Docteur en Sciences politiques, poète et ancien diplomate canadien, est l’auteur de nombreux ouvrages. Son dernier livre, L’État profond américain, a été traduit par mes soins et publié par les Éditions Demi-Lune en mai 2015. Notre éditeur a également publié La Route vers le nouveau désordre mondialet La Machine de guerre américaine, que j’ai co-traduits avec un ami. Dans ses livres, Peter Dale Scott analyse en profondeur la politique étrangère états-unienne, les narcotrafics et les opérations clandestines. Ses recherches et écrits mettent en lumière le concept de ce qu’il définit comme le « supramonde », qui influence l’État public via le système de « l’État profond ».
Porte-parole du mouvement antiguerre lors du conflit vietnamien, il cofonda le programme d’études « Paix et Conflit » de la prestigieuse Université de Berkeley, où il enseigna la littérature anglaise durant près de 30 ans. Primé pour ses recherches en géopolitique, le Dr. Scott est également un auteur reconnu pour son œuvre littéraire dans le domaine de la poésie.
MaximeChaix.info : Votre dernier ouvrage s’intitule L’État profond américain. Comment définiriez-vous cette notion ? Dans quelle mesure ce système de l’« État profond » est-il hostile au peuple ?
Peter Dale Scott : Depuis longtemps, deux différentes cultures politiques ont prévalu aux États-Unis. Celles-ci sous-tendent les divergences politiques entre les citoyens de ce pays, de même qu’entre divers secteurs de l’État. [1] L’une de ces cultures est principalement égalitaire et démocratique, favorisant le renforcement juridique des droits de l’Homme aussi bien aux États-Unis qu’à l’étranger. La seconde, bien moins admise mais profondément enracinée, priorise et enseigne le recours à la violence répressive. Visant à maintenir l’« ordre », elle est dirigée à la fois contre la population des États-Unis et contre celles du Tiers-Monde.
Dans une certaine mesure, on peut retrouver ces deux mentalités dans chaque société. Elles correspondent à deux exercices opposés du pouvoir et de la gouvernance, définis par Hannah Arendt comme la « persuasion par arguments » face à la « contrainte par la force ». Se conformant à Thucydide, Arendt attribue l’origine de ces principes à la « manière grecque de gérer les affaires intérieures, la persuasion (πείθειν), ainsi [qu’à] la conduite habituelle des affaires étrangères, centrée sur la force et la violence (βία). » [2]
On peut considérer que l’apologie, par Hannah Arendt, du pouvoir persuasif comme fondement d’une société constitutionnelle et ouverte est aux antipodes de la défense – par le professeur de Harvard Samuel P. Huntington – d’un pouvoir de l’ombre autoritaire et coercitif comme prérequis de la cohésion sociale. Ce pouvoir coercitif prôné par Huntington constitue donc l’antithèse du pouvoir ouvert et persuasif. Selon lui, « le pouvoir ne peut rester fort que lorsqu’il est maintenu dans l’ombre ; lorsqu’il est exposé à la lumière du jour, il commence à s’évaporer. » [3]
Arendt admirait la Révolution américaine, puisqu’elle avait abouti à la création d’une Constitution visant à assurer l’encadrement du pouvoir politique par l’ouverture et la persuasion. Au contraire, dans l’Afrique du Sud ségrégationniste, Huntington conseilla le gouvernement Botha dans la mise en place d’un puissant appareil d’État sécuritaire non soumis au contrôle public. Nous pourrions dire qu’Arendt était une théoricienne du pouvoir constitutionnel, et Huntington du « pouvoir de l’ombre ». Ce dernier est l’essence même de ce que j’ai voulu signifier en me référant à « l’État profond » – une expression que j’ai empruntée à la Turquie en 2007. Il s’agit d’un pouvoir qui ne provient pas de la Constitution, mais de sources extérieures et supérieures à celle-ci, et qui est plus puissant que l’État public. Il ne s’agit pas d’un État stricto sensu, mais d’un système informel et complexe, qui est donc aussi chaotique mais néanmoins aussi puissant qu’un système météorologique. L’ancien analyste du Congrès Mike Lofgren a récemment souligné son importance historique, en décrivant l’État profond comme « la grande affaire de notre temps. C’est le fil rouge qui se déploie sur les trois dernières décennies [, et qui] explique comment nous avons connu la dérégulation, la financiarisation de l’économie, la faillite de Wall Street, l’érosion des libertés civiles et la guerre sans fin. » [4] Ce sont les principaux thèmes développés dans mon dernier livre, L’État profond américain.
En 2013, le coup d’État militaire en Égypte et les révélations sur la surveillance de la NSA par Edward Snowden ont donné de la valeur à la notion d’État profond, que les médias grand public ont alors repris aux États-Unis. Ce concept a été défini dans une tribune libre publiée par le New York Times comme « [un] niveau de gouvernement ou de super contrôle difficilement perceptible qui se maintient quel que soit le résultat des élections [,] et qui est susceptible de contrecarrer les mouvements sociaux ou les changements radicaux » [5] – l’État profond étant donc opposé à ce que j’appelle la « volonté prévalante des peuples ».
MC.I : Dans vos travaux, vous avez en effet développé cette notion de « volonté prévalente des peuples » (« prevailable will of the people »). Comment définissez-vous ce paradigme ?
PDS : Il s’agit de ce potentiel pour la solidarité qui, plutôt que d’être contrôlé par la répression verticale – notamment celle de l’État profond –, peut véritablement être réveillé et renforcé par celle-ci. Il devient ainsi l’approbation émergente d’un changement social et politique généralement accepté. L’expression plus commune « volonté du peuple » – une mise à jour de la « volonté générale » de Rousseau –, est souvent invoquée comme étant l’acceptation ultime d’une décision généralement admise. Cependant, même si ce n’est pas une abstraction totale, cette expression a peu ou pas de signification dans une époque de troubles majeurs : la « volonté publique » doit être établie par des événements, et non pressentie de manière passive avant qu’ils ne se produisent. La « volonté de la majorité » est une phrase encore plus dangereuse ; les opinions des majorités sont souvent superficielles, inconstantes, et destinées à ne pas prévaloir. (Les guerres du Vietnam et de l’Irak sont des exemples dans lesquels la volonté momentanée de la majorité s’est avérée ne pas être la volonté finalement prévalente). La volonté prévalente pourrait être latente durant une crise politique, sans être établie ou avérée jusqu’au dénouement de cette crise. Par exemple, dans le cas de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, la résolution de cette problématique a pris de longues décennies, mais il est difficile d’imaginer qu’un autre dénouement aurait pu prévaloir.
MC.I : Dans la question précédente, vous avez évoqué la « volonté générale » de Rousseau, mais pourriez-vous approfondir votre critique de cette notion ?
PDS : Selon moi, le problème avec la « volonté générale » de Rousseau est que, fréquemment, l’opinion publique qui prévaut à un moment donné n’est liée à aucun projet de long terme pour l’humanité. Ainsi, elle peut « prévaloir » pendant un certain temps, mais elle ne sera absolument pas « prévalente » sur le long terme.
Par exemple, en 1970, quatre étudiants non-violents furent abattus par la Garde nationale à l’Université de Kent State, dans l’Ohio, alors qu’ils manifestaient contre l’invasion du Cambodge décidée par le Président Nixon. À l’époque, une majorité de citoyens des États-Unis pensait que ces étudiants méritaient leur sort. Aujourd’hui, je présume qu’une telle majorité considérerait ces homicides comme une tragédie, voire un crime. En 1970, le souhait majoritaire des citoyens US était que les autorités tirent sur ces militants non-violents ; mais il s’est avéré que, sur le long terme, ce souhait n’était pas la volonté prévalente du peuple des États-Unis.
La notion de « volonté prévalente des peuples » établit un critère de distinction entre les désirs de court et de long terme au sein des populations. Mais elle nous offre également un critère pour l’action non-violente. Aujourd’hui, nous observons des mouvements de protestation pacifique contre des projets qui menacent d’aggraver nos problèmes climatiques et environnementaux – tels que les forages pétroliers en Arctique. En réponse, nous voyons émerger des contre-mouvements. S’il s’avère un jour que notre dépendance actuelle au pétrole n’est pas éco-durable, comme j’en ai la conviction, les motivations de ces contre-protestataires ne seront pas non plus prévalentes.
Je crois en l’action non-violente, et cette méthode ne devrait pas être instrumentalisée pour des objectifs particuliers. Au contraire, elle doit être utilisée pour des buts qui contribueront, sur le long terme, à un monde plus pacifique et apaisé. Afin de mieux souligner ces subtilités, j’ai dû remplacer la notion de « volonté générale » de Rousseau – qui a contribué sur le long terme à justifier tant le nazisme que le stalinisme –, en une « volonté prévalente des peuples » plus distinctive, bien que nous ne puissions jamais avoir la certitude que cette volonté sera celle qui prévaudra sur le long terme.
MC.I : La « volonté prévalente des peuples » étant une force collective, comment la rendre consciente ? Un individu seul peut-il en prendre conscience, ou existe-t-elle d’abord et avant tout en termes d’inconscient collectif ? Par ailleurs, cette « volonté prévalente des peuples » a-t-elle toujours existé, ou est-elle une construction historique ?
PDS : En pratique, puisqu’elle a vocation à être « prévalente », elle ne peut être déterminée qu’ex post facto, et jamais au moment du choix populaire. La croyance selon laquelle la Révolution russe représentait la volonté prévalente du peuple en 1917 fut visiblement démentie en 1991, bien nous ne puissions en être certains. En vérité, cette volonté prévalente est une question métaphysique indémontrable, étroitement liée à la foi. Comme je le rappelle dans mon dernier livre, L’État profond américain, ni les hommes, ni leur Histoire ne sont entièrement logiques. Le siècle dernier a été le théâtre d’un certain nombre de changements non-violents – et même de révolutions – que très peu de praticiens des sciences sociales ont réussi à prédire. Au summum de ces bouleversements, nous devrions inclure la contribution de la non-violence gandhienne à la libération de l’Inde, qui était alors l’une des nations les plus vastes et les plus exploitées. Depuis lors, nous avons pu observer d’autres changements positifs : la déségrégation du Sud des États-Unis, le transfert de pouvoir non-violent en Afrique du Sud, et l’expulsion pacifique des troupes soviétiques de la Pologne et de l’Europe de l’Est. Bien que je ne puisse le prouver, je crois que cette volonté prévalente correspond aujourd’hui à la conscience collective de celles et ceux qui ont le mieux réussi à préparer leurs cœurs et leurs esprits à discerner ce qui relève du bien commun.
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