Grand entretien avec Martin Lemay

«Je crains que la phase nationaliste de la CAQ ne se soit terminée avec l’adoption de la loi sur la laïcité»

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« Nous n’avons pas encore compris, me semble-t-il, que c’est moins la défense de la langue française qui horripile ces gens que notre existence même. »


Martin Lemay est un des meilleurs observateurs du nationalisme québécois. Essayiste ayant contribué à notre vie intellectuelle à travers quelques essais marquants, il fut aussi, dans une vie antérieure, député du Parti Québécois dans le comté de Sainte-Marie–Saint-Jacques. Je l’ai interviewé sur les récents événements qui ont meublé notre actualité nationale.


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Mathieu Bock-Côté: Les reculs à répétition de la CAQ sur l’immigration et la langue ne risquent-ils pas de fragilité sa crédibilité nationaliste? Quel bilan faites-vous du nationalisme de la CAQ deux ans après son élection?


Martin Lemay: Le gouvernement de la CAQ a récemment pris deux décisions: maintenir le niveau annuel d’immigrants à 50 000 et investir des centaines de millions de dollars de fonds publics dans des institutions anglophones. Le gouvernement s’est, depuis, enfermé dans un profond mutisme, comme si ces deux décisions allaient de soi, alors qu’elles auront pour effet d’approfondir le déséquilibre linguistique de la métropole en faveur de l’anglais. Questionné sur la question de l’agrandissement du cégep Dawson, le ministre de la Justice s’est contenté d’un laconique «le cégep avait des besoins». J’ai appris dans mes cours d’économie que les besoins étaient illimités, mais que les ressources ne l’étaient pas. Est-ce que ces deux projets étaient urgents? Quels sont les autres projets qui n’ont pas été choisis? Dans un contexte de pandémie mondiale, le gouvernement se doit de proposer un plan de relance de l’économie. Le malheur est qu’il le fait au détriment de l’équilibre linguistique de la métropole. Non, vraiment, je n’arrive pas à comprendre.


Permettez-moi une analogie historique. En 1954, le gouvernement de Maurice Duplessis adopte la loi sur l’impôt qui allait permettre au gouvernement du Québec d’avoir une plus grande autonomie financière. Au même moment, Duplessis combattait farouchement les tentatives d’intrusion d’Ottawa dans les champs de compétences du Québec. Les actions de Duplessis étaient d’une remarquable cohérence. On ne peut en dire autant du gouvernement de François Legault. Il s’apprête à proposer une nouvelle mouture de la loi 101 tout en maintenant un niveau d’immigration élevé et en investissant dans des institutions anglophones. Pour le dire comme Robert Laplante dans son dernier éditorial de L’Action nationale: «Il ne sert à rien de légiférer pour le renforcement du français au travail si les institutions servent à former en anglais de futurs travailleurs qui deviendront des vecteurs d’anglicisation». Pour un gouvernement se disant nationaliste, on a déjà vu mieux. En fait, je crains que la phase nationaliste de la CAQ ne se soit terminée avec l’adoption de la loi sur la laïcité et qu’une nouvelle phase ne s’ouvre, celle des «vraies affaires», soit la relance de l’économie. C’est triste à dire, mais à trop vouloir prouver qu’elle n’est ni péquiste ni indépendantiste, la CAQ est en train de se muer lentement, mais sûrement, en une annexe du Parti libéral.


Malgré tout, je garde espoir. Jusqu’à maintenant, le gouvernement de la CAQ n’a pas cédé au chantage des militants qui lui enjoignent de reconnaître la présence du «racisme systémique». On également vu M. Legault et ses ministres défendre la liberté d’expression avec énergie. Mais cette résistance, pour courageuse qu’elle soit, a ses limites. Tôt ou tard, le gouvernement devra poser des gestes forts, comme par exemple, en déclenchant une commission d’enquête au sujet de l’état de la liberté académique dans les universités, et, tant qu’à y être, cette commission pourrait aussi s’interroger sur la diversité des points de vue qui y sont enseignés. Sur ce dernier point, je crois que pourrions apprendre des choses fort intéressantes.


Mathieu Bock-Côté: Le récent débat entourant la liberté académique semble révéler une différence culturelle profonde entre le Québec et le Canada. Quel regard portez-vous sur cette controverse? De quoi est-elle révélatrice?


Martin Lemay: Pour être tout à fait honnête, ce qui m’étonne, c’est que nous soyons étonnés! Où étaient toutes ces belles âmes lorsque quelques dizaines de militants professionnels ont voulu censurer une pièce de théâtre? Où étaient-elles lorsque des conférences ont dû être annulées par crainte du grabuge? Je le dis: ce ne sont pas les militants d’une fantomatique extrême droite, ni les antimasques, ni Donald Trump, qui menacent la liberté d’expression, mais une nébuleuse d’extrême gauche très bien organisée. Qui sont ces radicaux? D’où viennent-ils? Qui les finance? Qui les dirige? Qui les appuie? Comment expliquer leur influence démesurée dans le réseau de l’éducation? Il n’y a pas de réponse à ces questions, car personne ne semble intéressé à se les poser et encore moins à y répondre. Et il est d’autant plus urgent de se les poser que les crises créées de toutes pièces par ces énergumènes vont se répéter.


Le signal envoyé par l’Université d’Ottawa aura des conséquences épouvantables: l’autorité ne s’incarnera plus dans le savoir des enseignants, mais dans l’hypersensibilité de gamins de 18, 19 ou 20 ans. C’est une régression affolante. Plus largement, le règne du deux poids, deux mesures s’installe irrémédiablement dans tous les milieux. C’est-à-dire que l’on critiquera tel propos non sur la base de sa valeur, mais sur la base de la race, ou de la religion, ou de la couleur, ou de l’orientation sexuelle ou du sexe de l’auteur qui aura tenu le propos en question. Ceux qui pourfendent la discrimination systémique proposent en réalité une pensée fondée sur la... discrimination!


Dans un récent sondage, les Québécois appuient, dans une très large majorité, la liberté d’expression. Le danger ne vient donc pas de la population qui aurait soudainement des dispositions liberticides, mais des institutions, écoles, cégeps, universités, médias, gouvernements, partis politiques. On apprenait dernièrement que des commissions scolaires anglophones allaient masquer, dans les livres d’histoire, toutes les références au livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique. Ces gens-là ne se rendent-ils pas compte que les régimes totalitaires n’agissaient pas différemment? Ce qui est nouveau, ce n’est pas tant la présence de franges radicales au sein des institutions que le manque de courage de leurs dirigeants. Malheureusement, je crois qu’il est trop tard. Le politiquement correct a investi tous les secteurs d’activité. Nous sommes donc condamnés à boire le calice jusqu’à la lie.


La mauvaise foi des Canadians est légendaire. Ils nous l’ont encore prouvé dernièrement. Alors que l’on discute du devoir des professeurs d’étudier, d’expliquer et de remettre en contexte des mots et des événements historiquement douloureux pour certains, les commentateurs anglophones y ont vu le désir de pouvoir user du mot nègre en toutes circonstances. On l’a vu lors du débat sur le projet de loi sur la laïcité de l’État, les Anglos, les wokes (les éveillés) et leurs alliés dans les médias sont déjà à la manœuvre et nous préparent une autre levée de boucliers dès que le projet loi visant à amender la loi 101 sera déposé. Je vois déjà les manifestations et les pancartes unilingues anglaises sur lesquelles seront écrites les incantations habituelles: racism, oppression, fascism, nazism, colonialism. Nous n’avons pas encore compris, me semble-t-il, que c’est moins la défense de la langue française qui horripile ces gens que notre existence même. Étrangement, tous ces Rhodésiens auront oublié que la CAQ aura octroyé des centaines de millions à Dawson et à McGill...


Mathieu Bock-Côté: Que vous inspire l’élection de PSPP à la chefferie du Parti Québécois? Vous a-t-il surpris lors de sa campagne? Vous surprend-il depuis son élection?


Martin Lemay: Ce qui m’a d’abord surpris est qu’un parti politique littéralement sur le respirateur artificiel ait trouvé le moyen d’attirer quatre candidats de valeur et d’avoir ainsi pu tenir une course à la chefferie digne de ce nom. En comparaison, le Parti libéral, en mauvaise posture lui aussi, a été incapable de susciter ne serait-ce que deux candidatures.


À mon avis, et on verra si l’avenir va me donner raison, l’élection de PSPP sonne la fin du chapitre désastreux de ce que j’appellerais la «québecsolidarisation» du Parti Québécois. On ne répétera jamais assez les dommages causés par cette stratégie qui s’est révélée politiquement suicidaire. Elle a non seulement laissé le champ libre à la CAQ, mais encore elle n’a pas fait avancer d’un iota la lutte pour l’indépendance du Québec. Pendant que le PQ se souciait de plaire à l’extrême gauche, pendant qu’il renonçait au nationalisme, pendant qu’il s’abandonnait au multiculturalisme, il laissait filer des millions d’électeurs vers la CAQ. Comme dirait l’autre, c’est pire qu’un crime, c’est une faute.


Il est un peu tôt pour juger du travail de PSPP. J’ai néanmoins remarqué qu’il n’a pas hésité à défier les militants radicaux du politiquement correct. En politique, le fait de ne pas se laisser imposer un agenda autre que le sien est une qualité. Sa détermination à clarifier le programme du PQ en ramenant la lutte pour l’indépendance à l’avant-plan est aussi une bonne chose. Par contre, la question stratégique qui déchire le parti depuis sa fondation viendra le hanter rapidement: gérer un gouvernement ou promouvoir l’indépendance? Et cette question est d’autant plus légitime que le nouveau chef a promis un référendum dans le premier mandat. Si cette clarification est une bonne chose parce qu’elle permet de remobiliser la base militante, elle implique des difficultés, telle celle de l’élection d’un nombre satisfaisant de députés. Enfin, l’idée de PSPP de proposer une réflexion sur la «démondialisation» est porteuse. Le coronavirus nous aura permis de nous rappeler l’importance de l’État national, des frontières et de notre capacité de produire nous-mêmes les biens essentiels à notre santé et à notre sécurité.


Mathieu Bock-Côté: À quelle condition, ou plutôt, à quelles conditions, selon vous, l’option indépendantiste peut-elle renaître au Québec?


Martin Lemay: Le PQ doit réapprendre à désigner ses adversaires et à les combattre sans relâche. Le premier adversaire est le régime fédéral qui impose au Québec une chape de plomb politico-juridique contraire à ses intérêts nationaux. Cette lutte n’est pas que théorique. La constitution qui nous a été imposée en 1982 et qui fonde le régime canadien actuel a des conséquences très concrètes. La Loi sur la laïcité de l’État subira prochainement le test des cours canadiennes et il n’y a aucune raison d’être optimiste. Comment, en effet, faire confiance à un système dont les juges sont nommés par Justin Trudeau et qui, comme l’a démontré à de multiples reprises Frédéric Bastien, sont moins des juges que des militants? Cet éventuel jugement prouvera encore une fois que le Québec n’est pas autonome, même dans ses champs de compétences, et que ce ne sont pas des artifices juridiques, telle la clause dérogatoire, dont le Québec a besoin, mais de l’indépendance.


Le deuxième adversaire est une idéologie, le politiquement correct. Le combattre est d’autant plus urgent qu’il est déjà très présent dans nos institutions. C’est un combat difficile à mener, car il revêt à la fois un volet politique ET spirituel, pour ne pas dire existentiel, en ce sens que le politiquement correct empoisonne les esprits plus qu’il ne les libère. Il institue un discours culpabilisant pour la majorité qui serait, par nature, oppressive pour les minorités. Le politiquement correct instille donc la haine de soi, les minorités se percevant comme d’éternelles victimes et la majorité comme d’immuables bourreaux. On le constate aux quatre coins de l’Occident, cette idéologie n’apaise pas les débats mais les radicalise. Qui plus est, le politiquement correct déteste la nation et le nationalisme qu’il associe au fascisme. Ce faisant, il affaiblit la cohésion sociale, élément essentiel pour une petite nation comme la nôtre. D’une perspective stratégique, ce combat contre le politiquement correct pourrait permettre au PQ de se créer un espace entre le nationalisme apathique de la CAQ et le multiculturalisme intransigeant du PLQ et de QS. Ne serait-ce que pour nous délivrer de ce Canada aussi puéril que délirant, l’indépendance est encore plus nécessaire aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a quarante ans.


Enfin, comme le PQ ne sera pas au pouvoir avant longtemps, il a le temps de se refaire une santé idéologique en répondant clairement à cette question: pourquoi l’indépendance? Pour les militants et les plus âgés, la question est réglée depuis longtemps. Mais les débats constitutionnels ne font pas partie de la réalité des plus jeunes qui en apprennent l’existence dans les livres d’histoire. Il est donc urgent de leur parler des raisons de faire l’indépendance. Parlant des jeunes, ce serait bien que les vieux cessent de ressasser leurs échecs. On n’en finit plus de les entendre se plaindre au sujet de la Grande Noirceur, des défaites de 1980 et 1995 et du méchant gouvernement fédéral. Déjà qu’ils sont ensevelis sous les discours alarmistes des écologistes, ce serait bien que les indépendantistes abandonnent le misérabilisme des boomers et adoptent un discours combatif et positif en disant à ces jeunes que leur histoire est belle, qu’ils n’ont pas à se sentir coupables d’être ce qu’ils sont, que nos institutions politiques, garantes de notre démocratie, s’enracinent dans une longue histoire, que la culture québécoise est riche et diversifiée et que si la langue française a un passé, elle a aussi un avenir. C’est ainsi qu’ils réussiront à convaincre les jeunes non seulement de l’opportunité de l’indépendance du Québec, mais également de ses bienfaits.




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