(Je présente ici le texte intégral de la présentation
faite lors du colloque des 20 ans de Meech organisé
par les IPSO et le Bloc Québécois le samedi 8 mai 2010)
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Avez-vous lu le dernier budget de Colombie-Britannique ? Moi, oui. J’ai eu le choix de la langue de lecture. La province, dont le slogan est « The Best Place on Earth », présente ses textes, tableaux et chiffres en trois langues : l’anglais, le mandarin, le pendjabi.
Autant vous dire que le français y est encore moins présent qu’à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Vancouver. Les francophones de Colombie-Britannique sont des gens actifs, dynamiques, attachants. Mais ils sont peu nombreux. En fait, le français n’y est pas la première langue minoritaire. Vous le savez, c’est le mandarin. Il n’est pas la deuxième langue minoritaire, c’est le pendjabi. Il n’est pas la troisième, c’est le coréen. Il n’est pas la quatrième, c’est le tagalog, langue des Philippins. Il n’est pas la cinquième, c’est le vietnamien. Il n’est pas la sixième, c’est le perse. Le français y est la septième langue minoritaire.
Je vous entends objecter : c’est la Colombie-Britannique. Un micro-climat linguistique, balayé par les vents du Pacifique. Pourtant. Le recensement de 2006 a confirmé qu’un cap historique a été franchi dans le Rest of Canada. Pour la première fois de son histoire, le français n’y est plus la première langue minoritaire. C’est vrai en moyenne. C’est vrai aussi dans le cœur du pays: l’Ontario. Le chinois (il est plus précis de dire « les langues chinoises », car il y en a plusieurs) y est désormais la langue maternelle de 18% des non-anglophones, devant le français, avec 13%.
La marginalisation démographique des francophones hors-Québec sonne lentement le glas de la place spéciale dont bénéficiait le français, depuis Pierre Trudeau et Brian Mulroney, dans l’univers canadien. Combiné au reflux démographique du Québec au sein de l’ensemble canadien — hier le tiers du pays, maintenant moins du quart, bientôt un cinquième — le fait français ne peut simplement plus maintenir la magnifique fiction qu’a représentée l’idée d’un pays bilingue. Ce pays dont l’idéal trudeauiste, hors des bureaux gouvernementaux d’Ottawa et de Toronto, n’existe dans la rue qu’à deux endroits: à Montréal et en Acadie.
Un argument fédéraliste majeur, en déclin
Quel rapport entre cette évolution démographique et l’avenir du mouvement souverainiste québécois ?
Il s’agit d’une variable, parmi plusieurs autres, qui lime les fondations de l’idée fédérale au Québec. Une partie de l’électorat nationaliste modéré, notamment parmi les francophones de plus de 50 ans, s’accrochent à l’idée d’un Canada bilingue, d’un pays où le français a un statut, voire un avenir. Ce message leur a été transmis avec constance depuis les années 60 par l’existence, au sommet de l’État canadien, d’un French Power réel : Trudeau, Mulroney, Chrétien, Martin. Au tournant du siècle, la majorité des juges de la Cour suprême étaient francophones. Ce temps est révolu.
Outre-Outaouais, on réduit sans état d’âme la proportion de sièges du Québec à la Chambre des Communes – légèrement sous son poids démographique réel. On se demande s’il est vraiment indispensable que les membres de la haute cour, qui doivent régulièrement décider de l’applicabilité de la loi 101, puissent entendre les plaidoiries dans la langue de Molière. Ce n’est que la pointe de l’iceberg.
Le Canada est au monde le pays qui reçoit, de loin, le plus d’immigrant per capita. En 2006, 20% des résidents étaient nés à l’étranger, proportion qui pourrait passer à 28% d’ici 20 ans grâce à un afflux surtout asiatique. Voilà un contexte où les notions de « peuples fondateurs » et les raisons qui font que le français, plutôt que le chinois ou le tagalog, a des droits particuliers se perdent dans le brouillard d’un passé que le multiculturalisme n’a pas pour mandat d’entretenir.
On l’a vu dans les réactions canadiennes anglaises à la controverse linguistique des Jeux de Vancouver : le pays canadien réel ne réagit plus aujourd’hui à l’idée que le français est un élément important de la réalité canadienne hors-Québec. Ce n’est pas de la mauvaise volonté. Moins encore de la méchanceté. Le français est absent de leur vie sociale, économique, politique, culturelle. Pourquoi en deviendraient-ils des promoteurs sereins lorsque vient le temps d’exprimer ce qu’ils sont, dans une grande cérémonie ? C’est trop demander.
Les élites politiques canadiennes actuelles, issues de l’ère Trudeau, présentent encore un remarquable niveau de bilinguisme. Mais hors Québec, seulement 7,4 % des anglophones affirment avoir une connaissance du français. Or cette donnée est gonflée. Car quand Statistique Canada avait eu la mauvaise idée, en 1988, d’insister pour savoir si cela voulait dire que ces Anglos pouvaient « soutenir une conversation assez longue sur divers sujets », le tiers avait déclaré forfait. Cette question « dure » ne fut jamais réutilisée.
Le dernier recensement est particulièrement pessimiste en ce qui concerne la génération montante. Même ceux qui apprennent le français n’arrivent pas à maintenir ce savoir longtemps, comme l’illustre ce tableau (cliquez dessus pour mieux le voir) :
Cela augure mal pour le bassin d’anglo-bilingues disponibles pour combler, dans quelques lustres, des postes de juges, de GG, de haut-fonctionnaires, de député, de ministre, de premier ministre.
Un impact délétère sur le l’identité canadienne des Québécois
Cette évolution, hier prévisible, aujourd’hui manifeste, ne peut qu’avoir un impact délétère sur l’attachement canadien d’une partie des 40% de francophones qui ont voté Non en 1995. Qui le craint ? Les penseurs du Non eux-mêmes.
Pensez-vous que ce serait un changement majeur dans la nature du Canada ?
Oui, des cerveaux fédéralistes ont vu venir le danger. Ils ont même compris que ces tendances démographiques pourraient mettre en cause la permanence de la loi fédérale des langues officielles. Les sondeurs du très regretté Conseil pour l’unité canadienne avaient donc testé cette hypothèse dès 2005, incluant deux questions dans leur sondage annuel, pour mesurer quelle serait l’étendue des dégâts politiques, si/quand la chose arriverait.
Ils ont d’abord voulu savoir si l’abandon de la loi des langues officielles constituerait un changement majeur de la nature du Canada. 81% des Québécois leur ont dit oui. Puis, ils ont voulu vérifier si ce changement serait perçu négativement ou positivement. 86 % des Québécois ont jugé que ce serait un changement très négatif (64%) ou négatif. (Et je suspecte plusieurs séparatistes d’avoir répondu que ce serait un changement positif. Vous les connaissez…)
Avant même que ne survienne ce choc, l’identité canadienne recule au Québec, à la vitesse du glacier qui fond, peut-être, mais dans un mouvement qui semble inexorable.
Le phénomène n’est pas nouveau, mais il est essentiel à la compréhension de la politique québécoise. Le sondeur fédéraliste Maurice Pinard avait le premier révélé l’importance prédictive majeure de ces évolutions. Il a dirigé une série de sondages, repris depuis par d’autres dont le Bloc Québécois, demandant aux Québécois francophones d’indiquer s’ils se considéraient « Québécois », « Canadiens-français » ou « Canadiens ».
Voici la progression, sur 40 ans, de 1970 à aujourd’hui (cliquez dessus pour mieux le voir) :
Quelle importance ? Elle est majeure. Car lorsque tout est dit, on ne peut voter pour un Québec souverain si on ne se juge pas d’abord Québécois. Sur 40 ans, on observe essentiellement une consolidation du pôle « Québécois » au détriment, jusqu’en 1985 à peu près, du pôle « Canadien », puis du pôle « Canadien-français ».
Au moment du premier référendum en 1980, l’identité québécoise était encore faible, y compris chez les francophones, qui ne furent au net que 50% à voter Oui. Ce qui, reporté sur l’électorat entier, donna 40% de Oui. Pendant le reste de la décennie, alors que l’intention de vote souverainiste était au plancher, l’identité québécoise a connu une progression importante– le pôle « Québécois » de l’identité passant, chez les francophones, à 59% en avril 1990, juste avant l’échec de Meech. Ce renforcement identitaire a fourni l’assise, à compter de 1989, à la résurgence marquée de l’intention de vote souverainiste – devenu majoritaire jusqu’en 1994.
Au moment du référendum de 1995, le pôle « Québécois » était à 62% des francophones. Ce qui, reporté sur l’électorat entier, donne presque exactement le résultat référendaire. Beaucoup d’autres variables sont en jeu, évidemment. Mais cela nous indique que lorsque toutes les forces politiques sont mobilisées et que la conscience de l’enjeu est maximale dans l’électorat, le résultat s’approche au final de l’auto-définition identitaire.
Les fédéralistes le savent, et c’est ce qui explique la grande campagne identitaire fédérale déployée de 1996 à 2005 et connue sous le nom de « commandites », avant que le mot « scandale » y soit accolé. On en perçoit peu les effets dans le tableau qui ne concerne que les francophones. Mais j’ai démontré, dans mon livre Sortie de Secours, que l’impact avait été majeur dans l’autodéfinition identitaire des allophones québécois – la progression de leur identification comme « Québécois » ayant alors cessé.
Le scandale, lui, a choqué les francophones et a détruit, en un an, l’effort fédéral réalisé à grand frais pendant les neuf années précédentes. Ce doit être le plus grand chagrin du couple Dion/Chrétien. En 2005, l’année du scandale, l’identité québécoise a atteint son niveau record de 69%. Cette montée fut accompagnée par des majorités souverainistes dans l’opinion cette année-là. Plus important encore est le niveau enregistré cette année, en période de reflux de l’intention de vote souverainiste : 67%. C’est significativement plus élevé que le niveau indentitaire sur lequel les souverainistes pouvaient compter en 1995.
Nous détenons une seconde série, un peu différente, qui éclaire et étoffe cette démonstration pour la dernière décennie. En juin 2009, CROP a réalisé pour le nouveau groupe l’Idée fédérale, animé entre autre par André Pratte, un sondage qui évaluait l’évolution identitaire un peu différemment, demandant à tous les Québécois s’ils se considéraient « seulement » ou « d’abord » Canadiens ou Québécois ou s’ils s’attachaient également aux deux identités. Cette option d’une identité « égale » offre aux Québécois modérés la porte de sortie rêvée et dilue le résultat en évitant le choix forcé qu’imposait Pinard – et qui préfigure le référendum.
La série n’en est pas moins révélatrice quant à la tendance. Elle révéle qu’en 11 ans, la proportion de Québécois se disant «seulement» ou «d’abord» Canadiens a chuté de 6 points, à 21%. C’est beaucoup et très révélateur. Cela indique un lent mais significatif limage de l’attachement des Québécois envers le Canada.
La proportion de Québécois se disant également « Canadiens et Québécois » fut stable à 26%. Mais la proportion se disant «seulement» ou «d’abord» Québécois a grimpé de 3 points, passant de 47 à 50%. (On voit encore la pointe de l’année du scandale des commandites, 2005)
Ce n’est qu’un avis, mais j’estime que la reconnaissance par le parlement fédéral de l’existence de leur nation conforte les Québécois dans leur volonté d’être plus autonomes, plus Québécois et, demain, plus indépendantistes. Pierre Trudeau et Jean Chrétien avaient compris qu’à force de nier le caractère national du Québec, les nationalistes modérés finiraient par douter eux-mêmes de l’existence de leur nation. Les trudeauistes jouaient d’une part de la fragilité identitaire d’une partie de l’électorat et d’autre part de leur promesse d’un Canada français fort, donc d’une offre identitaire compensatoire. La reconnaissance de la nation par le Parlement– même si 75% des Canadiens hors-Québec s’y sont opposés – a permis à toute la classe politique québécoise, y compris fédéraliste, de reprendre à son compte le concept de nation et interdit aux chefs fédéraux d’en nier l’existence, ce qui oblitère 20 ans de travail trudeauiste. Le déclin manifeste du statut du français hors Québec est en train de faire disparaître leur promesse d’un Canada accueillant pour le français. Le dispositif identitaire trudeauiste est cassé. Ce n’est pas anodin.
Un autre progrès : l’estime de soi économique
Le sondage CROP/Identité fédérale recelait une autre trouvaille. En pleine crise économique et malgré un long conditionnement quant à leur incurie économique congénitale, les Québécois affirmaient à 55%, qu’un «Québec indépendant» aurait fait mieux (14%) ou aussi bien (41%) que le Canada dans la crise économique.
C’est capital, car la crainte face à l’avenir économique d’un Québec souverain fut LE facteur de la défaite du Oui en 1995. Elle n’opère plus, ou alors beaucoup moins. D’autant qu’un autre cap statistique est franchi: il y a désormais moins de chômage au Québec qu’en Ontario ou aux États-Unis. Et le Québec a effectivement traversé la crise avec moins d’avanies que le reste de l’Occident – en particulier ses voisins Ontarien et Américain.
De même, ce printemps, une identique proportion de 55% affirme dans le sondage IPSO/Bloc que le Québec a « le capital financier et les ressources pour devenir souverain ». Troisième pièce à conviction, le sondage CROP réalisé ce printemps pour l’émission Le Verdict, de Radio-Canada. On a demandé aux Québécois s’ils jugent le Québec, comparativement aux autres pays industrialisés, dans une situation « comparable » (52%) « avantageuse » (20%) ou « moins avantageuse » (28%). Compte tenu du discours ambiant sur les ratés du modèle québécois, — et en pleine campagne de presse sur « le Québec dans le rouge – il est simplement héroïque que les Québécois soient au total 72% à juger le Québec en aussi bonne ou meilleure posture qu’ailleurs.
En un mot : le Québec se détache du sentiment d’infériorité économique qu’il a toujours traîné comme un boulet.
La volonté politique
Ces éléments importants ne sont rien, évidemment, sans le maintien puis l’émergence d’une volonté indépendantiste populaire, dirigée par une intelligence politique, stratégique et tactique, au sommet.
L’accès du Québec à la souveraineté n’est pas inscrit dans l’histoire. Il sera toujours le fruit d’un effort politique majeur, d’un volontarisme qui, s’il veut limiter le risque de l’échec, n’est pas tétanisé par lui.
Les conditions dans lesquelles se déploiera cet effort sont importantes. L’identité et l’estime de soi économique sont des guides immensément plus sûrs que les variations de l’intention de vote référendaire (variations qui se font depuis 10 ans dans une fourchette nettement plus haute que lors du précédent entre-deux référendums); bien plus encore que la prédiction de souveraineté qu’on demande parfois à l’opinion de faire. Après tout, en 1990, la majorité affirmait la souveraineté imminente. Elle avait tort. Aujourd’hui qu’elle affirme qu’elle n’arrivera pas, pourquoi aurait-elle davantage raison ?
L’identité québécoise et l’estime de soi économique sont les deux piliers d’une future majorité indépendantiste. En 1980 et en 1995, ces piliers étaient trop courts pour nous porter au-delà de la barre majoritaire. Ils ont grandi depuis. Ils pointent vers l’avenir. C’est une bonne nouvelle.
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