La vente de Saint-Hubert à des intérêts canadiens suscite naturellement les passions : c’est que cette entreprise appartient, quoi qu’en disent les thuriféraires du marché absolument désentravé, à l’imaginaire de la grande famille québécoise. Saint-Hubert, en quelque sorte, c’est chez nous. C’est une certaine image de la convivialité québécoise. Évidemment, cette entreprise appartient à son propriétaire qui peut la vendre s’il le souhaite : il n’en demeure pas moins que les Québécois se l’étaient appropriée symboliquement et qu’aujourd’hui, ils sont nombreux à se sentir dépossédés. Ils se disent : encore une autre entreprise de chez nous qui passe à l’étranger.
Mais surtout, cette vente joue le rôle d’un formidable révélateur de l’état d’esprit d’un grand nombre de nos compatriotes, devenus indifférents à leur pays. Car à côté de la majorité qui se désole de perdre un fleuron québécois, on trouve quand même un grand nombre de Québécois qui se font une fierté de s’en foutre, de s’en ficher, et qui nous expliquent doctement que les entreprises n’ont pas de racines, n’ont pas de patrie, n’ont pas de pays. La notion même d’un pouvoir économique québécois suscite une forme explicite de dégoût chez eux: ils y voient un socialisme qui ne dit pas son nom et qu’il faudrait combattre.
En fait, ils s’enorgueillissent de ne pas avoir de sentiment patriotique – ils n’y voient souvent qu’une forme de sentimentalisme irrationnel n’ayant pas sa place en politique. Ils ajoutent quelquefois à cela un fatalisme économique qui passe pour de la sophistication théorique: on ne peut rien faire contre la mondialisation, contre la dissolution des économies nationales et d’ailleurs, ajouteront-ils, c’est très bien ainsi. Il faut libérer l’individu de sa communauté nationale, lui donner la chance de jouer pleinement le jeu de la mondialisation, en ne l’accrochant pas à des formes jugées périmées de solidarité.
C’est au Québec comme entité historique et politique qu’ils finissent par se montrer indifférents : ils ne veulent voir dans le monde que des individus faisant valoir leurs droits, les intérêts, leurs besoins et leurs désirs. À terme, c’est l’idée même de nation qui est congédiée. Qu’on se comprenne bien : il ne s’agit pas de défendre un socialisme archaïque qui a fait souvent la preuve non seulement de son inefficacité mais de son caractère liberticide, mais de se rappeler que ce dernier n’avait pas le monopole du collectif et qu’on redécouvre aujourd’hui, avec la crise de la mondialisation, le rôle vital des nations.
Sinon, nous nous dirigerons vers un monde froid et plat où les pays ne seront plus que des zones commerciales impersonnelles, désincarnées, sans profondeur historique, sans épaisseur identitaire. On nous vantera le nomade, l’individu hors-sol, absolument libre d’habiter le monde à sa guise, faisant l’expérience constante de l’hybridité identitaire et de la réinvention de soi : on créera plus concrètement un individu abandonné, sans patrie, sans maison commune, sans demeure et sans repères, condamné à vivre dans un grand bazar diversitaire, dans une économie de succursales où il ne sera plus maître chez lui. Faut-il vraiment y voir un progrès?
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