L’euro, ou la haine de la démocratie

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Fédéralisme et démocratie sont l'un à l'autre ce que l'eau est au feu

Forcément, ça leur a coupé la chique. Qu’on puisse jouer la carte de la démocratie, c’est la chose qui est maintenant tellement hors de leur entendement qu’elle les laisse toujours sidérés, pantois et démunis. Vraiment, à cet instant, on aurait voulu voir leurs têtes, mâchoires décrochées comme des tiroirs de commodes fraîchement cambriolées : Sapin, Hollande, Moscovici, leurs experts organiques, leurs journalistes de propagande, tous ceux qui n’ayant que la « modernité » à la bouche se sont si constamment efforcés d’en finir avec le peuple, pénible démos, et pénible démocratie quand il lui vient à l’idée de ne pas se contenter de valider ce qui a été décidé pour elle. Mais c’est une némésis et personne n’y pourra rien : il vient toujours un moment où la politique chassée par la porte revient par la fenêtre. Plus elle a été chassée obstinément d’ailleurs, et plus ses retours sont fracassants.


Le référendum, ou le retour du refouléRetour à la table des matières


Et c’est vraiment le retour du refoulé sous tous les rapports : celui de la mauvaise conscience notamment. C’est qu’on peut difficilement porter la démocratie en bandoulière, en faire des chartes à enluminures ou des hymnes à la joie, un modèle offert au monde (éventuellement à coup de frappes aériennes), et la bafouer à ce point à domicile.


Prononcer le mot « référendum », c’est en effet immanquablement faire resurgir le spectre du Traité constitutionnel de 2005, celui de l’acharnement jusqu’à ce que ça dise oui, ou du contournement si ça persiste à dire non. Celui du putsch également, à l’image du débarquement en 2011 de Georges Papandréou, ordinaire socialiste de droite qui n’avait rien de bien méchant, mais avait fini par s’apercevoir qu’on approchait des seuils où férule macroéconomique et tyrannie politique deviennent dangereusement indistinctes, et éprouvé le besoin d’un mandat légitime en soumettant le mémorandum à son peuple… par référendum. Appliquant une doctrine en fait formée de longue date puisqu’elle est intrinsèque à l’Union monétaire même, mais dont la formulation pleinement explicite attendra 2015 et l’inénarrable Juncker – « il n’y a pas de choix démocratiques contre les Traités européens »… –, il avait suffi aux institutions européennes de quelques pressions de coulisses pour obtenir le renversement de l’imprudent, et nommer directement le banquier central Papademos premier ministre ! – c’est tellement plus simple –, qui plus est à la tête d’une coalition faisant, pour la première fois depuis les colonels, entrer au gouvernement un parti ouvertement d’extrême-droite (Laos), particularité qui n’avait pas davantage ému le journalisme d’accompagnement à l’époque (il n’a pas manqué depuis de pousser des cris de putois quand Syriza a fait alliance avec la droite souverainiste d’Anel).


C’est tout ce lourd passé, et même ce lourd passif, qui se trouve replié dans le mot « référendum », le sale petit secret de toute une construction institutionnelle qui ne se sent pas d’autre devoir vis-à-vis de la démocratie que celui du simple oblat verbal, de la célébration en mots, et en réalité n’a pas d’autre projet la concernant que d’extinction méthodique.


Comme on trouve encore des gens suffisamment acharnés pour contester que les Traités donnent à l’Europe le caractère d’une entité néolibérale, on en trouve de suffisamment bêtes pour nier qu’ils entraînent la moindre perte de souveraineté – expérience récemment faite au contact, tout à fait fortuit, d’un député socialiste dont, par charité chrétienne on ne dira pas le nom. Comme la chose est inhérente aux traités mêmes dont, rappelons-le, la caractéristique première tient au fait (monstrueux) d’avoir constitutionnalisé des contenus substantiels de politique économique, comme la chose est inhérente aux traités, donc, et qu’ils ne l’ont pas vue, ils ne doivent pas avoir davantage connaissance de la manière dont se déroulent les négociations depuis 2011, et particulièrement celles de ces dernières semaines. Car la Troïka ne se contente pas d’imposer un cadrage macroéconomique délirant, elle entend également en imposer le détail – et décider elle-même, dans le menu, des augmentations d’impôt et des baisses de dépenses, c’est-à-dire prendre en mains directement l’intégralité des commandes.


Que le gouvernement Syriza, à l’encontre de ses propres engagements électoraux, ait accepté de se couler dans la logique du mémorandum et de jouer le jeu de l’ajustement budgétaire n’était pas encore assez : car la Troïka ne demande pas qu’un objectif global, mais aussi la manière. Il n’est pas suffisant que la Grèce s’impose une restriction supplémentaire de 1,7 point de PIB, il faut qu’elle la compose comme il faut. Par exemple l’augmentation du taux d’imposition sur les sociétés de 26 % à 29 %, ainsi que la taxe exceptionnelle de 12 % sur les profits supérieurs à 500 000 euros ont été refusées par la Troïka au motif qu’elles étaient… de nature à tuer la croissance ! – ou quand l’étrangleur déconseille à ses victimes le port du foulard. En revanche la Troïka tient beaucoup à ce qu’on en finisse avec la petite allocation de solidarité servie sur les retraites les plus pauvres – le décile inférieur a perdu jusqu’à 86 % de revenu disponible de 2008 à 2012 [1] … c’est donc qu’il reste 14 bons pourcents : du gras ! Elle refuse la proposition grecque de taxer les jeux en ligne, mais demande la fin du subventionnement du diesel pour les agriculteurs – des nantis. Et tout à l’avenant.


Les institutions de la haine politiqueRetour à la table des matières


Lire Sanjay Basu et David Stuckler, « Quand l’austérité tue », Le Monde diplomatique, octobre 2014.On pourrait se perdre à l’infini dans ces détails qui disent tous le délire idéologique additionné d’instincts sociaux meurtriers – au sens presque littéral du terme, car rompre avec le fléau du gouvernement par abstractions macroéconomiques demande de prendre connaissance du tableau des conditions concrètes d’existence de la population grecque à l’époque de l’austérité, entre baisse de l’espérance de vie, explosion du taux de suicide, effondrement de la qualité des soins, etc [2]. On pourrait dire tout ça, donc, mais on n’aurait pas dit l’essentiel, qui tient à une forme de haine politique, comme il y avait jadis des haines religieuses, mais, fait inédit, une haine politique institutionnelle, une haine portée par des institutions. Depuis le premier jour, les institutions européennes n’ont pas eu d’autre projet que de faire mordre la poussière au gouvernement Syriza, d’en faire, par un châtiment exemplaire, une leçon à méditer par tous les autres pays qui pourraient avoir à l’idée eux aussi de ne pas plier, comme s’il fallait annuler l’événement de la première authentique alternance politique en Europe depuis des décennies.


Chaque régime politique, même celui qui a de la démocratie plein la bouche, a ses points d’impensable, ses interdictions formelles et ses exclusions catégoriques. La dite « démocratie parlementaire », qui fait vœu de débattre de tout, s’est en fait constituée comme le régime politique de défense de la propriété privée du capital (et de toutes les prérogatives qui y sont attachées), c’est pourquoi elle accepte qu’on débatte de tout sauf de la propriété privée du capital (et de toutes les prérogatives qui y sont attachées) [3] – et l’histoire a suffisamment montré de quoi la « démocratie » était capable quand le peuple des manants avait l’idée de s’en prendre au règne du capital. Pour autant, dans ce périmètre-là, il restait un peu de marge à explorer. C’était encore trop pour une construction néolibérale comme l’Union européenne qui a saisi la fenêtre d’une époque pour réduire autant qu’elle le pouvait le cercle du discutable : les formes de la concurrence intérieure, le statut de la banque centrale, la nature et les cibles de la politique monétaire, les orientations de la politique budgétaire, le rapport aux marchés financiers : toutes ces choses ont été irrévocablement tranchées par inscription constitutionnelle dans les traités, à la fin expresse qu’à leur sujet le débat soit clos.


Comment s’étonner qu’une construction aussi congénitalement libérale se soit donné des institutions qui suintent à ce point la haine de tout ce qui est progressiste ? Syriza ne pouvait pas être un partenaire : elle a été d’emblée, et en fait très logiquement, considérée comme un ennemi. L’ennemi ici, c’est celui qui veut vous forcer à rediscuter de ce que vous avez décrété soustrait à toute discussion. Aussi bien le référendum (à supposer qu’il ne devienne pas sans objet d’ici dimanche) que l’imminente sortie de l’euro sont des affirmations du droit de rediscuter – des affirmations du principe démocratique.


Le droit de rediscuter se paye cher en Union européenne. Dans un mouvement misérable qui ajoute à la considération qu’on peut lui porter, l’Eurogroupe, entité informelle à la consistance juridique d’ailleurs incertaine, met tous ses efforts à ce qu’il soit le plus coûteux possible. Mais en réalité c’est toute la construction institutionnelle qui porte la responsabilité de ce qui est en train de se passer : car, à la fin des fins, c’est bien la Banque centrale européenne (BCE) qui donnera le coup de grâce en interrompant le refinancement des banques grecques.


Faut-il qu’elle soit grande la détestation de la souveraineté populaire pour ne pas même accorder l’extension du plan d’aide à l’échéance du référendum… Tout est dit d’une passion anti-démocratique européenne devenue si écumante qu’elle ne parvient même pas à se tenir à son propre ordre légal : c’est que le refinancement des banques, grecques ou autres, est une mission de la BCE, assignée par les traités, et dont l’accomplissement est sans rapport avec les vicissitudes latérales de tel ou tel ordre, fussent-elles celles d’un plan de sauvetage. Que la terminaison du plan de sauvetage mardi 30 juin s’accompagne, comme il en est lourdement question, de la fermeture du guichet ELA (Emergency Liquidity Assistance), où la totalité du système bancaire grec est vitalement suspendu, est une connexion dont la légalité est plus que douteuse eu égard à l’autonomie des missions de refinancement de la BCE. [Il faut vraiment convoquer les aruspices pour avoir le fin mot du communiqué publié dimanche 28 juin par la BCE, car l’annonce du maintien du programme ELA pour les banques grecques n’est accompagnée d’aucune mention d’échéance… de sorte qu’il peut bien se trouver interrompu à tout moment. Cependant, contre la menace lourdement sous-entendue de fermer l’ELA en conséquence de l’arrêt du plan de sauvetage le 30 juin, il pourrait être politiquement rationnel pour la BCE de ne pas aller jusqu’à se faire l’exécuteur anticipé des basses œuvres, et de maintenir son guichet ouvert jusqu’à l’échéance du référendum : c’est qu’on doit beaucoup compter dans les institutions européennes sur le fait que le contrôle des capitaux mis en place lundi 29 juin est un repoussoir électoral, et que la restriction de l’accès des déposants à leurs encaisses monétaires est le plus sûr moyen d’aiguillonner le vote « oui ».]


En tout cas, on le sait bien, le simple fait d’avoir exclu les banques grecques des procédures ordinaires de refinancement pour les cantonner au guichet d’urgence de l’ELA n’avait d’autre propos que de leur faire sentir leur état de dépendance extrême, et de leur faire connaître le pouvoir discrétionnaire auprès duquel leur survie se renégocie quasi-quotidiennement – c’est-à-dire la possibilité qu’à tout moment le pouce s’abaisse. Comme toujours, c’est aux limites, et dans les situations de crise extrême, que les ordres institutionnels révèlent leur vérité. Ici toute la sophistication juridique de la construction européenne se ramène à un pouce levé ou bien baissé. Et la comédie du droit laisse voir à nu les rapports de force qu’elle cache ordinairement.


Le moment du chaosRetour à la table des matières


Techniquement parlant en tout cas, il est bien certain que la fermeture du refinancement auprès de la BCE, qu’elle survienne mardi 30 ou plus tard, effondrera le système bancaire grec dans la journée, et forcera, de fait, au réarmement de la Banque centrale grecque comme prêteur en dernier ressort, c’est-à-dire émetteur d’une liquidité qui ne sera pas reconnue par le SEBC (Système européen de banques centrales). On l’appellera de la drachme.


Effectuée dans une pareille urgence, la sortie grecque de l’euro ne pourra pas éviter le moment du chaos, et pour des raisons dont Syriza porte une part. Il est à craindre que le refus d’envisager dès le début la sortie de la monnaie unique, et d’en faire une menace crédibilisant d’ailleurs la position grecque dans le rapport de force, laisse aujourd’hui le gouvernement dans un état de totale impréparation. Le sens stratégique possible de l’accord de prolongation passé avec l’Eurogroupe le 21 février dernier aurait dû être de mettre à profit les quatre mois gagnés pour préparer logistiquement et politiquement la sortie.


Celle-ci est vouée à présent à s’opérer dans les plus mauvaises conditions. Il est même impossible que se fassent aussi vite l’ajustement technique du système des paiements et la conversion des espèces monétaires. Si bien qu’il y aura vraisemblablement un moment bizarre de double circulation monétaire pendant lequel des espèces émises par le système bancaire grec auront toutes les apparences de l’euro mais n’en seront pas moins des drachmes… qui en principe ne seront pas reconnues comme euros à l’extérieur alors même qu’elles leur ressembleront comme deux gouttes d’eau !


Rien de tout ça ne sera fait pour décourager le run bancaire, en fait déjà bien entamé puisqu’on évalue à 130 milliards d’euros les retraits opérés depuis janvier. Que les gens retirent des espèces si ça peut les tranquilliser, ça n’est pas le problème, en tout cas pour le système bancaire [4] : dès que la situation se stabilisera, ces fonds effectueront le mouvement inverse, et entre temps c’est la Banque de Grèce qui prendra le relais de la BCE pour maintenir les banques dans la liquidité. C’est que cet argent prenne le large qui est un problème. Aussi un drastique contrôle des capitaux, avec contingentement des retraits, sera la mesure à prendre dès les toutes premières heures (elle est déjà prise au moment où ce texte est publié). Avec la dévaluation carabinée de la drachme qui suivra sa réintroduction, les Grecs y perdront du pouvoir d’achat international ? Oui, et ça sera comme ça. Par définition, la conversion est une opération purement nominale qui laisse invariant le pouvoir d’achatinterne… à l’inflation importée près. Or vu la dégringolade anticipée de la drachme, celle-ci sera conséquente. La couronne islandaise qui a initialement perdu près des trois quarts de sa valeur contre euro a laissé derrière elle une inflation de 18 % en 2008. Mais les premières fluctuations sont toujours d’une ampleur extravagante, et vouées à s’ajuster plus raisonnablement à moyen terme : la couronne a été rapidement stabilisée 40 % en dessous de sa valeur de 2008, l’inflation est d’ailleurs redescendue en dessous des 5 % dès la mi-2009, elle est désormais proche de 0. Il en ira vraisemblablement de même avec la drachme.


Dans l’intervalle il faudra peut-être ajouter au contrôle des capitaux un dispositif de protectionnisme ciblé dans les marchés de biens et services. C’est que la balance courante grecque à très court terme va devenir déficitaire. Or l’interruption de tout flux financier entrant interdira de la financer par la partie « compte de capital » de la balance globale, et la position extérieure nette de la Grèce va se détériorer. Il faudra donc réduire la flambée des importations, alors que l’effet de renchérissement de leur prix devrait d’abord l’emporter sur celui de contraction des volumes. Evidemment il est vital que les entreprises continuent d’avoir librement accès aux biens étrangers d’équipement ou de consommation intermédiaire. Le dispositif protectionniste devra donc être ciblé sur les (certains) biens de consommation (hors énergie notamment), et ceci jusqu’à ce que les exportations « réagissent » à la dévaluation de la drachme – en général dans un délai de 12 à 18 mois (de ce point de vue, la sortie de l’euro se passe au plus mauvais moment possible de l’année puisqu’il est trop tard pour que le tourisme, qui est le secteur le plus dynamique du commerce international grec, en enregistre l’effet, et qu’il faudra attendre la saison prochaine pour en recueillir les bénéfices). L’énorme incertitude achèvera de mettre en carafe le peu d’investissement qui restait (le taux d’investissement est tombé à 12 % en 2014 [5]…). Tous ces effets ajoutés à la désorganisation initiale promettent à la croissance grecque de plonger. Il faut avoir le courage de le dire : le début va être une épreuve.


Cette épreuve n’a de sens, économiquement parlant, que parce qu’elle ouvre par ailleurs de nouvelles opportunités et restaure de nombreux degrés de liberté absolument fermés dans le cadre des institutions de l’euro. En premier lieu elle permet d’en finir avec l’austérité, dont les nouvelles mesures ne relâchaient rien : la Grèce se trouvait enjointe de dégager un excédent primaire de 1 point de PIB cette année même, puis de 2 en 2016, puis de 3 en 2017, puis de 3,5 en 2018 ! Elle se trouve également soulagée des 26 milliards d’euros dus d’ici la fin 2015 à ses créanciers de toute sorte qu’elle va envoyer élégamment se faire foutre – 26 milliards d’euros [6], ça n’est pas loin de… 15 points de PIB ! Voilà à quoi la Grèce se saigne depuis tant d’années : à payer une dette que tout le monde sait insoutenable en dépit de tous ses rééchelonnements et, plus encore, dont elle ne porte pas la responsabilité ! Car les 80 points de PIB de dette pris depuis 2008 ne sont pas, comme le répète l’éditorialisme en pilotage automatique, « la dette de la Grèce » : c’est la dette de l’impéritie européenne, la dette de la plus gigantesque erreur de politique économique de l’histoire du capitalisme, la dette de l’acharnement idéologique, dit plus brièvement : la dette de la zone euro – et par conséquent la dette dont il n’est que justice que la zone euro se la carre dans le train.


Le vrai visage des « amis de l’Europe »Retour à la table des matières


En écrivant en janvier que l’alternative de Syriza était de passer sous la table ou de la renverser( [7]) et qu’il n’y aurait pas de tiers terme, en particulier que l’idée d’obtenir quoi que ce soit des institutions européennes, ou pire encore d’engager leur transformation de l’intérieur, était un rêve de singe, il faut bien avouer qu’on n’était pas prêt à parier grand-chose sur l’hypothèse du renversement. Hic Rhodus hic salta [8] comme dit l’adage latin. Et c’est là qu’on voit les vrais hommes politiques. Pour toutes les erreurs stratégiques qu’il a commises jusqu’ici, il se pourrait bien que Tsipras en soit un. C’est qu’il faut une sacrée consistance pour faire face à ce mélange de périls et de chances qui s’offre à lui aujourd’hui – qui s’offre à lui ? non, qu’il a fait advenir en se tenant au plus près de l’essence de la politique : la proposition faite au peuple de décider souverainement.


Comme Roosevelt se déclarait fier en 1936 d’être devenu objet de haine de l’oligarchie capitaliste qu’il avait décidé de défier carrément, Tsipras peut s’enorgueillir des tombereaux d’injures que lui réserve une oligarchie d’un autre type, le ramassis des supplétifs d’une époque finissante, et qui connaitront le même destin qu’elle, la honte de l’histoire. La première chose que Jean Quatremer a cru bon de tweeter consiste en photos de queues devant les distributeurs à billets. Et d’annoncer avec une joie mauvaise : « La Grèce sera donc en faillite mardi à minuit. Accrochez-vous ! ».




On voudrait que quelque archiviste de talent, conscient de ce qui se joue d’historique ces jours-ci, s’attache à collecter tout ce qui va se dire et qui méritera de rester, tout ce que pense et dit l’oligarchie quand, à l’épreuve d’un moment critique, elle jette enfin le masque – car cette fois-ci le masque est bel et bien jeté. « La Grèce, c’est fini » titre le JDD du 28 juin, dirigé par Denis Olivennes, l’un des Gracques à qui l’on doit cette tribune à valeur de document quasi-psychiatrique publiée dans Les Echos, où l’on apprenait qu’il était urgent de « ne [pas laisser] Monsieur Tsipras braquer les banques » [9], textuellement, alors que le refus de restructurer la dette grecque jusqu’en 2012 n’a pas eu d’autres finalités que de sauver les banques allemandes, françaises, etc., ces banques où, précisément, prolifère la racaille Gracque, en effet la vraie racaille dans la société française – pas celle de Sarkozy –, ces « anciens hauts fonctionnaires socialistes » comme ils aiment à se présenter eux-mêmes, et qui en disent assez long sur l’état réel du « socialisme » français – pour ceux qui ne s’en seraient pas encore aperçus.


Lire Pierre Rimbert, « “Syriza delenda est” », Le Monde diplomatique, juillet 2015, en kiosques mercredi 1er juillet.Bloomberg fait déjà des gorges chaudes de ce qu’on puisse envisager« sur les documents hautement techniques » de la Troïka de demander leur avis « aux mamies grecques » [10]. Mais c’est vrai, quelle idée ! La vraie démocratie est bien celle qui se contente de l’avis des économistes et des journalistes spécialisés de Bloomberg. Ou de Libération. Comme toujours les événements historiques, la sortie grecque sera un test de Rorschach en vraie grandeur, un bain photographique surpuissant. On peut le dire dès maintenant puisque la grande vidange est déjà à l’œuvre : l’oligarchie dégondée va montrer son vrai visage, et parler son vrai langage. Jean-Louis Bourlanges sur France Culture traite Tsipras de « terroriste révolutionnaire » [11] (sic), Quatremer relaie, écumant, les errances deKathimerini, quotidien de droite qui qualifie le référendum de « coup d’Etat de bolcheviks », formidable moment de vérité où l’on va voir sans fard qui est qui et qui dit quoi. Oui, on voudrait vraiment que tout ceci soit méticuleusement consigné, pour qu’on sache ce qu’il en aura été de la « démocratie » en Europe à l’époque de la monnaie unique. Et pour que cette belle accumulation produise l’effet qu’elle est vouée à produire : celui du ridicule mêlé d’ignominie.


Et nous ?


Par un paradoxe qui doit tout aux coups de fouet de l’adversité, il se pourrait que cette avalanche de haine, car il n’y a désormais plus d’autre mot, soit le meilleur ciment des gauches européennes, et leur plus puissant moteur. Car la guerre idéologique est déclarée. Et il faudra bien cet état de mobilisation et de colère pour supporter ce qu’il va falloir supporter. Il ne faut pas s’y tromper : sauf à ce que tout l’euro parte en morceaux à son tour, hypothèse qui n’est certainement pas à exclure mais qui n’est pas non plus la plus probable, les yeux injectés de sang d’aujourd’hui laisseront bientôt la place à l’écœurant rire triomphateur des Versaillais quand la Grèce passera par le fond du trou. Car elle y passera. Elle y passera au pire moment d’ailleurs, quand Espagnols et Portugais, sur le point de voter, se verront offrir le spectacle du « désastre grec » comme figure de leur propre destin s’ils osaient à leur tour contester l’ordre de la monnaie unique. Ce sera un moment transitoire mais terrible, où, sauf capacité à embrasser un horizon de moyen terme, les données économiques de la situation n’offriront nul secours, et où l’on ne pourra plus compter que sur la colère et l’indignation pour dominer toutes les promesses de malheur. En attendant que se manifestent les bénéfices économiques, et plus encore politiques, du geste souverain.


Que faire entre temps pour échapper à la rage impuissante lorsqu’on n’est pas grec ? Depuis février, on a vu fleurir des initiatives de solidarité où le réconfortant le dispute au dérisoire : c’est que la version KissKiss BankBankdes Brigades internationales a surtout pour effet de dire quelque chose de l’époque… En réalité l’événement offre peut-être la meilleure occasion de redécouvrir, et pour certains de découvrir tout court, que l’internationalisme réel consiste moins dans le dépassement imaginaire des nations que dans la solidarité internationale des luttes nationales. Et dans leurs inductions mutuelles. Les Grecs sont sur le point de défier l’ordre néolibéral en son institution principale : la monnaie unique européenne. Pour nous qui souffrons des pouvoirs entièrement vendus à cet ordre, être à la hauteur de l’éclaireur grec ne réclame pas moins que de nous retourner contre nos gouvernements.


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Frédéric Lordon9 articles

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Frédéric Lordon est économiste, directeur de recherche au CNRS. Il est notamment l’auteur de "Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières", Raisons d’agir, octobre 2008 ; "Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme", Presses de Sciences Po, 2008 ; "Et la vertu sauvera le monde", Raisons d’agir, 2003 ; "La politique du capital", Odile Jacob, 2002.





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