D'ici la fin de son mandat, le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), entend réviser « en profondeur » le cours Éthique et culture religieuse (ECR). Une révision qui s'inscrit en marge d'un autre débat, celui sur l'éventuelle interdiction du port des signes religieux, notamment aux enseignants et directeurs d'école. Décidément, la place du religieux au sein de l'école québécoise est plus que jamais remise en question. Voyage en terrain miné.
2019 est une sorte d'anniversaire pour le programme Éthique et culture religieuse, puisque les finissants de cinquième secondaire sont les premiers à avoir suivi le programme durant toute leur scolarité.
ECR est enseigné depuis 2008. Sa création avait été entérinée trois ans plus tôt par l’adoption d'un projet de loi qui modifiait la Loi sur l'instruction publique et supprimait la possibilité de choisir, chaque année, entre l'enseignement moral et religieux, catholique ou protestant.
Il s'agissait de la dernière étape du processus de déconfessionnalisation du système scolaire québécois.
Le programme suscite dès le départ la controverse.
En 2008, le Mouvement laïque québécois revendique le fait qu’on scinde le cours pour enseigner, séparément, l’éthique et la culture religieuse. (Il demande maintenant qu'il soit remplacé par un cours de formation à la pensée critique et à la citoyenneté.)
En 2010, alors qu'ECR n'a que deux ans d'existence, la controverse a déjà l'ampleur « d'une crise récurrente », selon l'équipe de l'émission Second Regard de Radio-Canada, spécialiste de la question.
En 2011, le Conseil du statut de la femme recommande l'abandon du volet « culture religieuse » dans le cours; il réclamera par la suite que l'éducation à l'égalité, à la citoyenneté et à la sexualité soit intégrée au cours d'éthique.
Éthique et culture religieuse est contesté jusque devant les tribunaux. Par deux fois, en 2012 et en 2015, la Cour suprême du Canada refuse à des parties d’être dispensées de ce cours.
Enfin, même la CAQ, lors de son congrès de fondation en 2012, prône l’abolition d’ECR au primaire.
Le premier ministre dit plutôt, maintenant, qu’ECR « doit être complètement revu ».
François Legault – qui fut ministre de l’Éducation au tournant du millénaire – a-t-il révisé sa position sous l’impulsion de son ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge? C’est possible, puisque ce dernier enseignait justement Éthique et culture religieuse au secondaire avant de se lancer en politique, en 2014.
Deux visions qui s'opposent
La scène se passe à l’Assemblée nationale, le 27 février dernier. Pascal Bérubé, du Parti québécois, propose d'abolir le cours, parce que « l'enseignement de la religion dans les écoles, ça n'a pas sa place ».
Debout dans le Salon bleu surplombé d’un crucifix que le gouvernement de la CAQ décidera finalement de décrocher, le ministre de l’Éducation se porte à la défense du programme. « Il y a des problèmes dans ce cours, il y a des problèmes dans les manuels, mais le cours en lui-même, au complet, n’est pas un problème », plaide-t-il.
Puis Jean-François Roberge entreprend d'en décrire les objectifs. La première « compétence », dit-il, consiste à réfléchir sur des questions éthiques à partir de situations simples et familières.
Il poursuit : « Compétence deux, et je pense que c'est ici... manifestement, c'est ici que ça pose problème [...]: manifester une compréhension du phénomène religieux. »
« Une compréhension, il ne s'agit pas de transmettre la foi non plus, quand même », nuance le ministre.
Dans ce deuxième volet, l'élève est aussi amené à connaître « les représentations du monde et de l'être humain qui définissent le sens et la valeur de l'expérience humaine en dehors des croyances et des adhésions religieuses ».
« Donc, tout ne passe pas par le prisme des religions », nuance encore le ministre.
« La compétence trois, je m'en confesse, c'est ma préférée : pratiquer le dialogue. » De l'avis de Jean-François Roberge,« le coeur du programme » consiste à dialoguer à la fois sur les questions éthiques et sur les questions religieuses.
L’athéisme, ce grand absent
Le document du ministère de l'Éducation et de l'Enseignement supérieur sur le programme ECR fait 94 pages. Le mot athéisme n'y figure pas une seule fois. Dans la légende, au dernier rang, figure un concept qui peut l'englober : « autres expressions ». Et ce, après avoir énuméré le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme, les spiritualités des peuples autochtones, l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme et l’orthodoxie.
Pour le philosophe et essayiste Normand Baillargeon, c'est inadmissible. « Comment peut-on imaginer enseigner le fait religieux sans parler de l'athéisme? », s'ébahit-il, qualifiant cela « d'oubli ou d'occultation ».
Le ministre Roberge a décliné notre demande d’entrevue sur ses intentions quant à ECR, préférant répondre à nos questions par courriel. Sur l'athéisme, Jean-François Roberge répond qu’« il est important que le cours reflète mieux l’ensemble des points de vue sur le fait religieux ».
Quand une enseignante interroge ses élèves...
Avant de partir pour la relâche scolaire, Jade Bilodeau, enseignante d’ECR à l’école secondaire Marcellin-Champagnat, a lancé à ses élèves : « Vous pensez quoi de cette proposition du Parti québécois d’abolir le cours? »
« Plusieurs élèves ont dit qu’ils trouvaient important d’aborder les différentes traditions religieuses », raconte l’enseignante qui, à 23 ans, en est à sa première année d’enseignement.
« Dans une société laïque, c’est correct que ce ne soit plus présent dans la gestion de l’État, affirme Jade Bilodeau. Mais on ne peut fermer les yeux sur le fait que ça existe, que les médias en parlent beaucoup et qu’il y a des conflits mondiaux à propos des religions. »
De l’avis de la jeune femme, Éthique et culture religieuse procure à ses élèves de précieuses références pour comprendre… l’islam, par exemple. « Ils ont vu un peu le Coran et ils savent que nulle part il y est écrit qu’il faut faire "sauter du monde’’. »
Jade Bilodeau était élève dans cette même école privée où elle enseigne maintenant lorsqu’elle a assisté à son premier cours d’ECR. Son prof venait tout juste de suivre la formation. « J'ai tripé », se souvient-elle. Par l'importance qu'il accorde à l'élève, le cours lui a paru différent de tous ceux qu'elle avait eus auparavant. C'est « un cours bonbon », dit-elle, non parce qu'il est facile, mais parce qu'il permet aux jeunes d'infléchir, par leurs idées, le cours des discussions.
Beaucoup d'élèves apprécient les échanges que suscite le cours. « Ils me disent : ''On aime ça, parce qu’à la maison on reparle de ce qui se passe dans les cours. On en débat avec nos parents''. »
De plus, les jeunes croient qu’en balayant la religion sous le tapis, on risque d’engendrer racisme et xénophobie. « Quand on est dans l’ignorance, on ne peut pas comprendre l’autre », dit Jade Bilodeau.
Il arrive que des élèves soulignent qu'ils ont une croyance. J'exige le respect et l'écoute dans la classe. Jamais je ne demanderai à un élève : ''Toi en tant que chrétien, qu’en penses-tu?''
L'art délicat d'éveiller les consciences
Pour Jade Bilodeau, l'important est que les jeunes découvrent ce qu’ils veulent vraiment, eux : « Quand tu restes dans ton milieu, chez toi, tu n’as pas forcément accès à d’autres manières de penser que celle de tes parents ».
Que l’enfant se forge « une personnalité propre, une subjectivité à lui, une indépendance de pensée » est également crucial pour Normand Baillargeon. Sauf que, selon lui, Éthique et culture religieuse n’atteint pas cet objectif.
« Ça me semble triste que l’école ne fasse pas voir aux jeunes qu’il y a autre chose que ce qu’ils entendent chez eux à propos des religions, déplore M. Baillargeon. Et ça vaut pour les athées aussi ce que je dis là. »
Je pense que ce n’est pas légitime, défendable, dans une société sécularisée, démocratique, de parler de la religion sans évoquer qu’il y a des gens qui sont athées, qui sont agnostiques. Qui pensent que c’est dans l’humanisme qu’on doit chercher les bases du vivre-ensemble, de la moralité et de l’éthique. Pas dans les religions.
Retirer ou pas l’enseignement du fait religieux à l’école, « c’est une grande question qu’on devra trancher d’abord », affirme Normand Baillargeon.
« On doit pouvoir dire "ça n’a pas de bon sens''! »
M. Baillargeon, qui dit avoir consacré sa vie « à penser l’éducation », reproche au programme ECR d’accorder un « traitement préférentiel aux religions » et de faire comme si on ne pouvait rien en critiquer, comme si tout en était respectable.
Or, s’insurge-t-il, dans une période où « l’on apprend qu’aux plus hauts niveaux du clergé de l’Église catholique on a défendu des pédophiles, on doit pouvoir dire : "Ça n’a pas de bon sens, écoutez!" ».
Certes, la moitié du programme est dévolue à l’éthique (ensemble des valeurs, des règles morales propres à un milieu, une culture, un groupe). Mais, même pour ce volet, M. Baillargeon dit entretenir « de sérieux doutes » sur la possibilité que les enseignants présentent « les choses déplorables dans la religion catholique, dans l’islam, etc. ».
« Je pense que ça dépend de la bonne volonté des profs », affirme-t-il.
« Au secondaire, on voit les deux côtés de la médaille, affirme Karine Beaulieu qui enseigne ECR depuis 2008 et qui forme des enseignants dans cette matière. La compétence "éthique" vient éclairer la compétence "religieuse". »
Au deuxième cycle du secondaire, les élèves entendent parler « des croisades, de l’inquisition, des méfaits », ajoute l’enseignante, dont le conjoint enseigne ECR comme elle.
Je présente des faits. Pas des opinions. C’est un fait qu’il y a de la pédophilie dans l’Église catholique et qu’on n’y accepte pas les femmes. C’est un fait que la grande majorité des gens vivent bien leur religion. Et que toutes les religions peuvent avoir des dérapages, que toutes les religions en ont eu.
ECR, c'est pas juste de l'histoire
Mme Beaulieu affirme que les ‘’sans religion’’ (athées, agnostiques, antithéistes, humanistes) ont déjà leur place dans le programme, aux côtés des croyants et des croyants pratiquants. « C’est juste que c’est pas explicitement dit », précise Karine Beaulieu.
« Pourrait-on être plus explicites? Faire une petite section sur toutes les façons d’agir et de penser? Pourquoi pas », dit-elle.
Karine Beaulieu s'oppose à l'idée que la culture religieuse soit reléguée aux cours d'histoire, qui n'ont pas « la même intention », dit-elle. Quant à la critique voulant qu'ECR n'éduque pas suffisamment les jeunes à la citoyenneté, l'enseignante explique que cet aspect est couvert, au secondaire, par les cours du domaine de l'univers social.
Mireille Estivalèzes enseigne aux futurs enseignants d’ECR à l’Université de Montréal et elle visite les écoles où le cours est donné. « Je le dis sans hésitation, dans les débats qui se tiennent autour de ce cours, beaucoup de gens parlent sans du tout le connaître, affirme la professeure. Ils font des études à charge sans aucune base scientifique. Et le politique reprend ça. »
Le primaire et le secondaire, deux mondes
Au primaire, Éthique et culture religieuse est donné par des enseignants qui ne sont pas des spécialistes de cette matière, contrairement à ceux du secondaire. « Ça demande un effort supplémentaire », affirme l’enseignante et maître de stages Karine Beaulieu.
Un effort que certains enseignants ne fournissent pas du tout.
« Moi je le donne dans ma classe, mais j’ai des collègues qui ne le font pas », confie une enseignante d’une école primaire de Montréal, sous le couvert de l’anonymat.
Sans être généralisés, ces manquements se produisent bel et bien, confirme Jean-Philippe Perreault, professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, qui y voit « un sérieux problème » de responsabilité professionnelle.
« Ça veut dire que le programme de formation de l’école québécoise n’est pas appliqué tel quel », fait remarquer M. Perreault. Et si les enseignants en laissent tomber des bouts, c’est qu'il y a de la pression sur le système, que quelque chose n’est pas clair, qu’ils se sentent incompétents, je ne sais trop. »
ECR est un programme ambitieux qui ratisse large et, selon Jade Bilodeau, il faudrait préciser comment aborder certains thèmes. « Certains enseignants ne se sentent pas assez guidés », dit la jeune professeure.
Un long débat sur une question explosive
Cela va de soi de réviser un programme au terme d'une décennie, selon Jean-Philippe Perreault qui croit que la révision éventuelle d'ECR attire l'attention « parce qu'on touche à la question religieuse et que ça devient objet de débat politique ».
La mise en place du programme a été le fruit « d'une très longue réflexion et de 40 ans de débats au Québec sur la place de la religion à l'école », rappelle M. Perreault. Et au moment de sa création, « les débats sur la place de la religion dans l’espace public, sur les accommodements raisonnables, sur la charte des valeurs, sur la montée d'événements en Occident autour de la radicalisation », n'avaient pas encore eu lieu.
Du fait qu'il s'agit d'une question « explosive dans l'espace public, Québec doit prendre le temps de rencontrer les enseignants afin de comprendre leur réalité et leurs difficultés. En réponse à notre question à ce sujet, le ministre de l’Éducation a promis de le faire.
Mais au final, la question est de savoir ce que fera le ministre avec... Dieu.
« Est-ce qu'il [le programme] fait trop de place au religieux, au phénomène religieux, à la culture religieuse? Fort probablement », a reconnu Jean-François Roberge à l'Assemblée nationale.
Comme l'affirme le ministre : « Le programme est bien pensé, mais le diable est dans les détails ».