Le syndicaliste et sonneur d'alarme Ken Pereira n'a pas fini de brasser la cage. Celui qui a permis de révéler le scandale des allocations de dépenses de Jocelyn Dupuis (ex-patron de la FTQ-Construction aujourd'hui en prison) estime que le ménage n'a pas été fait sur les chantiers de construction et dans le milieu syndical. Amer de son passage à la commission Charbonneau, il a décidé de régler ses comptes en publiant un livre, dont Le Journal vous présente en exclusivité des extraits. À travers une dizaine de révélations-chocs, il éclabousse notamment Michel Arsenault, l'ancien président de la FTQ.
Dans votre livre Bras de fer, vous êtes critique face à la commission Charbonneau. Vous dites avoir fourni des preuves qui n’ont jamais été entendues.
Je suis critique envers les avocats qui ont dirigé les questions. Ils savaient ce qu’il se passait. J’avais des enregistrements sur du monde tellement important... Pourquoi ne les ont-ils pas fait jouer, ces enregistrements-là?
Qui sont les témoins oubliés par la Commission, selon vous?
J’aurais aimé entendre Lise Thériault (ex-ministre du Travail, à l’origine du projet de loi pour mettre fin au placement syndical). François-William Simard (son attaché politique lorsqu’elle était ministre du Travail). La CCQ.
Henri Massé (ex-président de la FTQ), car il était là bien avant Michel Arsenault, et il savait ce qui se passait. Raymond Bachand, qui était ministre libéral. Claude Blanchet, le mari de Pauline Marois, parce qu’au début du Fonds de solidarité, il était là.
Trouvez-vous que le ménage a été suffisant dans le milieu syndical?
La Commission n’était pas inutile. C’est même bon parce qu’on a exposé beaucoup. Mais à la FTQ, les hauts dirigeants sont encore tous là. Ils ont même eu des promotions, c’est assez incroyable. Par exemple, dans des enregistrements à la Commission, on entend Jocelyn Dupuis dire: «Ça ne fait rien si je suis parti, mes dossiers passent par Raynald Grondin pour aller au Fonds.» Et bien Raynald, il est encore là. Il est vice-président.
Votre livre risque de faire des vagues, parce que vous portez plusieurs allégations graves à l’endroit de personnes bien en vue. Craignez-vous les poursuites?
Non. Il faut que tu apportes des preuves à l’éditeur. Tu ne peux pas écrire un livre comme ça et toucher une boîte comme le Fonds de solidarité sans preuves.
J’ai même 30 histoires qui ont été retirées du livre parce que [l’éditeur] n’avait pas assez de preuves.
À l’époque où vous jouiez les espions à la FTQ-Construction et vous étiez en conflit ouvert avec son directeur général Jocelyn Dupuis, aviez-vous peur pour votre sécurité? Votre famille a-t-elle été affectée?
Écoute, mon plus jeune a dormi à peu près deux ans avec moi. Parce qu’il avait vu des gars entrer dans la maison, monter les escaliers, habillés en noir. On avait appelé la police. Il paniquait. «La mafia, la mafia...»
Je ne pouvais pas tout dire à ma femme ou à mes enfants, ils auraient eu encore plus peur. Tu ne vas pas dire à ta femme: «Je m’en vais m’asseoir avec Raynald Desjardins et Casper Ouimet.»
Vous sentez-vous encore menacé aujourd’hui?
Il y a tout le temps une menace. C’est rare que je m’assois dos à une fenêtre. Très rare.
Combien de fois dans ta vie qu’une police vient chez vous et te dit que ta vie est en danger?
Que voulez-vous qu’on retienne de vos actions?
La FTQ appartient aux travailleurs, et pas vice-versa. Ce n’est pas les travailleurs qui appartiennent à la FTQ.
Si on voulait vraiment défendre les travailleurs, au gouvernement ou au niveau de la FTQ elle-même, ça ferait longtemps que la FTQ serait en tutelle.
10 allégations-chocs de Ken Pereira
L'ex-président de la plus grande centrale syndicale du Québec, Michel Arsenault, aurait permis à un vice-président de la FTQ-Construction, Bernard Girard, de retirer 30 000$ de son REER du Fonds de solidarité FTQ sans payer de pénalité.
Ken Pereira raconte qu'il se trouvait en voiture avec Bernard Girard lorsque ce dernier a passé un coup de fil à Michel Arsenault, qui présidait la FTQ.
«Bernard avait des problèmes personnels et il avait besoin d'argent, environ trente mille dollars. Il voulait savoir si Arsenault pouvait l'aider à piger dans ses REER du Fonds de solidarité sans qu'il ait à payer de pénalité.»
«Je n'ai pas entendu la réponse de Michel, mais avant même qu'on arrive à destination, il a rappelé Bernard: l'affaire était dans le sac», poursuit Pereira dans son récit.
Le syndicaliste en conclut que Michel Arsenault avait le bras long.
«En tout cas, il avait assez d'influence pour permettre à l'un de ses vice-présidents de retirer de l'argent de ses REER du Fonds sans payer de pénalités.»
Jocelyn Dupuis n'était pas seulement directeur général de la FTQ-Construction. Il entretenait aussi, selon Ken Pereira, des relations avec de dangereux criminels.
Un soir, Pereira, qui était en conflit avec Dupuis, a appris que ce dernier se trouvait au restaurant Cavalli, au centre-ville de Montréal. L'endroit est reconnu pour être régulièrement fréquenté par des membres du crime organisé.
Il s'est donc rendu sur place «pour le confronter d'homme à homme». C'est alors qu'il a reconnu le redoutable caïd Ducarme Joseph «assis en face» de Dupuis. «Je n'avais aucun doute sur son identité», assure Pereira.
Apeuré, le syndicaliste a quitté les lieux à toute vitesse. Joseph, un ancien chef du gang des bleus, a été en froid avec le clan Rizzuto pendant plusieurs années. Il a survécu par miracle à une tentative de meurtre en 2010, mais a finalement a été abattu par balle en août 2014.
L'homme d'affaires Tony Accurso, accusé au criminel pour fraude dans trois dossiers distincts, aurait tenté de faire placer l'ex-directeur général de la Ville de Montréal Robert Abdallah à la tête du Port de Montréal.
C'est Jocelyn Dupuis qui, lorsqu’il dirigeait la FTQ-Construction, aurait raconté l'affaire à Ken Pereira.
«Jocelyn m'avait raconté que Tony et un de ses amis dans une firme d'ingénieurs étaient en contact avec des gens du bureau de Stephen Harper, à Ottawa, et que l'affaire était presque dans la poche», écrit-il dans son livre.
«Et quand il sera au Port de Montréal, Abdallah va s'arranger pour faire dézoner les rives du Saint-Laurent», aurait ajouté Dupuis.
Abdallah n'a finalement jamais été nommé. En 2012, le sénateur conservateur Leo Housakos avait catégoriquement nié avoir tenté de placer Abdallah à la tête du port.
L'ex-directeur général de Montréal n'en est pas à sa première controverse. En 2012, il avait fermement nié avoir touché un pot-de-vin de 300 000 $, contrairement à ce qu'avait laissé entendre l'entrepreneur Lino Zambito devant la commission Charbonneau.
Éric Boisjoli, un directeur adjoint de la FTQ-Construction, aurait profité d'un congé de maladie payé pour rénover sa maison, «alors qu'il était officiellement en arrêt de travail», dénonce Ken Pereira.
Pereira s'est même rendu sur les lieux du chantier, «près de Rivière-Rouge», pour documenter la situation à l'aide de photos.
«Sérieux. Un directeur adjoint en arrêt maladie qui fait des travaux majeurs alors qu'il est payé par la Commission de la construction du Québec (CCQ) pour rester chez lui et se soigner? N'importe quoi», conclut Pereira.
Tony Accurso, le controversé homme d'affaires et entrepreneur qu'on a vu témoigner à la commission Charbonneau, en menait large jusqu'à récemment. À tel point qu'il aurait confié à Ken
Pereira avoir regardé un reportage de l'émission Enquête, à Radio-Canada, en compagnie d'un journaliste connu et d'un politicien influent.
L'auteur ne veut pas préciser le nom du politicien, mais se souvient que cette révélation lui avait fait «retrousser la pointe du cœur».
«Jamais je n'aurais pensé qu'il aurait visionné un reportage sur les magouilles de la construction en compagnie de personnalités médiatiques et politiques d'une telle envergure. Surtout pas quand le reportage en question s'attachait à démontrer que les hauts dirigeants de la FTQ-C avaient joué à La croisière s'amuse sur son bateau, le Touch, pendant des années», mentionne-t-il.
Yves Ouellet et les Hells
L'actuel directeur général de la FTQ-Construction, Yves Ouellet, en contact avec des Hells Angels? C'est ce que prétend Ken Pereira dans son livre.
Ouellet aurait lui-même confié à Pereira qu'il avait appelé des Hells pour qu'ils fassent comprendre à Jocelyn Dupuis, alors président de la FTQ-Construction, que les travailleurs qu'il représentait ne travailleraient pas au rabais.
«S'il était en mesure de s'arranger pour que les amis Hells de Jocelyn lui demandent de lever le pied, ça devait bien vouloir dire qu'il avait de bons contacts chez les motards, non?» raisonne-t-il.
Ken Pereira raconte avoir fourni au cabinet de l'ex-ministre du Travail Lise Thériault de nombreux enregistrements dénonçant l'intimidation sur les chantiers. Ce matériel, selon lui, a servi à l'élaboration du fameux projet de loi 33, qui a mis fin au placement syndical.
Il remet d'ailleurs en question les méthodes de travail de l'entourage de la ministre. Ainsi, François-William Simard, qui était attaché politique de la ministre, l'aurait appelé pour obtenir de toute urgence une copie des enregistrements quelques jours avant le dépôt du projet de loi.
L'échange s'est fait dans le stationnement d'un McDonald's à minuit. «Ça ressemblait à un deal de dope.»
Ironiquement, le syndicaliste ne digère toujours pas cette loi, qui selon lui a «donné un œil au beurre noir aux syndicats» en inversant le rapport de force en faveur des employeurs.
Il s'en prend à la commission Charbonneau
Ken Pereira est très critique de la commission Charbonneau, qu'il a eu le privilège de voir de l'intérieur à titre de témoin-clé.
Il qualifie même l'exercice de «poudre aux yeux».
«Moi, je n'aurais pas été tendre avec les politiciens. Enfin, pas autant que la Commission semble l'avoir été. Pourquoi les avoir tant ménagés?» demande-t-il.
D'ailleurs, il dit avoir fourni aux enquêteurs «des heures d'enregistrements» compromettants sur les pratiques des dirigeants de la FTQ-Construction. Mais ces documents n'ont jamais été entendus en audiences publiques. «Pourtant, on m'avait bien promis de les faire entendre», se désole-t-il.
Il mentionne néanmoins que le procureur Simon Tremblay, qui l'interrogeait, s'est «toujours montré respectueux» à son égard.
Ce n'est pas d’hier que Ken Pereira dénonce les abus de plusieurs hauts dirigeants de la FTQ-Construction, qui mèneraient selon lui la belle vie avec les cotisations des honnêtes travailleurs. Mais il fournit des détails particulièrement croustillants dans son ouvrage Bras de fer.
«Le jour où je me suis retrouvé avec en main une vidéo où on voyait des membres de la FTQ-C se diriger vers un hôtel lavallois en compagnie de demoiselles qui ressemblaient beaucoup à des escortes, j'ai tout de suite su que j'étais en possession de quelque chose qui pourrait me servir en cas de pépin», écrit-il.
Le film en question avait été tourné après un «sushi party». L’un des attraits de ces soirées VIP était que les corps nus des jeunes femmes servaient de plateaux; ensuite, les dirigeants syndicaux, fonctionnaires, entrepreneurs et autres lobbyistes pouvaient aller assouvir leurs désirs à l'hôtel d'en face, se souvient-il.
Travail au noir
Ken Pereira y va d'allégations à peine voilées contre l'actuel directeur général de la FTQ-Construction, Yves Ouellet, concernant le travail au noir. Et il écorche au passage la CCQ, chargée de faire respecter les règles du jeu sur les chantiers.
«Pourquoi la Commission de la construction du Québec accepte-t-elle qu'Yves Ouellet soit encore DG, alors qu'elle sait pertinemment qu'il a dirigé pendant des années l'un des locaux où il y a le plus de travail au noir au Québec? La CCQ est bien au fait des mœurs douteuses de la Fraternité nationale des poseurs de systèmes intérieurs, revêtements souples et parqueteurs-sableurs (local 2366)», écrit-il.
Il a vraiment déboulé l’escalier
Lorsque la commission Charbonneau a dû reporter le contre-interrogatoire de Ken Pereira, un bon matin, parce qu'il était à l'hôpital, tout le monde a pensé qu'il avait été battu par mesure de représailles.
Et pourtant, Ken Pereira assure qu'il a bel et bien déboulé l'escalier de sa maison.
«Sur le coup, tout le monde s'est inquiété. Ils pensaient tous que je m'étais fait tabasser par des pas fins. [...] Je les comprends, j'aurais fait la même chose», raconte-t-il.
Le témoin-vedette dit avoir eu droit à un traitement médical cinq étoiles, dès que «la machine CEIC s'est mise en branle».
«Je me suis aussitôt retrouvé dans une clinique de la rue Bélanger, où je n'ai pas eu besoin d'attendre ou de prendre un numéro et où, en deux temps trois mouvements, on m'a fait passer plus de tests et de rayons X que j'en avais subis et reçus dans toute ma vie», relate-t-il.
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