L'intention du nouveau gouvernement de la CAQ d'interdire le port de signes religieux pour les employés de l'État en situation d'autorité et les enseignants est accueilli avec un mélange d'inquiétude et d'optimisme dans les milieux scolaires.
« Il n'ira pas jusqu'au bout »
Des enseignants qui portent des symboles religieux doutent que l'interdiction promise par le gouvernement caquiste fasse son chemin.
« Ça me fait de la peine de voir qu'on recommence ce discours-là, de voir qu'on est encore en train de trouver une solution à un problème qui n'existe pas. »
Michael Bensemana travaille à l'école Saint-Laurent, dans l'arrondissement du même nom. De confession juive, le professeur de 44 ans né au Québec est l'un des rares enseignants de la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys à porter la kippa.
Dans cette école multiethnique où il enseigne l'anglais depuis 15 ans, jamais le symbole religieux qu'il porte en classe n'a été un sujet de discorde, pas même un sujet de discussion. Tout au plus a-t-il reçu quelques questions, « comme on questionnerait quelqu'un sur sa coupe de cheveux ».
« Ce n'est pas bizarre pour les élèves ici de voir quelqu'un porter un signe religieux. » - Michael Bensemana, enseignant à l'école Saint-Laurent
Si le nouveau gouvernement caquiste donne vie à son projet d'interdiction du port de tout symbole religieux aux personnes en situation d'autorité - juges, policiers, procureurs de la Couronne, gardiens de prison et enseignants -, M. Bensemana perdrait vraisemblablement son emploi s'il persistait à porter sa kippa en classe. Comme une collègue féminine perdrait le sien si elle conservait son voile, par exemple.
L'Association des musulmans et des Arabes pour la laïcité au Québec estime d'ailleurs que le gouvernement de François Legault veut faire des enseignantes musulmanes « de la chair à canon pour le débat public ».
M. Bensemana préfère néanmoins ne pas sauter aux conclusions trop vite. « Il n'y a pas de projet de loi sur la table, alors je ne me lancerai pas dans des discussions sur une théorie, dit-il. Je ne suis pas inquiet tant qu'aucune loi n'est votée. »
« OPTIMISTE »
Mick Guttman abonde dans le même sens. Juif orthodoxe d'origine roumaine arrivé au Québec en 2002, il porte lui aussi la kippa à l'école et se dit « optimiste », estimant qu'un éventuel projet de loi ne passerait pas le test des tribunaux.
En fait, il s'interroge sur les fondements mêmes de l'argumentaire caquiste quant à la situation d'« autorité » des enseignants.
« Sommes-nous réellement en situation de pouvoir ? », demande le professeur de musique à l'école Iona, dans Côte-des-Neiges.
« Le gouvernement pense-t-il qu'on fait du prosélytisme dans nos écoles ? Ça n'a pas de sens ! Il me semble qu'il y aurait plusieurs étapes à franchir avant d'interdire des signes qui, par ailleurs, ne sont pas si ostentatoires. »
À cet égard, M. Guttman soulève que le gouvernement « pourrait commencer par faire quelque chose avec le crucifix à l'Assemblée nationale ».
Les deux hommes soulignent par ailleurs que chaque fois que le débat sur le port des symboles religieux a fait surface par le passé, leurs collègues de travail de toutes origines avaient fait preuve de solidarité face à leur cause. Et ils ont toujours bon espoir que les enseignants échapperont au bout du compte au projet caquiste.
« François Legault est quelqu'un de pragmatique, il va voir que les conséquences d'une telle chose ne seront pas profitables pour le Québec dans la réalité. Peut-être qu'il va passer une loi symbolique, mais il n'ira pas jusqu'au bout. » - Michael Bensemana
« Pour sauver la face, il va inclure les juges et les policiers parce que ça n'aura aucun impact, vu qu'il n'y en a pas [qui portent des symboles religieux], mais ça ne sera pas généralisé », croit-il.
LES SYNDICATS INQUIETS
Les groupes syndicaux ont eux aussi avalé de travers la sortie de la CAQ sur les symboles religieux, première mesure annoncée mercredi par le nouveau gouvernement, alors que l'enjeu n'avait été que peu abordé pendant la campagne électorale.
« On aurait préféré une sortie concernant l'urgence des réinvestissements dans les services publics », fait valoir Sonia Éthier, présidente de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), qui inclut la Fédération des syndicats de l'enseignement (FSE).
« On parle d'humains, de gens compétents, qui perdraient leur emploi. On nous annonce des congédiements avant d'avoir un projet de loi. Eux-mêmes [le futur gouvernement] ne se sont pas penchés sur la question. C'est précipité », poursuit-elle.
Vice-présidente de la Fédération autonome de l'enseignement (FAE), Nathalie Morel s'inquiète quant à elle des conséquences de congédiements potentiels dans un contexte de pénurie d'enseignants.
« On va défendre farouchement le droit au travail des enseignantes et des enseignants, assure-t-elle. Ce sont les [établissements] qui doivent être laïques, et non pas les individus. »
« Est-ce qu'il y a un dossier où on peut dire qu'il y a un prof au Québec qui a tenté de convaincre des enfants par rapport à sa foi religieuse ? À notre connaissance, il n'y en a aucun. Pour nous, ce n'est vraiment pas un enjeu. »
La CSDM et la commission scolaire Marguerite-Bourgeoys affirment ne pas avoir de statistiques sur le nombre de leurs enseignants qui portent des signes religieux. Ni l'une ni l'autre n'a souhaité commenter le projet de Québec.
L'incertitude plane sur les éducatrices spécialisées
À l'école secondaire Poly-Jeunesse de Laval où elle travaille comme technicienne en éducation spécialisée auprès des élèves, Ahlam Ghatoussi est une « minorité très visible » en raison du voile qui couvre ses cheveux.
Elle ne sait pas si le projet de loi qu'envisage de déposer la Coalition avenir Québec (CAQ) la toucherait, mais lorsqu'elle entend François Legault dire qu'il veut interdire le port de signes religieux chez les enseignants, elle ne peut s'empêcher de craindre les dérapages.
« Ça me décourage parce que lors de la charte des valeurs du gouvernement péquiste, des amies et moi, on a été agressées à l'extérieur à cause de notre voile. Quand la porte s'ouvre, les gens se permettent des agressions. J'ai peur que ça recommence comme il y a quatre ans », dit Ahlam Ghatoussi.
La Presse a tenté de savoir si le projet de la CAQ pourrait viser d'autres employés du système scolaire que les enseignants. Un porte-parole du parti a laconiquement répondu dans un courriel que « la personne que le premier ministre désigné choisira pour piloter le projet de loi à ce sujet pourra répondre aux cas précis en temps et lieu ».
Pour le président de la Fédération du personnel de soutien scolaire (FPSS), il ne fait pas de doute : tout le monde sera visé.
« Un technicien en éducation spécialisée qui travaille avec deux ou trois enseignants et leurs élèves, il est aussi en autorité. Quand l'enfant quitte la classe et s'en va avec des éducateurs et éducatrices en service de garde, ces gens-là deviennent en autorité. Le concierge, la secrétaire d'école, ils sont tous en autorité... », illustre Éric Pronovost.
Nathalie Morel, vice-présidente de la Fédération autonome de l'enseignement, se pose la même question.
« Est-ce que le premier ministre envisage aussi de priver de leur travail les orthophonistes, les psychologues ? Si ce n'est pas le cas, pourquoi le prof et non pas les autres qui sont en situation d'autorité ? » - Nathalie Morel
« UNE PERSONNE COMME UNE AUTRE »
Impossible de dire combien des 29 000 membres de la Fédération du personnel de soutien scolaire portent un signe religieux. Éric Pronovost n'a d'ailleurs aucune intention de les dénombrer.
« À partir du moment où je le fais, je fais ce que le gouvernement Legault veut faire : séparer. Dans une école, tout le monde forme une équipe et on a tous la même mission. Je ne jouerai pas ce jeu-là », dit le président de la FPSS, qui estime qu'un signe religieux n'empêche personne de faire son travail.
Ahlam Ghatoussi est décidée : pas question pour elle de quitter un travail pour lequel elle a étudié et qu'elle adore.
« Je pense que je suis assez restée à la maison, dit-elle en riant. J'ai eu mes trois enfants back à back, j'ai mis mon enfant en CPE. Là je suis animée par le désir de travailler avec les gens. »
Et puis, note la femme d'origine marocaine, les enfants se soucient peu de son foulard. Récemment, une collègue a dirigé vers elle un élève en disant, pour qu'il la reconnaisse, qu'elle portait « un foulard ».
« Il a dit : "Ah, je la vois, celle qui porte les lunettes !" Il m'a plus associée aux lunettes qu'au voile, rigole Ahlam Ghatoussi. J'ai dit à ma collègue : super, je suis une personne comme une autre ! »