"Écrire 'petit Blanc' en une de L'Express n'est pas anodin"

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La question ethnique devient lancinante face au changement de population partout en Occident

D'abord utilisée pour stigmatiser les classes rurales populaires, l'expression est aujourd'hui revendiquée par certains. Derrière cette locution : une lame de fond sociologique et politique.


En vérité, les choses furent assez clairement exposées dans une note du think tank Terra Nova de mai 2011. Le groupe de réflexion lié au PS y listait ce qu'il nommait "la France de demain" et qui devait désormais constituer la cible de la gauche : "les diplômés", "les jeunes", "les minorités", "la France de la diversité issue de l'immigration". "Cette France de demain, explicitait la note, s'oppose à un électorat qui défend le passé contre le changement, qui considère que 'c'était mieux avant' ; un électorat inquiet de l'avenir, plus pessimiste, plus fermé, plus défensif." La note n'alla pas jusqu'à ranger ces fâcheux dans un "panier de déplorables", comme le fit aux Etats-Unis Hillary Clinton en parlant des électeurs de Donald Trump, mais enfin l'idée affleurait.  


En dressant le tableau sociologique inverse de celui de la "France de demain", c'est-à-dire les non-diplômés qui ne vivent pas dans les métropoles ni dans les "quartiers" et qui ne sont pas issus de l'immigration récente, on obtient une définition à la louche de ceux que beaucoup nomment désormais les "petits Blancs". L'expression est à double tranchant : un temps utilisée pour stigmatiser les classes populaires rurales façon "white trash" (1) à la française, elle est désormais revendiquée par une partie des intéressés comme locution de ralliement. 


Bien sûr, une telle "tranche de société" est trop importante pour être homogène : elle englobe aussi bien des xénophobes assumés qui crient au grand remplacement et rêvent de "remigration" en patrouillant sur les réseaux sociaux que des désemparés du multiculturalisme - eux, comme d'autres -, taraudés par la question sociale - eux, comme d'autres.  


Société "catalogue"


Disons-le, employer le terme "petit Blanc" en couverture de L'Express n'est pas anodin. Le projet universaliste propre à la France commande qu'en République, les Blancs n'existent pas (2). Pas plus que les Noirs, les Arabes ou les juifs. Mais notre universalisme a hélas du plomb dans l'aile, et de plus en plus de Français revendiquent désormais eux-mêmes leurs étiquettes (d'origine sociale, ethnique, etc.) pour se projeter dans une société de plus en plus morcelée. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, le multiculturalisme est advenu, et nous découvrons aujourd'hui des problématiques avec lesquelles les pays anglo-saxons sont déjà aux prises depuis des années. Notamment que dans les sociétés "catalogue", tout le monde est renvoyé à sa propre appartenance identitaire. Y compris la majorité. 


Dans White Shift - un ouvrage ultradocumenté, qualifié de "majeur pour comprendre la montée des populismes en Occident" par le Financial Times -, l'universitaire londonien Eric Kaufmann prévient : "L'idée selon laquelle les sociétés occidentales reviendraient à la normale une fois la croissance économique repartie est totalement fausse." Selon lui, les angoisses d'une majorité paradoxalement de plus en plus métissée mais se référant toujours à un corpus commun de mythes et de symboles sont parties pour durer.  


Elles expliquent déjà pour beaucoup l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis, l'arrivée au pouvoir des populistes en Italie, ou encore le vote britannique en faveur du Brexit. Refuser de voir ce phénomène en France, c'est se priver d'un diagnostic qui comptera dans les années à venir et qui permet déjà de comprendre une partie du vote lepéniste et du mouvement des gilets jaunes. Nous avons, à L'Express, choisi d'enquêter sur cet angle mort du débat public.  


(1) Terme d'argot américain, au départ utilisé par les élites pour désigner péjorativement la population blanche pauvre et non éduquée (littéralement : "déchets blancs"). 


(2) Pour détourner le sous-titre de l'excellent essai de Tania de Montaigne, Assignation. Les Noirs n'existent pas (Grasset).