Attachons-nous essentiellement au Guardian (The Observer le dimanche). Pourquoi le Guardian ? Parce que ce quotidien de centre gauche britannique, de tendance fabianiste, est un partisan acharné de la liberté de la presse, de l’anticensure, etc., et qu’il a effectivement “payé de sa personne” avec la crise Snowden/NSA où il a joué un rôle essentiel de support à l’action de Glenn Greenwald. Il en eut même quelques ennuis avec les services de sécurité britanniques. (Il n’est pas question pour nous de dénigrer ce rôle du Guardian, parce que ce journal tient aujourd’hui le rôle qu’il tient vis-à-vis de la crise ukrainienne. Ce qui est pris d’antiSystème est pris, et doit être conservé et considéré comme tel. Le Guardian a été essentiel à cet égard, pour installer une crise formidable au cœur du Système, et qui se poursuit par d’autres voies, – Greenwald sur The Intercept, à propos desquels nous reviendrons. Au contraire même, cette dualité contradictoire est fascinante à plus d’un égard, et plutôt que montrer une capacité manipulatoire exceptionnelle de mystérieux groupes humains tireurs de ficelles dans tous les sens, sans faire de nœuds et au prix d’acrobaties épuisantes, elle montre l’extrême difficulté de naviguer dans des eaux qui sont pour l’essentiel celles du Système, tout en tentant par instant de figurer une attitude indépendante dont il se fait qu’elle est vraiment antiSystème, – le tout saupoudré d’intérêts commerciaux bien compris, – vices et vertus allègrement mêlées. A nous de tirer le miel là où il se trouve plutôt que soupçonner de sombres machinations.)
Le problème est que la surpuissance inouïe du Système dans son action de propagande crue et obscène conduit à des impairs, à des approximations, à des actes de communication délégitimant. On l’avait déjà vu avec la communication Ashton-Paet sur les snipers de Kiev, interceptée et jetée sur les réseaux. (Jonathan Steele, l’un des collaborateurs les plus antiSystème du Guardian, justement, le 7 mars 2014, transcription d’une interview radio sur Democracy Now ! : «... But from this phone call that you just played, it seems that almost all the snipers were from the opposition side, which is a terrible indictment of their behavior, and also of the... most of the foreign media, which have completely suppressed this phone call, and of Western governments, who have made no reference to it») On le voit encore plus clairement dans les comptes-rendus de la situation autour du référendum.
• Cet article du Guardian (The Observer) du 15 mars 2014, de Shaun Walker et Harriet Salem, est littéralement impressionnant. D’abord, le cadre général est bien résumé par le titre «Religious banners, Russian propaganda and ragtag militias herald Crimea vote...», qui nous présente un “pays”, la Crimée, vivant quasiment sous la terreur de milices incontrôlées, etc., – de la sorte qui est plutôt bien vue lorsque cela se passe à Kiev ou à Lviv, – et cela, subit changement de narrative puisque, jusqu’alors, la Crimée était envahie par la Russie, avec des troupes russes omniprésentes, et que, dans ce compte-rendu, c’est tout juste si on les aperçoit un très court instant. Mais il suffit de lire un paragraphe pour y trouver toutes les contradictions des mensonges qui structurent le récit-narrative que constitue cet article :
«As Crimea goes to the polls, no one has any doubt of the result. Even without Russian-style use of the “administrative resource”, a large number of Crimeans favour joining Russia. Add in round-the-clock propaganda on TV, Ukrainian channels taken off air and a complete lack of international recognition or observation, and an overwhelming victory appears certain.»
• Les deux premières phrases sont sublime : «As Crimea goes to the polls, no one has any doubt of the result. Even without Russian-style use of the “administrative resource”, a large number of Crimeans favour joining Russia.» ... On connaît le résultat d’avance, et le fait est qu’on n’aurait même pas besoin de la propagande russe et/ou à-la-russe («Russian-style use of the “administrative resource”...») : il n’y aurait donc ni propagande criméenne ni propagande russe incriminées dans le résultat, mais que l’on soit assuré que ces deux entités ne sont que pure propagande, bien assez pour être condamnées d’illégalité monstrueuse sans nécessité pour cela d’avoir commis le délit d’illégalité, – justice à-la-Taubira, très républicaine ... Finalement, les coupables sont donc les Criméens eux-mêmes, car leur vote sera nécessairement illégal puisqu’ils sont en faveur de la Russie qui est illégalement présente en Crimée comme le montre son armée quasiment absente, et dont toute la propagande est inutile pour accomplir le forfait de l’illégalité, et pour laquelle tout de même elle est évidemment à la fois coupable et illégale. Finalement, dans ce contexte, le membre de phrase très démocratique («a large number of Crimeans favour joining Russia») signifie que les Criméens sont suffisamment sots et indignes pour s’intoxiquer eux-mêmes par la propagande de leur sentiment pro-russe, l’ensemble légalisant l’illégalité du scrutin qui est présenté par avance, – ceci légitimant cela, en quelque sorte, – comme complètement démocratique et accompli dans les formes légales... Ouf.
• La dernière phrase ajoute une série impressionnante d’affirmations («Add in round-the-clock propaganda on TV, Ukrainian channels taken off air and a complete lack of international recognition or observation, and an overwhelming victory appears certain.») Donc on revient sur la propagande, du type 48-heures-sur-24, dont on nous a dit qu’elle est inutile pour la victoire, et qui figurent dans les éléments qui rendent certaine la victoire ; l’affirmation très-gratuite sinon complètement infondée de la coupure des émissions des réseaux ukrainiens légaux, – qui devrait, on l’espère avec ferveur, faire l’objet d’une plainte pressante auprès de l’OSCE si l’OSCE n’était occupée à réprimander l’Ukraine de Kiev, parce que ce pays vient de couper le plus officiellement du monde et en contravention avérée avec toutes les règles démocratiques à cet égard, l’accès de plusieurs chaînes TV russes sur son territoire (voir le 12 mars 2014) ; enfin, le “complete lack” de reconnaissance et d’observation internationales du scrutin, qui vient également alors que Russia Today fait grand cas, – cela peut se comprendre, – d’un groupe de 135 personnalités européennes qui a assisté à partir du 15 janvier aux préliminaires du vote et aux opérations de vote, – tout cela, photos, vidéos, interviews à l’appui, témoignant au moins de l’“observation internationale” de l’événement ...
• Nous enchaînons donc sur ce point, pour la bonne information de Shaun Walker et de Harriet Salem, du Guardian. RT a publié plusieurs textes sur l’imposante délégation d’observateurs internationaux (une majorité d’Européens, des parlementaires, des observateurs techniques, des activistes d’organisation de droits civiques, des experts, etc.) qui ont suivi le référendum. Le 16 mars 2014, en fin d’après-midi, RT reprenait toutes les informations à ce propos et nous donnait un texte complet. Ce compte-rendu permet de mesurer les conditions dans lesquelles s’est déroulé le référendum...
«No violations at the Crimea referendum have been reported by the international observers currently present in the republic. “It’s all quiet so far,” Mateus Psikorkski, the leader of the European observers’ mission and Polish MP told Itar-Tass. “Our observers have not registered any violations of voting rules.” Another observer, Ewald Stadler, member of the European Parliament, dispelled the “referendum at gunpoint” myth, by saying he felt people were free to make their choice. “I haven’t seen anything even resembling pressure,” he said. “People themselves want to have their say.”
»Many were impressed by the turnout, which appeared to be so high as to have people stand in lines to get to the ballot box in the morning. The turnout for the referendum in Crimea at 17.00 local time (15.00 GMT) was 70 per cent, the referendum’s website said. “The lines are very long, the turnout is big indeed,” a member of the international observer mission, Bulgarian parliament member Pavel Chernev, said. “Organization and procedures are 100 percent in line with the European standards,” he added.
»135 international observers have arrived from 23 countries, including Austria, Belgium, Bulgaria, France, Germany, Hungary, Italy, Latvia and Poland, Crimean authorities said. Among those monitoring the referendum are members of the EU and national European parliaments, international law experts and human rights activists. [...] Quite contrary to the mainstream official approach taken by the EU and the US, most of them said they believed the referendum in Crimea was legitimate.
»“The US and also the EU, they only respect international law, if it’s in favor of their opinion,” Johann Gudenus, member of the city parliament of Vienna, said. “Our opinion is – if people want to decide their future, they should have the right to do that and the international community should respect that. There is a goal of people in Crimea to vote about their own future. Of course, Kiev is not happy about that, but still they have to accept and to respect the vote of people in Crimea”.
»Johannes Hübner, an Austrian MP said he felt he had to come to Crimea to get the real picture of what was happening on the peninsula. “The view we get from the American and European media is very distorted,” he said. “You get no objective information. So we decided to come here to have a look at what’s really going on and see if this referendum is credible”. Aymeric Chauprade political scientist and geopolitician from France believes the referendum is justified by Russian and Ukrainian history. “Yes, I think the referendum is legitimate,” he said. “We are talking about long-term history. We are talking about the Russian people, about the territories of the former USSR with artificial borders. So, I think it’s a legitimate referendum that will give opportunity for this Russian population’s reunification with Russia”.»
Les exemples abondent, qui montrent la façon si efficace du bloc BAO pour se ridiculiser lui-même au travers de la grossièreté de sa propagande, – grossièreté des procédés, grossièreté des causes défendues après avoir été choisies. Le problème de la propagande du bloc BAO est paradoxalement qu’elle ne tient aucun compte de la réalité, qu’elle est faite aveuglément, quasiment d’instinct et presque de bonne foi. Mais l’instinct est des plus bas et la “bonne foi” s’exerce à propos d’un objet complètement faussaire, comme le devient la narrative du Système lorsqu’elle se déploie en confrontation directe avec la vérité de la situation, comme c’est le cas dans la crise ukrainienne et, pour ces derniers jours, sa composante criméenne. La puissance formidable de cette propagande, l’inconscience d’être pure propagande alors qu’elle est en contact direct avec la réalité, contribuent à mettre en évidence par effet contradictoire la légitimité de l’événement qu’elle veut discréditer, et sa force par conséquent. Lorsqu’on continue à ânonner “illégal” pour un référendum réalisé dans des conditions bien plus qu’honorables, qui approche les 80% de participation et dépasse les 95% de réponse positive à la cause qui est dénoncée “illégale” dans le cadre de cette procédure “illégale”, on finit par retourner contre soi toute la puissance de l’ânonnement. C’est-à-dire que la critique faussaire, et rendue grotesque autant que faussaire par la force de l’événement, devient un facteur inattendu de légitimation de l’événement qu’on veut condamner. L’idée même de légalité devient suspecte devant la grotesquerie de la sanction d’illégalité, et la légitimité qu’on renforce involontairement chez celui qu’on veut accabler de l’accusation d’“illégalité” devient irrésistible.
C’est bien ce qu’il a semblé se passer dans les premières heures qui ont suivi le référendum et ses résultats. Très vite, on comprend autant qu’on le sent, que l’événement va devenir inspirateur de tendances similaires qui ne demandent qu’à s’exprimer ; l’événement ouvre la voie à une situation entièrement nouvelle, que personne n’avait vraiment prévue dans sa rapidité d’expansion, mettant une fois de plus en évidence la différence d’intensité, sinon de nature, entre l’annonce d’un événement (le résultat du référendum) et la vérité de cet événement, une fois qu’il est accompli. Mêmes les faussaires de l’article du Guardian mis en évidence plus haut ont dû se mettre à la tâche amère d’interroger des témoins et des participants de l’acte “illégal”, pour les entendre dire que l’idée du référendum, à l’exemple de l’Ukraine, va s’étendre dans les parties orientale et méridionale de la Crimée, où l’agitation n’a fait que croître ces derniers jours et où le pouvoir de Kiev est partout mis en cause. (Voir le Guardian du 17 mars 2014, la vidéo de Shaun Walker, nous informant que “a lot of people” en Crimée estiment que le référendum de Crimée est le premier d’une série. Voir aussi RT, le 17 mars 2014 : «Ukraine's east on fire: Kharkov demands referendum, Donetsk prosecutor’s HQ stormed.»)
... Par conséquent, le référendum ne clôt pas l’affaire ni ne fixe des positions nouvelles appelées à durer assez pour donner l’envie de parler et de s’entendre. Il marque une avancée irrésistible de la réaction contre les événements de Kiev de fin-février et ouvre la vanne et la voie à d’autres prolongements. Il marque également une fragilisation considérable de l’équipe mise en place à Kiev, prisonnière du bloc BAO pour ses engagements socio-économiques, de sa dépendances des supplétifs extrémistes pour sa sécurité, de l’évolution de la Crimée et dans les provinces orientales et méridionales pour sa légitimité vacillante et complètement contestée. La question qui commence à se profiler est bien de savoir si cette équipe tiendra encore longtemps au pouvoir, et peut-être même, – combien de temps précisément tiendra-t-elle encore ? Les perspective de cette sorte d’interrogations est des plus déstabilisantes puisque que les réponses se répartissent entre des hypothèses de guerre civile, de démembrement, de chaos, d'interventions extérieures, etc. Pendant ce temps, nous dit-on, on prépare les sanctions qui installent un climat de pression à l’échelon supérieur des responsabilités. Lavrov et Kerry continue à se parler, nous dit-on encore, mais à mesure que les heures passent (cela mesure la rapidité du temps) les événements sur le terrain prennent le pas sur cette sorte de consultations... Sous l’égide du Système, notre époque est passée maîtresse dans l’art de la manufacture des crises, – manufacture très très rapide, et crises très très graves.
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