcent » à avaler l’huile de foie de morue de l’austérité, c’est pour son bien. Au lieu de protester, nous devrions au contraire être reconnaissants que Barroso et Merkel nous « contraignent » dans notre propre intérêt comme le ferait un maître sévère mais bienveillant.
Nos élites bienpensantes ont institué le « devoir de mémoire » en obligation sacrée. Pourtant, en matière européenne elles souffrent d’une singulière amnésie. Personne ne semble se souvenir qu’après la défaite de 1940, le régime du Maréchal avait fondé son idéologie sur la contrition nationale. Pour que la France puisse renaître, disait-il, il lui fallait laver ses fautes : les français – surtout les ouvriers d’ailleurs – avaient trop dansé, trop chanté, trop revendiqué. Ils s’étaient laissé séduire par des « idéologies étrangères », et oublié de rendre hommage aux « hiérarchies naturelles » pour se vautrer dans les congés payés. La défaite, pour les premiers vichyssois, était presque une bénédiction, puisqu’elle allait permettre à la France d’expier ses pêchés et de connaître la rédemption par la souffrance. L’occupant nous avait en fait rendu service, en abattant la République et en ouvrant le chemin à la « Révolution nationale » qui allait reconstruire le pays et – déjà – le « réformer sur de nouvelles bases ». Ensuite, cette France « raisonnable » s’insérerait tout naturellement dans le « nouvel ordre européen » dans lequel – déjà… - le couple franco-allemand scellé à Montoire jouerait un rôle directeur.
Il est effrayant de voir ce même discours resurgir soixante-quinze ans plus tard, et qui plus est à la « une » du journal des élites. Des élites qui, par manque de culture historique et politiques, se trompent profondément sur le sens de la construction européenne et surtout de nos rapports avec l’Allemagne. Des rapports qui ont été, sont et resteront pour longtemps encore des rapports de puissance à puissance. Comme le disait l’homme d’Etat britannique, « les nations n’ont pas d’amitiés sacrées, elles n’ont que des intérêts sacrés ». « L’amitié franco-allemande » a toujours été une fiction. Elle a été fabriquée de toutes pièces pour habiller une convergence objective d’intérêts entre les deux pays à la fin des années 1950. D’un côté, l’Allemagne avait déposé sa candidature à la ré-admission dans l’espèce humaine dont elle avait été honteusement expulsée en 1945, et avait besoin d’un sponsor de poids pour avoir une chance de voir sa demande acceptée. De l’autre côté, la France était en froid avec les américains et les britanniques, et avait besoin d’alliés sur le continent européen. C’est cette convergence d’intérêts, et non pas une quelconque « amitié », qui a produit le traité de l’Elysée et les embrassades entre De Gaulle et Adenauer. Qui n’étaient d’ailleurs pas dupes des limites d’une telle « amitié » : malgré toutes les embrassades, il n’était pas question pour le Grand Charles d’inviter un président allemand à Oradour ou faire défiler des troupes allemandes le 14 juillet à Paris.
Malheureusement, ses successeurs n’ont pas eu la même clairvoyance. A force de répéter le discours de « l’amitié », ils ont fini par le croire, rejoignant en cela les pacifistes des années 1930 dans leur vision bisounoursienne des rapports internationaux. Cela ne se voyait pas trop aussi longtemps que la convergence objective des intérêts de la France et de l’Allemagne donnait un substrat réel à ces rapports « d’amitié ». Mais avec la réunification allemande, la convergence d’intérêts à disparu. L’Allemagne est redevenue une puissance continentale, riche et respectée. Elle n’a plus besoin de du soutient politique d’une France affaiblie. « L’amitié » a donc été remplacée, et c’était prévisible, par des rapports de force. On continue bien entendu à faire comme si, en organisant ces « conseils de ministres franco-allemands » qui ne produisent rien ou en décidant des « airbus de l’énergie » qui ne verront jamais le jour. Mais tout cela n’est qu’une coquille vide. Et le titre du Monde cité ci-dessus en est la parfaite illustration. Comment croire au « couple » et à « l’amitié », et en même constater que Berlin est prêt à « forcer » et « contraindre » celui qui est censé être son « ami » ?
La construction européenne révèle donc sa vraie nature : le mariage monstrueux entre l’idéalisme pacifiste à la Briand – celui-là même qui conduisit la Société des Nations à l’impuissance, à Munich et à la défaite en 1940 – et le néo-libéralisme des « libéraux-libertaires » à la Cohn-Bendit dont le programme est de réduire les états-nations à l’impuissance non pas pour les remplacer par un nouvel corps politique, mais pour mettre à leur place un mécanisme sans âme – celui du marché – piloté par des technocrates.
On pourrait se dire que devant l’évidence, nos élites finiront par réaliser l’inanité des politiques qui nous ont conduit là ou nous sommes. Et bien, il faut perdre cet espoir. Ce n’est jamais le cas. De la même manière qu’en 1940 les élites pacifistes ont tiré de la défaite la conclusion qu’ils aurait fallu l’être encore plus et vomi ceux qui appelaient à continuer le combat par d’autres moyens, en 2013 les élites tirent la conclusion qu’il faudrait « plus d’Europe ».
Publié le 24 Avril 2014
Descartes
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