Depuis quelques semaines déjà, une bonne partie de la planète est en confinement. Si vous êtes comme moi, ce temps imprévu de réclusion vous a certainement permis de récupérer le retard que vous aviez pris dans vos lectures. La Peur Rouge : Histoire de l’anticommunisme au Québec 1917-1960 d’Hugues Théorêt fait partie de ces ouvrages dont je désirais ardemment entreprendre la lecture.
Contrairement au défaut de trop nombreux livres d’histoire, ce livre ne tombe pas dans les jugements à l’emporte-pièce qui visent à susciter un sentiment de supériorité du lecteur face aux élites du passé. Cette objectivité méthodologique nous permet de mieux juger par nous-mêmes de la justesse des mesures mises en place pour protéger le Québec et le Canada du communisme.
Un portrait qui en dit long
Le portrait de l’anticommunisme québécois dressé par l’historien révèle un caractère particulier : « Les fondements de l’anticommunisme au Québec sont d’abord et avant tout religieux » (p. 38). C’est en effet l’Église qui, pendant plus de trente ans, a mené le combat pour endiguer cette menace.
Sur le front idéologique d’abord, Mgr Georges Gauthier fonde « l’École sociale populaire ». Elle aura pour mission « d’articuler tout le discours anticommuniste du clergé » (p.38). Tracts, manuels antibolchéviques, journées et messes anticommunistes, revues, encycliques, lettres pastorales et même fondation de syndicats et de confédérations catholiques : tous les moyens mis à la disposition de l’Église sont utilisés pour faire obstacle à ce qui était perçu à l’époque comme une véritable menace.
Il ne fait aucun doute qu’au plan doctrinal le communisme est incompatible à la fois avec les principes et l’institution même de l’Église. Devant son athéisme et à son rejet de la dignité intrinsèque de toute personne, il est certain qu’aucun compromis n’était possible.
Les tentatives d’établissement politique à travers le monde de cette utopie ont ainsi eu pour conséquence nombre de persécutions religieuses. On peut comprendre que l’Église ait voulu s’y opposer de toutes ses forces.
L’alliance dangereuse
Cependant, là où le bât blesse, c’est lorsqu’on considère son association avec les forces politiques en place. En effet, sur ce point, son alliance avec le gouvernement Duplessis est problématique. Cette étroite collaboration était légitime en principe. Toutefois, elle courait le risque d’être détournée à des fins politiques partisanes, en dépit de la défense des droits fondamentaux. Le livre de Théorêt montre la mise en place de ce dangereux amalgame. Les paroles d’Henri Bourassa prennent alors un sens prophétique :
Les catholiques peuvent trouver quelque avantage politique à maintenir [la peur du communisme]; mais lorsque viendront les inévitables réactions, les catholiques de partout regretteront peut-être d’avoir subordonné aux soucis matériels et aux exigences d’un nationalisme exacerbé les principes supérieurs de leur foi. (p. 38)
Nul doute donc que l’anticommunisme a connu des dérapages qui ont été nocifs pour la mission même de l’Église.
Or, cela implique-t-il nécessairement que la réaction ait été en tout point disproportionnée ? C’est ce que pense Théorêt, notamment parce, selon lui, « le communisme au Canada n’a pas constitué une véritable menace » (p. 9). Cette prise de position de l’historien m’apparait comme le maillon faible de son analyse.
Menace réelle ou imaginaire ?
À l’échelle mondiale, nul ne remettrait en cause l’extrême rapidité d’expansion du marxisme. Que la révolution russe de 1917 survienne seulement quelques décennies après la publication du Kapital (1867) tient de l’exploit. Il est clair que l’industrialisation et les nombreuses injustices de l’époque avaient créé un terreau fertile à la propagation de cette « fausse monnaie jetée sur le marché universel des idées » (Roger Brien, L’Action nationale, novembre 1961, cité dans La Peur Rouge, p. 197).
L’industrialisation et les nombreuses injustices de l’époque avaient créé un terreau fertile à la propagation du communisme.
Suivant la révolution d’octobre, cette propagation s’est accélérée. De nombreux pays embrassèrent le messianisme marxiste jusqu’à ce qu’il prenne une allure impériale (U.R.S.S., Espagne, Chine, Cambodge, Viet Nam, Corée du Nord, Cuba, Angola, etc.). Penser que le Québec aurait été providentiellement immunisé contre ce virus idéologique ne m’apparaît pas évident.
Dire à postériori que le Canada incluant le Québec fut « un pays où les communistes n’ont jamais été prophètes » (p. 17) ne suffit pas à démontrer que la menace n’était pas réelle. Que le communisme n’ait jamais pu prendre racine ne démontre pas qu’aucune tentative n’ait jamais eu lieu pour l’y implanter.
Enfin, il ne m’apparait pas exagéré de penser que la cause de cette inefficacité de la propagation rouge a justement découlé de cet acharnement catholique contre l’internationale socialiste.
Alors que dans certains pays, comme la France, de nombreux intellectuels se laissaient prendre de sympathie par la propagande de dictateurs sociopathes, le Québec, lui, faisait œuvre critique en suivant les principes chrétiens de dignité humaine, de justice et de liberté. Ainsi, grâce à la fermeté doctrinale du clergé, le Québec est sorti indemne des accusations de Soljenitsyne contre une certaine intelligentsia européenne :
Jamais il n’y a eu chez nous de prisons vides. Tandis que vous preniez votre plaisir à percer les inoffensifs secrets du noyau atomique, à étudier l’influence de Heidegger sur Sartre ou à collectionner des reproductions de Picasso […], sans cesse les fourgons cellulaires sillonnaient les rues, sans cesse les agents de la Sécurité frappaient et sonnaient aux portes. (L’Archipel du Goulag, p. 100)
Vers de nouveaux horizons
Alors que la COVID-19 nous contraint à nous enfermer chacun chez soi, les vertus de la « quarantaine » (p. 192) nous semblent de plus en plus évidentes. Or, comment ne pas voir une analogie avec la propagation extrêmement rapide du communisme au XXe siècle ? Plusieurs problèmes rendant attirant le communisme, comme la pauvreté et les souffrances causées par les excès du capitalisme, se faisaient sentir ici aussi.
De plus, le livre montre bien, par des exemples concrets, que des tentatives d’infiltration ont bel et bien eu lieu. Est-il si alarmiste de penser que sans les actions concertées des autorités de l’époque, la dictature du prolétariat aurait trouvé au Québec une terre fertile ? Il me semble que non. Après tout, un nombre important d’intellectuels des années 50 aux années 70 ont épousé le marxisme.
La Peur Rouge est un livre très intéressant et j’en suggère ardemment la lecture. Si « l’anticommunisme constitue une clé qui permet de comprendre le Québec pendant trois décennies » (p. 14), il s’agit aussi de la clé qui rend ses lettres de noblesse aux élites d’un peuple fidèle à la supériorité de l’humain sur l’économie. La clé culturelle qui permet aujourd’hui de comprendre pourquoi François Legault et les Québécois encore culturellement « catholiques » ont pu agir ici et maintenant pour se protéger de la propagation de la COVID-19 et éviter la mort de milliers de personnes.