Paul Jorion - Economiste - Paul Jorion répond aux question d'Hélène Ceresole du quotidien grec Avghi. Interrogé sur sa tribune « Des Grèce par dizaines » publiée dans Le Monde, l'économiste réaffirme que de nouvelles crises sont inéluctables et invite à penser un changement de civilisation.
En février, j’avais accordé un entretien à Hélène Ceresole du quotidien grec Avghi. Elle me pose à nouveau quelques questions, cette fois à propos de ma récente chronique dans Le Monde : « Des Grèce par dizaines ». Voici mes réponses.
1. A vous lire, on a l’impression qu’une nouvelle chute est inéluctable. Mais est-ce vraiment le cas ?
Pourquoi ne pas faire confiance aux dires de Trichet, par exemple ou de Dominique Strauss Kahn, quand ils disent qu’il ne va pas y avoir de crise nouvelle ?
Dans le contexte actuel, Mrs. Trichet et Strauss Kahn doivent rendre confiance aux marchés. Ils doivent donc afficher l’optimisme. Mais cet optimisme est justifié ou non. Il est donc impossible de savoir s’ils disent la vérité. Voilà pourquoi on ne peut pas faire confiance aux dires de Mrs. Trichet et Strauss Kahn. On peut au contraire se tourner vers des personnes dignes de confiance mais dont la fonction ne les oblige pas d’être des optimistes systématiques : Martin Wolf, éditorialiste du Financial Times, Mrs. Stiglitz et Krugman, Prix Nobel d’Economie, Simon Johnson, ancien économiste en chef du FMI, Nouriel Roubini, etc. Ils disent tous, comme moi-même, qu’une nouvelle chute est inévitable.
2. Selon vous quelle est la marge de manœuvre pour Athènes face à une crise qui s’aggrave de jour en jour ?
Après bien des hésitations et des marchandages, l’Europe de la zone euro a affirmé sa solidarité avec la Grèce, à condition bien sûr que le plan d’austérité de Mr. Papandréou soit appliqué – plan d’austérité extraordinaire dans tous les sens du terme. L’argent pour aider la Grèce est donc là en principe. Mais si les 750 milliards d’euros mis en réserve devaient être ponctionnés de manière significative pour venir en aide à l’Espagne, et plus particulièrement à ses banques commerciales, la donne serait modifiée. La perspective pour la Grèce de devoir à terme restructurer sa dette dépend donc aujourd’hui essentiellement de la bonne santé du secteur bancaire privé espagnol.
3. Lorsque vous dites qu’il nous faut un changement de civilisation, qu’est-ce que vous entendez par là ?
Je dis dans la chronique du Monde : « Repenser la manière dont se redistribuent les revenus entre un capital à haut rendement et un travail faiblement rémunéré ». Mettre en œuvre ce qu’on aura repensé, cela implique un changement de civilisation.
4. « Des Grèce par dizaines » : est-ce que vous pensez que le cas de la Grèce « se prêtait » à ce que la crise, qui n’avait jamais disparu, comme vous le faites remarquer, reprenne de plus belle en Europe ? Et si ce n’était la Grèce, ce serait, par exemple, le Portugal ou l’Espagne.
Les banques ont entraîné dans leur chute les États. Les plus affaiblis d’entre eux quant à leur dette publique se sont retrouvés les plus exposés. À l’époque de leur entrée dans la zone euro, certains pays ont masqué le niveau de leur dette publique pour satisfaire aux conditions d’entrée. Avec, comme on l’a redécouvert récemment, la complicité enthousiaste de Wall Street et de quelques avatars de Wall Street en Europe comme Deutsche Bank. Au niveau européen, on a fermé les yeux : on a touché du bois. Toucher du bois, c’est de la superstition. Malheureusement, la superstition, ça ne marche pas.
5. Pourquoi, selon vous, l’Allemagne fait preuve de cette suffisance, presque méprisante, au même moment où les Etats-Unis semblent avoir choisi une autre voie ?
La compassion n’est pas la philosophie politique traditionnelle des Etats-Unis. Si leur attitude n’est pas suffisante aujourd’hui ce n’est pas par choix. Les États-Unis sont si mal en point que l’austérité n’est pas pour eux une option envisageable : la déflation qui les menace les précipiterait aussitôt dans une dépression. Si la Chine et l’Allemagne apparaissent aujourd’hui suffisantes, c’est qu’elles ont encore quelque chose à sauver et ont le luxe d’être confrontées à des choix. Ceux qui leur reprochent aujourd’hui leur arrogance n’ont pas de choix : ils doivent résoudre la quadrature du cercle d’une relance dans l’austérité, la fameuse « ri-lance » à la française. Ils en sont réduits à l’humour noir des mauvais calembours.
6. Comment expliquer le fait que les pays émergents s’en sortent mieux face à cette crise ?
Parce qu’il leur reste une industrie. La pseudo-richesse des pays qui se sont spécialisés dans le service financier, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, n’est qu’un amoncellement de reconnaissances de dettes et de paris sur un amoncellement de reconnaissances de dette. Cela marche tant qu’on imagine que l’argent emprunté sera un jour remboursé. Quand les brumes du rêve se dissipent, cela ne vaut plus rien.
7. Quels signes faut-il guetter pour se rendre compte de la gravité de la situation ? La croissance de la Chine, par exemple ? Ou l’emploi aux Etats-Unis ?
Les emplois ne reviendront pas aux États-Unis : l’industrie du crédit n’est pas près de réembaucher, ni la construction – qu’il s’agisse de l’immobilier résidentiel ou commercial, ni l’automobile, ni… Il faut se poser la question honnêtement : quel pourrait être le secteur aux États-Unis qui pourrait créer des emplois ? La « croissance verte » ? Que veut-on dire exactement par là ? Le nettoyage du Golfe du Mexique ? On aimerait ne pas être cruel, mais ce n’est pas facile…
Comme plus rien ne marche, on attribue aujourd’hui à la Chine le rôle de sauver le monde. Du coup tous les yeux sont tournés vers elle et, comme ce fut le cas d’autres nations avant elle, quand elle éternue, le monde s’enrhume. Mais la Chine n’a pas encore de marché intérieur suffisant pour absorber de manière substantielle sa propre production : elle dépend encore essentiellement de ses exportations. Or les nations qui guettent sa bonne santé n’ont plus les moyens de rien lui acheter, elles ne se rendent pas compte que cela ne sert à rien d’observer la Chine : sans leurs achats, la Chine n’est rien.
Les signes qui montrent que la situation est grave ne doivent pas être recherchés en Chine et aux États-Unis : tragiquement, chacun les trouve chez soi.
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Ce texte est un « article presslib' » Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici .
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