Après des semaines, voire des mois de gesticulations, d’élucubrations, de fausses négociations, de vrais vétos et de mauvaise foi, le roi d’Espagne, Felipe VI, n’a pu que constater l’incapacité des partis politiques à se mettre d’accord pour former un gouvernement. Presque cinq mois après les élections du 28 avril, son tour de table avec les représentants des forces en présence au Parlement s’est terminé, mardi 17 septembre dans la soirée, sur un constat sans appel : « Il n’existe aucun candidat ayant les soutiens nécessaires » pour former un gouvernement, a conclu la Maison royale dans un communiqué.
Lundi 23 septembre, deux mois après la tentative d’investiture avortée de juillet, le Parlement sera donc automatiquement dissous, comme le veut le règlement, et de nouvelles élections législatives seront convoquées le 10 novembre. Il s’agira des quatrièmes en quatre ans, signe de la grave crise institutionnelle qui paralyse le pays depuis l’irruption de nouveaux partis sur l’échiquier politique il y a cinq ans : la gauche radicale Podemos, la formation libérale Ciudadanos, puis Vox à l’extrême droite. Le tout sur fond de scandales de corruption, de digestion de la crise économique et de montée de l’indépendantisme en Catalogne.
« J’ai voulu un gouvernement, – pas n’importe quel gouvernement –, qui soit modéré, cohérent, ne naisse pas divisé et ne dépende pas des forces indépendantistes », a expliqué dans la soirée le président du gouvernement par intérim, le socialiste Pedro Sanchez, pour justifier l’échec des négociations.
Chez les Espagnols, cependant, l’incompréhension domine face à ce nouveau blocage, perçu comme un signe de l’immaturité des politiques, visiblement incapables de composer avec la fragmentation du Parlement, divisé entre cinq partis rassemblant chacun plus de 10 % des voix, après des années d’un bipartisme confortable.
Le 23 juillet pourtant, le chef de l’exécutif en exercice semblait sur le point de former un gouvernement de coalition avec Unidos Podemos, malgré ses réticences initiales. Mais la décision du chef de file de la gauche radicale, Pablo Iglesias, de faire monter les enchères pour obtenir plus de pouvoir au sein du conseil des ministres, a provoqué l’échec du vote d’investiture au Parlement.
Or, ces dernières semaines, M. Sanchez, arrivé largement en tête en avril avec 28,5 % mais seulement 123 des 350 députés, a refusé de renégocier un gouvernement de coalition avec Podemos. « Ce serait comme deux gouvernements en un », n’a-t-il cessé de marteler.
Il aurait dû en outre s’appuyer sur les indépendantistes de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) pour compléter leur majorité relative. Or ces derniers, considérés peu fiables, se sont déjà rendus responsables de la convocation des élections anticipées d’avril en bloquant le vote du budget lors de la dernière législature. Ils ont en outre leur propre agenda politique, marqué par le verdict du procès des dirigeants séparatistes accusés de « rébellion », attendu dans les prochaines semaines, et par de possibles élections régionales anticipées en Catalogne.
Ces deux derniers mois, M. Sanchez s’est donc contenté de demander à Podemos, au Parti populaire (PP, conservateur) et à Ciudadanos des « abstentions techniques » afin de débloquer la législature d’un gouvernement socialiste « en solitaire ». La perspective de nouvelles élections était donc plus que probable.
Le message envoyé aux citoyens est ravageur. Leur vote a été inutile et ils doivent reprendre le chemin des urnes, comme en 2016, lorsqu’une situation similaire avait provoqué un nouveau scrutin et retardé la réélection du conservateur Mariano Rajoy.
Dans ce contexte, les analystes prévoient une augmentation de l’abstention, sans pour autant la calibrer, qui pourrait bouleverser les rapports de force actuels. Depuis des jours, les partis se rejettent d’ailleurs mutuellement la faute de la convocation de nouvelles élections, aucun ne voulant être sanctionné pour avoir porté la responsabilité de ce fiasco.
Les sondages prédisent d’ores et déjà un renforcement du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) – la formation de M. Sanchez –, et du PP, au détriment de Ciudadanos, dont le virage dans les tranchées de la droite traditionnelle et le véto à toute négociation avec les socialistes ont déconcerté une partie des électeurs, des cadres du parti – dont beaucoup ont démissionné – et des analystes. Non seulement le parti libéral et le PSOE auraient eu une confortable majorité absolue au Parlement de 180 députés, mais les deux formations avaient été capables de signer un programme commun de cent pages en 2016. Ciudadanos pourrait perdre trois points de pourcentage (de 15,8 % à 12,7 %) et 18 de ses 57 sièges au Parlement.
Selon les enquêtes d’opinion, l’extrême droite Vox, dont un certain nombre d’électeurs pourraient être tentés par un vote « utile » en faveur du PP, devrait aussi perdre des voix. Tout comme Podemos qui pourrait être sanctionné pour avoir dédaigné en juillet la proposition d’un gouvernement de coalition incluant la vice-présidence de l’exécutif et trois ministères, qu’il avait alors jugés « trop symboliques ».
Conscient de son erreur, ces dernières semaines, Pablo Iglesias a essayé de revenir à l’accord perdu de juillet, sans succès. Pour les socialistes, « la confiance a été perdue ». « A quatre reprises, deux fois en 2016 et deux fois en 2019, un parti de gauche a bloqué un gouvernement socialiste », a encore critiqué le chef de l’exécutif mardi soir.
Pour M. Iglesias, « Pedro Sanchez commet une erreur historique en forçant d’autres élections par son obsession à accaparer un pouvoir absolu que les Espagnols ne lui ont pas donné. Il faut un président qui comprenne le multipartisme ».
Le président du PP, Pablo Casado, a été lui aussi très dur avec M. Sanchez, l’accusant d’avoir misé dès le début sur de nouvelles élections. « Il n’est pas acceptable qu’un candidat demande tout en échange de rien », a-t-il affirmé dans la soirée.
Quant au chef de file de Ciudadanos, Albert Rivera, il a tenté un dernier coup d’effet en proposant un accord désespéré de dernière minute avec M. Sanchez, après avoir refusé ces deux derniers mois toute réunion avec le dirigeant socialiste. « Les Espagnols jugeront qui a bloqué le pays et qui a offert des solutions », a-t-il conclu, peu convaincant.
Pedro Sanchez n’a pas attendu pour demander le vote des Espagnols. Du Palais de La Moncloa, siège du gouvernement, il les a enjoints à « dire encore plus clairement » qu’en avril, quel gouvernement ils veulent. La campagne, cependant, ne commence officiellement que le 1er novembre. Et il faudra attendre le 10 pour savoir si son pari était un coup de maître… ou de kamikaze.