L'une des raisons pour lesquelles les négociations en vue de la formation d'un gouvernement belge échouent, c'est la question des transferts d'argent de la Flandre en Wallonie. Or, il faut voir d'abord ce que les Flamands entendent par là. Parce qu'il ne s'agit pas en réalité d'argent vraiment versé par la Flandre à la Wallonie. Sauf dans un mécanisme légal de solidarité accepté par toutes les parties depuis longtemps mais qui ne porte pas sur l'essentiel de ces transferts. Je sais que je devrais parler aussi de Bruxelles. Pour la clarté de l'exposé, je n'en parlerai pas directement sous l'angle d'attaque choisi ici, d'autant plus que cette théorie des transferts risque de profiter un jour à Bruxelles, à politiques inchangées.
Qu'est-ce qu'un transfert en Belgique?
Trois économistes wallons ont examiné cette question des transferts flamands il y a quelques années, demandant au préalable au patronat flamand ce qu'il entendait par là et en tout cas au groupe In de Warande qui est le plus virulent dans cette problématique (1) . Qui lui a fait cette réponse: « La somme qu’une Région reçoit en plus (ou en moins) que ce qu’elle recevrait si sa part dans les dépenses était égale à sa contribution aux recettes. » Or évidemment la Wallonie reçoit «plus». En Sécurité sociale, les transferts sont évalués à 2,1 milliards en faveur de la Wallonie. Ce qui pose problème c'est la théorie qui amène à considérer cela comme une sorte de don de la Flandre à la Wallonie. En effet lorsqu’un salarié a versé des cotisations pour s’assurer contre le chômage, par exemple, la somme qu’il reçoit n’est pas un transfert, mais quelque chose qui lui est dû. Jusqu'à un certain point, on pourrait dire la même chose d'un pensionné. Sauf que plusieurs d'entre eux ont cotisé à des périodes où les transferts tels qu'on les a définis plus haut étaient inversés. Mais ce qui est important ici, c'est de voir que la Sécurité sociale a été instituée bien avant que Flandre, Wallonie et Bruxelles ne soient définies comme des Etats fédérés. De sorte qu'il est difficile de dire qui paye à qui, l'assurance que procure la Sécurité sociale s'étendant sur de longues générations...
Autres transferts
En matière de dépenses de l’Etat fédéral, les auteurs estiment les transferts à 1,9 milliard d’€ (vers la Wallonie). Ils considèrent comme un transfert « le fait que la part des rémunérations versées aux agents wallons et bruxellois excède la part de ces deux régions dans les recettes fiscales totales de l’Etat». Le problème c’est que lorsque quelqu’un travaille pour quelqu’un d’autre, il a droit à un salaire. La même chose vaut pour ceux qui fournissent des marchandises à l’Etat fédéral : on pourrait se demander si, dans ce cas, les transferts ne vont pas dans le sens inverse. On peut supputer que la Flandre fournit beaucoup plus (proportionnellement), à l'Etat fédéral, notamment en emportant, même en Wallonie elle-même, bien des marchés publics. Sur la base de la concurrence, certes. Mais elle profite des dépenses effectuées par la Wallonie. Il y a déjà un certain nombre d’années Hugo Schiltz (en 1985), avait calculé que la Flandre exportait en Wallonie autant qu’en Allemagne (RFA). Ces chiffres ont été redonnés par Yves Leterme en janvier 2007 qui précisait que c'est en Wallonie que la Flandre écoule le plus ses produits. Mais je peux donner de cela des sources plus récentes. Giuseppe Pagano, l'un des auteurs de l'étude que je cite déclarait récemment « Le nord n'aurait d'ailleurs aucun intérêt à se réjouir de l'appauvrissement du sud, puisque la Wallonie reste son premier partenaire économique. » (2)
La dette publique
En matière d’intérêts de la dette publique belge, la définition du transfert est contestable selon les auteurs wallons : « Alors que dans les cas précédents, le transfert résulte de la différence entre la part reçue par une Région et sa part dans les recettes fédérales, le groupe procède [De Warande NDA], dans le cas des intérêts de la dette, à un calcul visant à imputer aux régions les charges qui auraient résulté d’une scission de la dette opérée, fictivement, en 1990. » Ce qui est quand même étrange! Le groupe fixe donc une scission hypothétique survenue en 1990 pour calculer ces transferts. Mais comme le remarquent les auteurs, la dette a été contractée par l’Etat fédéral et les Régions n’ont aucune part dans cet engagement. La dette a été contractée sous des gouvernements paritaires ou avec une majorité de ministres flamands (car cela a été le cas dans toute l'histoire du pays, sauf à partir de 1970 où cette distorsion a été partiellement corrigée). Ils ajoutent aussi: « Il y aurait transfert en défaveur de la Flandre uniquement dans l’hypothèse où les prêteurs flamands recevraient une part des intérêts de la dette inférieure à la contribution aux recettes fédérales, ce qui n’est pas démontré. » (et ce qui est sans doute invraisemblable, la Flandre étant la plus riche et le clamant haut et fort). Dans ce domaine, les transferts atteindraient (soi-disant), 2,8 milliards d’€.
Une théorie discutable mais efficace
Cette théorie est discutable mais efficace. Jusqu'à présent les impôts ne sont que partiellement levés par les Etats fédérés. Or dans les négociations actuelles, les partis flamands (avec des nuances qui les séparent), voudraient qu'ils le soient de plus en plus par les entités fédérées et il est vrai que c'est le cas des Etats fédéraux, mais la Belgique n'est devenue un Etat fédéral que depuis peu et beaucoup de choses ne fonctionnent pas comme dans les autres Etats fédéraux, parfois parce que les Etats fédérés ont moins de compétences (comme ici les impôts ou par ailleurs la Sécurité sociale), ou parfois plus (comme leur liberté totale d'action sur la scène internationale dans le champ de leurs compétences). Cette question dite de la régionalisation de l'impôt est une question difficile. Pour la comprendre , je voudrais renvoyer à une étude qui est parue dans la revue TOUDI, écrite par un bon spécialiste, mais qui est d'une vraie (normale cependant), longueur et complexité. Ce spécialiste estime que les responsables wallons ou francophones craignent que la régionalisation de l'impôt ne mène à une diminution des recettes wallonnes, parce qu'ils n'ont pas une vision optimiste du développement régional. Il est vrai aussi que la Wallonie est entrée dans de grandes difficultés économiques dans les années 50. Son PIB par habitant a finalement été rattrapé dans les années 60 par celui de la Flandre. On n'a connu ces chiffres que dans le courant des années 70 mais dès 1979, la Flandre lançait sa théorie des transferts, ce qui est quand même très très frappant. Ce qui explique les hésitations des partis francophones et wallons à aller plus loin. Même si la théorie flamande était juste, on comprend qu'elle a comme origine le désir d'une revanche à prendre (j'en parlerai plus loin), mais qu'elle vise aussi à récupérer quelque chose de l'argent étatique globalement disponible en Belgique et par conséquent de le prendre à quelqu'un, c'est-à-dire aux Wallons. En outre, il y a eu une mauvaise expérience des négociations de 1988 lors de la régionalisation de l'enseignement. Cette année-là, Guy Spitaels et Philippe Moureaux semblent bien avoir mal calculé les besoins exacts de l'enseignement wallon et bruxellois, ce qui a fait entrer cet enseignement dans une crise vraiment très grave, les années scolaires 1990-1991 et 1995-1996 étant paralysées durant des mois par des grèves quasi désespérées d'enseignants profondément humiliés par les politiques wallons et francophones. Le 1er mai 1996 fut un vrai camouflet pour les socialistes wallons qui, à l'époque, et dans toute la Wallonie furent dans l'impossibilité de tenir les cérémonies prévues de la fête du travail. Comme celles-ci sont largement répercutées par la télévision, le parti fut gravement ridiculisé devant toute l'opinion. Je m'imagine parfois que le souvenir s'en est perdu, car ces événements vraiment graves au plan politique furent suivis deux ou trois mois plus tard par l'affaire Dutroux, sans doute inconsidérément gonflée par les médias, mais qui fit tout oublier de ce que je considère comme la dernière vraie grande révolte wallonne. On comprend que les responsables politiques wallons hésitent et pas seulement ceux du PS. Mais il y a quelque chose de plus important à dire sur les transferts.
La revanche de la Flandre
J'ai un jour mis en cause ici un article de Bernard Landry expliquant que, en Belgique, ce sont d'abord les Wallons qui auraient dominé le pays. Cela n'a jamais été le cas. Il est un fait que tous les éléments de la bourgeoisie belge de 1830, et en particulier les éléments flamands - les plus nombreux parce que la Flandre est très urbanisée et plus peuplée - n'auraient pas imaginé que la Belgique se dote d'une autre langue que le français. La Wallonie, cent ans après cette politique était fortement francisée, quoique la plupart des wallons parlaient à l'époque une sorte de créole avec une manière de conjuguer les temps ou de nommer les choses plus proches du latin que du français, langue latine qui, à certains égards, s'est plus délatinisée que les autres langues latines (wallon compris). Il suffit d'examiner une anthologie d'auteurs belges de langue française encore avant 1940: la majorité des auteurs sont des Flamands de langue française comme Verhaeren, De Coster, Maeterlinck qui furent et demeurent parmi les grands auteurs belges de langue française, définition à laquelle répond d'ailleurs quelqu'un comme Brel encore plus récemment. Bref, si les Flamands ont été humiliés parce qu'ils ne connaissaient pas le français ou le parlaient mal, c'est par leur propre bourgeoisie, fatalement plus «proche» (si l'on peut dire), de son propre peuple que la bourgeoisie wallonne d'ailleurs inférieure en nombre. Qui voit d'ailleurs le pouvoir politique lui échapper dès les 20 dernières années du 19e siècle (la bourgeoisie wallonne est laïque tandis que la bourgeoise flamande est assez astucieuse pour comprendre quelle a intérêt à s'appuyer sur le parti catholique qui, certaines années, rafle tous les sièges au Parlement national en Flandre, ce qui suffit pour avoir une majorité absolue au niveau belge). Le mouvement flamand est né de cette humiliation du peuple flamand en raison de sa langue. Le moteur du nationalisme flamand demeure bien cette humiliation réelle.
C'est cette humiliation qui a conduit la Flandre, très rapidement, à réfléchir non plus en termes belges, mais flamands. La chose devient réelle dans les années 1920 avec la création d'une association de patrons flamands. Cette bourgeoisie verra bien le parti à tirer d'une Belgique bâtie sur 3 axes: 1. le sillon industriel wallon, alors la zone économique la plus productive au monde 2. les banques bruxelloises qui le gèrent 3. le port d'Anvers qui écoule la formidable richesse wallonne. La Flandre, nantie de sa prépondérance politique (elle l'a depuis 1884), va réussir à détourner l'essentiel des ressources étatiques belges pour sauver ses banques de la crise de 1930, pour investir massivement au port d'Anvers, construire ses autoroutes, créer une industrie sidérurgique à Gand en 1960 (alors que la Belgique produit pourtant trop d'acier à cette époque), bâtir un tout nouveau port à Zeebruges au milieu des années 70, aider ses charbonnages devenus non rentables à subsister pendant trente ans sans bénéfice "régulier" (les charbonnages wallons furent, eux, brutalement fermés dès les années 60), s'octroyer 70 à 80% des aides de l'Etat quand l'Europe plonge dans la crise dans les années 1980 (pour ses industries en difficultés comme pour celles qui ne le sont pas), rafler aussi (programme qui ne s'achève qu'en 2014), l'essentiel (60%) des aides aux régions européennes... en retard de développement, alors que seules les régions wallonnes obéissent sur ce plan aux critères européens! On n'en finirait pas.
Difficultés de l'autonomie wallonne
On comprend dans ces conditions les difficultés de l'autonomie wallonne. Il faut savoir que la Flandre a réussi pendant trente ans à bloquer le développement du port de Liège en parvenant à empêcher dans un jeu subtil avec la Hollande, des travaux nécessaires dès les années 1930, qui ne furent réalisés que fin des années 60 mais qui firent de Liège le deuxième ou troisème port fluvial européen. La manière dont la Belgique fut équipée d'autoroutes ou de lignes de chemin de fer électrifiées est scandaleusement injuste. Et il n'est pas sûr que sans le fédéralisme, les deux aéroports wallons (celui de Liège qui est le 8e d'Europe pour le fret et celui de Charleroi qui est déjà le deuxième aéroport belge pour le transport des personnes), auraient pu être construits et développés comme ils le sont, la Flandre étant à même dans l'Etat unitaire de bloquer les investissements pouvant la gêner (l'exemple du port de Liège est frappant).
Il faut bien comprendre quelle est mon intention en rédigeant ces lignes. De la même manière que le Québec a vu (et voit toujours), sa langue menacée, la Flandre voit sa langue reculer autour de Bruxelles, ce qui menace son intégrité, vu l'exiguïté de son territoire. Du fait de l'existence d'une Wallonie de langue française, mais aussi d'une capitale, Bruxelles, qui a, elle aussi, concentration bourgeoise obligeant, adopté cette langue. La prépondérance politique de la Flandre est inefficace à cet égard alors que politiquement, elle est plus forte que le Québec. Cela ne tient pas à une faiblesse intrinsèque du néerlandais - qui est parmi les dix premières langues du monde en termes d'influence, il suffit de voir que l'encyclopédie wikipédia dans cette lange occupe la septième place mais ce n'est pas le seul indice. Cela tient sans doute au passé belge. Et au présent.
Je ne rêve pas de reconstruction de la Belgique. Cet Etat a mal fonctionné et n'a réussi qu'à dresser ses deux peuples l'un contre l'autre. La Wallonie, sentant le danger, s'est lancée à corps perdu (à partir de 1945), dans la quête de son autonomie. La grève générale de 1960-1961 aurait pu y aboutir. Elle fut réprimée avec une violence qui étonne, mais qui fit tellement peur à la fraction purement politique des socialistes wallons que ceux-ci n'osèrent appuyer les grévistes, persuadés que s'ils le faisaient ils perdraient leurs sièges, la violence étant imputée aux grévistes qui, pourtant, ne faisaient que se défendre face aux gendarmes et aux soldats envoyés «par la Flandre» (ma manière de s'exprimer pourrait paraître ici polémique mais c'est comme cela que s'exprimait le leader de la grève André Renard, le personnage-clé de l'histoire de la Wallonie). Il faudrait reparler de tout cela entre Flamands et Wallons, hors des négociations politiques.
Si, en effet, les Wallons étaient persuadés que les Flamands ne veulent pas leur enlever les moyens trop limités déjà auxquels la Flandre les a réduits, et si la Flandre recevait de la part de la Wallonie au moins compréhension et au mieux reconnaissance de sa langue, les choses seraient plus simples. Y compris pour Bruxelles qui est à la fois d'un certain côté (la Wallonie), par sa langue et entre les deux camps à cause de ses intérêts régionaux.
Ce serait bien si on y arrivait mais cela demandera encore bien du temps et de la patience et l'hypothèse de l'échec n'est pas exclue.
(1) Giuseppe Pagano, Miguel Verbeke, Aurélien Accaputo analysent le manifeste In de Warande qui a « établi » de manière plus ou moins scientifique les transferts de la Flandre vers la Wallonie: Le Manifeste du Groupe In de Warande in Courier hebdomadaire du CRISP 1913/1914 (2006)
(2) La Meuse, La Nouvelle Gazette, 4 septembre 2010.
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