L'émergence du "nous" humain

"NOUS", Jean-François Lisée

Il est une idée assez commune, en ce temps de mondialisation, que le monde s'américaniserait. Et il est difficile d'ignorer que la mode, le cinéma, la musique nés outre-Atlantique ont un impact sur les cultures du monde. Encore faudrait-il préciser "les cultures des villes du monde" ou bien "les cultures de certains quartiers des villes du monde" ou même "certaines catégories sociales de certains quartiers des villes du monde".
Michel Sauquet, directeur de l'Institut pour un nouveau débat pour la gouvernance (IRG), énonce ce bémol dans L'Intelligence de l'autre, passionnant guide à l'usage des "professionnels de l'international" (en collaboration avec Martin Vielajus, éditions Charles Léopold Mayer, 23 euros). "La présence simultanée des mêmes formes culturelles occidentales dans certains secteurs de certaines villes de certains des quatre coins du monde, écrit-il, ne peut guère être prise pour preuve que le monde est homogénéisé. L'alignement progressif des codes vestimentaires est un phénomène superficiel. Une véritable homogénéisation supposerait une mutation généralisée des représentations et des imaginaires, ce qui ne correspond pas à la réalité."
Aujourd'hui, en tout point du globe, chacun voit non pas midi, mais le monde à sa porte. Mais qui pense, en voyageant ou en surfant sur le Net, à appréhender chez l'autre ses profondes différences en évitant d'universaliser ses propres valeurs ? La mondialisation n'efface pas d'un trait une foultitude de rapports singuliers à l'histoire, au temps, au travail, à l'argent, au pouvoir ou à la nature. Et l'usage extensif de l'anglais du business ne gomme pas les enjeux du langage qui révèle toujours, lors du travail de traduction, l'ampleur des divergences entre cultures dans la perception de "la" réalité.
Que veulent dire ici : "solidarité", "développement" ? Là : "citoyenneté", "responsabilité" ? Certains mots, même, ne se traduisent pas. Quant au sens de celui de "démocratie"... La Fondation Charles Léopold Mayer en avait fait l'expérience lorsqu'il s'était agi, il y a dix ans, de traduire en une vingtaine de langues, aussi diverses que le chinois, le peul, l'arabe, le malais, le bambara, le wolof, le document fédérateur de l'Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire (http://www.alliance21.org).
On peut s'interroger cependant sur le point de savoir si, dans le même temps, avec la mondialisation, la conscience d'un "nous" humain, plus universel, n'émergerait pas. Cette conscience semble survenir çà et là à coup de conférences internationales des nations dites unies. Ou, plus vivement aujourd'hui, sur le réchauffement climatique.
Mais l'accouchement de ce "nous" globalisant est par nature difficile. L'histoire nous montre que la recomposition des groupes sociaux, induisant de nouvelles identités (ou sentiments d'identité), se forge avant tout quand un "autre" vient cristalliser contre lui les énergies. L'histoire de l'humanité est jalonnée de ces intégrations successives, opérées sous le coup de menaces extérieures, l'union faisant alors la force. Or il n'existe pas à ce jour de telle menace extérieure pour l'humanité. Celle-ci n'est menacée que par elle-même : par des groupes en son sein, figés dans leurs vanités ou leurs peurs, incapables de douter, de reconnaître et dépasser les différences. Et au-delà, de repérer ce qui unit : la paix, la justice et l'harmonie sociale.
Un jour, peut-être, s'il advient, ce nouveau "nous", planétaire, définitivement grandi (ou meurtri), s'interrogera sur son destin commun : après quoi court donc l'humanité ? A moins que d'ici là, il n'ait plutôt convenu que la seule question qui importât n'était pas de savoir après quoi, mais comment elle y court.
Jean-Michel Dumay
Article paru dans l'édition du 18.11.07.
- source


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé