Dimanche prochain, la Russie réélira Vladimir Poutine. Le résultat ne fait guère de doute. Certains se contenteront de dénoncer la main de fer d’un autocrate. Les plus fins connaisseurs de la Russie, comme la grande reporter française Anne Nivat et l’excellent écrivain Sylvain Tesson, s’entendent pourtant sur une chose. La popularité de Vladimir Poutine est réelle et ne tient pas qu’à un simulacre d’élection.
Plus fondamentalement, ce que cette popularité nous apprend, c’est qu’en Russie nos démocraties ne sont plus considérées comme un modèle. Il en va de même dans les anciens pays de l’Est. Et j’allais oublier la Chine, qui vient de se donner un dirigeant à vie. Bref, le temps semble loin où l’on pouvait rêver, avec Michnik, Walesa et Havel, d’un monde démocratique s’étendant au-delà de l’Oural, et même à la Chine.
Trente ans après la chute du mur de Berlin, l’histoire récente a sérieusement écorné ce rêve. Les dirigeants russes, polonais, hongrois ne s’en cachent plus. Ils ne trouvent guère d’inspiration dans les émeutes raciales américaines, les problèmes d’intégration des banlieues françaises et la crise des migrants en Allemagne. Sans oublier la croissance en berne de nos pays, incapables de rivaliser avec celle de régimes plus autoritaires.
Se pourrait-il que ce que Churchill désignait à la blague comme « le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres » ne soit plus une évidence ? Et pas seulement à l’Est. En effet, plusieurs études tendent à montrer que la fatigue démocratique ne touche pas que les anciennes dictatures. Elle se serait même installée au coeur du démosoccidental.
Les recherches du politologue Yasha Mounk, qui a rédigé sa thèse avec le philosophe Michael Sandel de l’Université Harvard, jettent aujourd’hui un froid chez tous les laudateurs béats de la démocratie. On y découvre que l’adhésion à l’idéal démocratique est en baisse un peu partout dans le monde. Des proportions qui frisent parfois 40 % des électeurs approuveraient ainsi « un gouvernement d’experts non élus ». 22 % des Américains, 12 % des Français et 6 % des Allemands favoriseraient même « un leader fort » capable de décider « sans interférence du Parlement et des cours constitutionnelles » !
On conclura aussitôt que ces déserteurs de la démocratie se recrutent parmi les déçus de la mondialisation et les vieux ouvriers des aciéries en faillite de la Pennsylvanie. Détrompons-nous. Selon Mounk (et le spécialiste des sondages Roberto Stefan Foa), la désillusion démocratique frappe d’abord les jeunes. Les Américains nés après 1980 sont deux fois moins nombreux à trouver absolument essentiel de vivre en démocratie que ceux qui sont nés avant 1980. Mais tous les jeunes ne sont pas égaux dans cette galère. Ce sont en effet les jeunes instruits qui seraient les plus enclins à se contenter d’un gouvernement d’experts qui n’auraient plus de comptes à rendre au peuple.
Selon Mounk, nos jeunes élites, où règne en maître la religion des droits individuels, seraient au fond plus libérales que démocrates. De là à conclure que nous serions en face d’une guerre larvée entre droits individuels et volonté populaire, il n’y a qu’un pas.
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se rappeler avec quel mépris de classe on a accueilli le vote du Brexit dans certaines universités de la City. Le peuple avait osé défier les experts, pour ne pas dire les « sachants » ! D’aucuns ont même soutenu publiquement qu’il fallait mettre ce référendum aux poubelles. N’est-ce pas ce qu’avaient fait les élites bruxelloises après le rejet du projet de Constitution européenne par la France et les Pays-Bas ? Belle leçon de démocratie !
On s’étonnera ensuite de la montée du populisme ! Comment le peuple ne se sentirait-il pas dépossédé de sa souveraineté alors que ses élites favorisent par tous les moyens les délégations de pouvoirs à des organes technocratiques hors d’atteinte et souvent supranationaux. Dans ces hautes sphères, « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » sonne comme une rengaine surannée. Churchill y voyait pourtant la seule « définition souveraine de la démocratie ».
Les études de Mounk et de Foa rejoignent un autre constat. Selon le démographe français Emmanuel Todd (Où en sommes-nous ?, Seuil) et le journaliste britannique David Goodhart (The Road to Somewhere, C Hurst Co), le fossé est en train de se creuser entre les élites cosmopolites qui ont accès à l’université et la masse de la population pour qui l’ascenseur social semble bloqué. Todd écrit même que l’accession à l’université est sur le point d’atteindre un plafond dans de nombreux pays. Ce qui provoquerait une « fermeture » du groupe des plus instruits sur lui-même.
Cet écart grandissant entre une jeunesse favorisée qui a tendance à pratiquer l’entre-soi et la masse du peuple explique probablement en partie la floraison dans nos universités d’un discours gauchiste, antiraciste et néoféministe de plus en plus déconnecté de toute réalité. Tant il est vrai que l’élitisme et le populisme se nourrissent l’un l’autre.