Chaque époque a son livre fétiche. Un livre qui exprime l’âme d’une génération. Un livre qui fait entendre dans la cacophonie ambiante la petite musique de notre temps, celle qui se dissimule sous le fatras des opinions convenues, des chroniques répétitives et des petites phrases qui encombrent tant la vie intellectuelle et politique. Il sera toujours présomptueux de désigner un tel ouvrage. Mais si j’osais en nommer un, je crois que je désignerais cet étrange et obsédant journal que vient de publier Carl Bergeron et qui s’intitule de manière énigmatique Voir le monde avec un chapeau (Boréal).
Soixante ans après La fatigue culturelle du Canada français (Hubert Aquin) et Les insolences du frère Untel (Jean-Paul Desbiens), Carl Bergeron s’y livre à une critique tout aussi impitoyable du Québec et de ses compatriotes. À la nuance près que, si Aquin et Desbiens écrivaient au seuil d’une période qui promettait de nous sortir de la province, Bergeron écrit à un moment où nous y revenons à toute vapeur. La plume est acide, désespérée, sans illusions, mais jamais méprisante. Il n’est pas question ici pour l’écrivain de se mettre en scène, surtout pas de poser, mais de « faire face ». Oui, « faire face » au vide et à cette vulgarité décomplexée qui caractérise un monde dont le Québec se revendique à l’avant-garde, faire face à l’inculture festive et à l’insoutenable héritage de la honte et de la pauvreté qui est toujours, soixante ans plus tard et quoi qu’on dise, le nôtre.
Je n’évoque pas Aquin et Desbiens sans raison. Car le livre de Bergeron est d’abord un impitoyable réquisitoire contre notre refus obstiné, celui des générations au pouvoir d’aujourd’hui et d’hier, d’offrir un héritage culturel à la génération qui suit. Dans son école secondaire, raconte Bergeron, la littérature était un objet parfaitement inconnu ; et avec elle, ce qu’on doit appeler l’éducation à la beauté et celle des sentiments. Issu d’un milieu populaire, Carl Bergeron devra donc attendre la trentaine avant de lire Les trois mousquetaires, un livre qu’on lit normalement vers 11 ou 12 ans.
On sent bien la colère encore vive de l’auteur contre ceux qu’il nomme les boomers et qui l’ont laissé seul face au vide, sans guide, sans « maître », comme on dit encore en France de celui qui doit être justement le « maître d’école » et non pas un vague animateur. Pour Carl Bergeron, sa génération aura donc eu l’insigne privilège de se voir offrir une école médiocre qui forme des analphabètes par milliers, avec en prime… 30 000 $ de dette à la fin de ses études !
Mais ce livre serait sans intérêt s’il se cantonnait à la dénonciation. Car il est surtout le récit d’une éducation. Une éducation que Carl Bergeron a dû faire seul. Celle de l’éternel autodidacte québécois. Une éducation qui consista d’abord à se réapproprier cette langue que tant de nos compatriotes portent comme une « blessure », dit-il. Tant il est vrai « que parler et écrire souverainement le français est à lui seul, au Québec, un acte de subversion », écrit-il.
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