Djemila Benhabib est actuellement poursuivie pour avoir critiqué le programme d’enseignement d’une école musulmane de Montréal. On lui reproche d’avoir dit de ce programme qu’il pratique «un endoctrinement digne d’un camp militaire au Pakistan ou en Afghanistan». Elle s’inquiétait aussi du sexisme relayé par le programme d’enseignement de cette école. Évidemment, le procès est peu commenté parce que «la justice suit son cours». Il convient pourtant d’analyser une telle instrumentalisation du système de justice à des fins idéologiques et politiques, qui révèle bien le dispositif de censure qui se met en place au nom de la «diversité». Il faut, autrement dit, replacer ce procès dans le contexte qui en révèle le sens.
De semblables poursuites traversent l’actualité des sociétés occidentales depuis plusieurs années. La France en a fait une spécialité avec le pouvoir exagéré concédé aux lobbies communautaristes. On a tendance à y qualifier «d’incitation à la haine» n’importe quel propos critique envers les «communautés culturelles». Ailleurs, on criminalise «l’appel à la discrimination» tout en élargissant de manière inconsidérée la définition de la «discrimination». Le procès de Djemila Benhabib est mené sur une autre base. On l’accuse de diffamation. Dans tous les cas, pourtant, il s’agit de procès politiques entendant mettre hors la loi la critique, fondée ou non, la question n’est pas là, de certains textes sacrés, de convictions religieuses ou de communautés culturelles.
Ce qui est en jeu, ici, c’est la liberté d’expression et sa reconfiguration dans les paramètres de l’État multiculturel dont la tendance autoritaire se révèle de plus en plus. J’écris reconfiguration : il faudrait parler plus exactement de rétrécissement et de sa mutilation. De tels procès servent à créer un climat d’intimidation généralisé autour de la critique des religions et des cultures. Ils contribuent à la multiplication des interdits implicites et explicites dans le débat public. L’espace public est miné : celui qui s’aventure dans les questions liées à la «diversité» peut à tout moment se voir poursuivi et risquer gros socialement et économiquement. Il peut aussi, et surtout, se voir coller la pire des réputations et se faire expulser dans les marges du débat public.
Cette mise en tutelle de la liberté d’expression est souvent menée au nom du droit à ne pas voir sa religion «dénigrée» dans l’espace public. On le sait, certains militent pour la criminalisation du blasphème et cela, au nom de la «tolérance» et du «respect de l’autre». Mais ces notions, qui doivent beaucoup à la théorie de la reconnaissance qui domine la philosophie politique contemporaine, servent à verrouiller le débat public en assimilant toute critique substantielle d’une religion ou d’une culture à une forme de phobie, caractéristique d’une psychologie fonctionnant à la «peur de l’autre», sans qu’on ne dise jamais vraiment de quel autre ou de combien d’autres il s’agit. Dans le débat public, la critique du multiculturalisme est souvent, et très injustement, assimilée au racisme.
Non seulement les États islamiques font-ils une promotion active de cette nouvelle censure, mais certains États occidentaux en font aussi la promotion. On connait d’avance les conséquences d’une telle censure : elle marquerait la fin de la liberté d’expression, tout simplement. Elle permettrait à chaque communauté de s’imperméabiliser contre une remise en question de ses dogmes, comme si la société dans son ensemble devait incorporer la conception que cette communauté se fait du blasphème. C’est-à-dire, bien pratiquement, que chaque communauté, et bien souvent, ses membres les plus actifs, les plus militants et les plus fervents pourront délimiter ce qu’on peut dire et ne pas dire à leur endroit. On pave ainsi le chemin aux croyants les plus orthodoxes, et probablement, aux fanatiques.
Les dogmes religieux et les préférences culturelles des uns et des autres pourront désormais modeler le droit, ce qui représente une régression majeure par rapport aux acquis de la modernité libérale. Car on se demandera naturellement qui sera en droit de définir ce qui doit être mis à l’abri du débat public dans une religion et ce qui peut être soumis à la critique ou offert à la moquerie. Quelles seront les autorités responsables d’incorporer des considérations théologico-identitaires dans le droit? Et quelles seront les religions admises dans ce club sélect des groupes sociaux désormais à l’abri de la critique publique? Chaque secte nouvellement constituée pourra-t-elle réclamer ce droit? Les franges les plus radicales des grandes religions historiques seront-elles aussi à l’abri de la critique, sous prétexte qu’on ne peut les dénigrer ni les moquer?
Évidemment, on dira qu’il faut distinguer le dénigrement de la critique. Mais encore une fois, qui aura la responsabilité légale d’opérer cette distinction qui relève davantage du bon goût que du droit ou de la philosophie? On voit le piège où nous conduisent ces nouvelles lois de censure qui ne disent pas ouvertement leur nom. Le multiculturalisme, qui sacralise la diversité et fait de la reconnaissance des «identités minoritaires» historiquement «marginalisées» son principe fondateur consacre en fait une féodalisation de l’espace public et la multiplication des interdits sociaux et légaux, apparemment nécessaires à la coexistence pacifique des communautés. C’est un étrange aveu de la part des multiculturalistes, d’ailleurs, de nous dire que la régression de la liberté d’expression est indispensable à la coexistence de communautés nettement différentes, sans quoi les tensions sociales seraient inévitables, comme si on reconnaissait par-là la nécessité de partager une culture commune pour fonder véritablement la démocratie libérale.
D’ailleurs, cette censure n’existe-t-elle pas déjà, sociologiquement, à travers ce qu’on appelle la rectitude politique ou si on préfère, le politiquement correct? Il suffit de rappeler la crise des caricatures au Danemark et la réaction couarde des élites occidentales qui ont dénoncé avec plus d’énergie ceux qui se moquaient en dessins de Mahomet que ceux qui n’hésitaient pas à basculer vers la violence pour s’en indigner. De la même manière, on a condamné avec plus de zèle le réalisateur du film L’innocence des musulmans que ceux qui ont trouvé dans ce film l’occasion d’exprimer leur hargne viscérale contre l’Occident, comme si la chose véritablement insensée ici était la caricature (aussi médiocre pouvait-elle être) de Mahomet et non pas les manifestations massives de fanatisme politico-religieux dont il a été le prétexte.
De même, lorsqu’on assiste à des émeutes urbaines à la française, comme en 2005, la faute en revient systématiquement à la société d’accueil, qui serait coupable d’exclusion et non aux émeutiers dont la protestation serait toujours légitime, compréhensible et porteuse d’un désir d’intégration.
J’en reviens à la liberté de critiquer les religions et l’enseignement qu’on peut en tirer. Le droit de critiquer une religion ou une culture devrait aller de soi. S’il y a des choses sacrées en ce monde, et chacun est évidemment libre d’avoir les croyances qu’il veut, elles n’ont pas à être considérées comme telles par la loi. On peut s’offusquer d’une blague ou d’une critique, mais cette indignation ne devrait jamais se transformer en interdiction formelle, en censure légale. La colère des uns ne devrait jamais devenir la loi de tous. En fait, c’est ce qui fait le génie propre de la civilisation libérale : elle n’absolutise aucune croyance et permet à l’esprit critique d’examiner aussi sévèrement qu’il le désire chacune d’entre elles. C’est lorsqu’une société renonce à ce droit d’examen de toutes les convictions, même les plus sacrées, qu’elle commence à s’asphyxier intellectuellement et moralement. C’est qu’elle consent alors à la reconnaissance publique de certains dogmes.
D’ailleurs, et paradoxalement, diront certains, ce sont justement les croyances les plus fondamentales qui doivent être soumises au libre examen, qui doivent pouvoir être remises en question, ou même à l’occasion, ridiculisées. C’est parce qu’elles sont radicalement remises en question que la critique apprend à ceux qui se campent dans un absolu politique ou religieux à vivre dans une société où ce qui est un dogme pour eux n’est qu’une opinion, et quelquefois même, une opinion amusante, pour d’autres.
Plus encore : il devrait être possible de ne pas respecter une croyance et de le dire comme tel, avec la virulence qu’elle peut nous inspirer si nous l’avons en aversion. Je ne dis pas qu’il s’agit de sentiments agréables ou honorables et un esprit civilisé devrait chercher à se passer de tels sentiments. Mais une société n’a pas à réprimer légalement l’expression des mauvais sentiments.
La démocratie bien comprise neutralise progressivement la tentation du fanatisme. C’est ainsi que se développe une authentique culture démocratique, inspirée des exigences de la tolérance libérale. À la différence de la pseudo-tolérance multiculturaliste, qui nous force à aimer tout le monde et réprime légalement ou socialement ceux qui n’entrent pas dans le jeu, la tolérance libérale ne m’oblige pas à aimer celui qui me critique ou à rire avec celui qui se moque de moi : elle m’interdit toutefois de chercher à le faire taire grâce à la loi. Elle ne multiplie pas les dispositions légales limitant la liberté d’expression, ce qui ne veut évidemment pas dire que celle-ci ne doit pas être civilisée par la politesse et la courtoisie.
Le politiquement correct est un dispositif sociologique et médiatique inhibiteur qui s’est graduellement mis en place pour empêcher ou discréditer la critique de l’idéologie multiculturaliste. Les procès qui visent à faire taire les dissidents par rapport à cette idéologie contribuent à la construction d’un espace politique aseptisé sacralisant paradoxalement la «diversité» et faisant de sa présentation positive, sous la forme de louanges, la seule manière autorisée d’en parler.
On en revient à Djemila Benhabib. On connait son engagement aussi constant que documenté contre l’islamisme, qu’elle présente, avec raison, comme un péril majeur pour la civilisation occidentale. Évidemment, chacun devrait être libre de la contredire ou de la critiquer. Mais que son propos soit accueilli par une poursuite montre bien qu’une tentation autoritaire traverse notre société et s’exprime décomplexée, en plus de se présenter comme l’expression de la vertu, ce qui la rend encore plus inacceptable.
Djemila Benhabib : un procès idéologique et politique
Quand le fascisme se présente sous les traits de la vertu
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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