La petite troupe a visité l’immeuble avec de drôles d’accompagnateurs, spécialistes en blindage et dispositifs antibombes. Il y avait là des dessinateurs de Charlie, des secrétaires de rédaction, et Riss, le nouveau directeur de la publication, bras droit en écharpe depuis qu’une des balles tirées par les frères Kouachi a fracassé son omoplate avant de ressortir derrière l’épaule. « Deux mois auparavant, toute la bande aurait henni de rire de se voir ainsi discuter d’alliages résistants aux balles et de caméras de surveillance, comme dans un James Bond », note ce dernier avec amertume. Mais personne n’a le cœur à plaisanter. Huit visages aimés manquent aux conférences de rédaction. Riss est désormais visé par une fatwa. Et il va falloir, constatent-ils, « vivre barricadés ».
Ces hommes et ces femmes qui, jusque-là, maintenaient en vie leur petit journal dans une joyeuse atmosphère de déconnade ont vite compris que la peur serait désormais leur compagne. Malgré les amis, les soutiens, les séances chez le psy, les cauchemars reviennent sans cesse. Une porte qui claque fait bondir comme s’il s’agissait d’un nouveau coup de feu. Une journaliste a envisagé de démissionner. Un autre a proposé de travailler chez lui. Il leur a fallu une bonne dose d’humour et de courage pour revenir, après quelques jours de vacances, au siège de Libération. Le quotidien les héberge en attendant l’aménagement de leur abri ultrasécurisé dans le 13e arrondissement, où la mairie de Paris s’est proposée d’être leur bailleur.
L’hebdomadaire satirique pourra-t-il survivre à cette existence en bunker ? Aucun d’entre eux n’en est encore tout à fait convaincu. Et puis, l’immense élan de solidarité de par le monde, les 200 000 nouveaux abonnés ont créé une responsabilité écrasante. « Nous faisions un fanzine, un petit Mickey... Comment dessiner dans ce Charlie fantasmé qui nous submerge ? », confiait Luz, avant de croquer ce prophète clamant « Tout est pardonné » à la « une » du « journal des survivants. » Comment, surtout, survivre à la menace constante, aux dissensions possibles, aux doutes qui déjà s’expriment à mi-voix ? Riss, avec ses manières d’ours, a fait taire temporairement les craintes en les plongeant dans l’action : le prochain numéro du journal sortira le 25 février. Mais le plus difficile commence.
« Faut-il que je signe de mon vrai nom ? »
En les recevant à l’Elysée, le 25 janvier, François Hollande avait recommandé « d’ouvrir la rédaction, maintenant. Recruter une nouvelle génération… » Le conseil n’est pas si aisé à mettre en œuvre. Le vivier des dessinateurs de presse est réduit. Il y a encore vingt ans, les caricaturistes venaient proposer leurs petits paquets de croquis, attendant la parution du journal pour voir si on les publierait. Charb, Riss, Luz avaient commencé ainsi. Emerveillés par Cabu, rassurés par Wolinski ou couvés par Cavanna. La crise de la presse a asséché le vivier. Aujourd’hui, la plupart des auteurs de talent se tournent vers la bande dessinée, plus lucrative et moins contraignante. Les quelques dessinateurs contactés pour rejoindre la rédaction ont décliné l’offre. « Ils demandent “Est-ce que je serai obligé d’assister à la conférence de rédaction ?”, “Faut-il que je signe de mon vrai nom ?”, et donnent rendez-vous pour dans six mois », souffle Riss.
Le nouveau patron de Charlie assure qu’il les comprend. « Moi-même, j’ai vécu pendant des jours à l’hôpital avec la certitude que des tueurs allaient venir m’achever…, reconnaît-il sans fard, et je continue à me réveiller la nuit avec ce cauchemar… » Dans le café où il a donné rendez-vous, au fond de l’arrière-salle, des policiers du Raid en civil sont venus repérer les lieux avant son arrivée et l’attendent discrètement à une table, en surveillant les entrées. Mais cet ancien cheminot aux yeux gris regrette de voir « tous ceux qui conjurent Charlie de continuer à caricaturer Mahomet nous laisser monter seuls au front ».
Même le Jyllands-Posten, ce journal danois, qui avait publié le 30 septembre 2005 douze caricatures de Mahomet que Charlie Hebdo avait aussitôt reproduites en signe de solidarité, ne leur a pas rendu la pareille. Le 14 janvier, il a renoncé à montrer la « une » de son confrère français. « La vérité, c’est que pour nous il serait complètement irresponsable de publier d’anciennes et de nouvelles caricatures du prophète maintenant, a expliqué le rédacteur en chef du journal, Jorn Mikkelsen. Beaucoup n’aiment pas le reconnaître. Je le fais, moi, mais vraiment à contrecœur : Jyllands-Posten a une responsabilité envers lui-même et envers ses employés. »
La fusillade de samedi 14 février à Copenhague, visant notamment le dessinateur suédois Lars Vilks, l’un des caricaturistes d’il y a dix ans, n’est pas de nature à calmer les angoisses. L’équipe de Charlie espérait pouvoir éviter de parler du terrorisme islamiste lors de son prochain numéro. « On se disait, chouette, on va faire du Sarkozy, s’est exclamé le rédacteur en chef Gérard Biard. Eh bien non… On va encore être obligés de parler de ça. Et on va encore nous dire que c’est notre obsession. Ce n’est pas la nôtre. C’est la leur ! »
Il n’empêche, la menace constante qui pèse désormais sur la rédaction a modifié les exigences. Jusque-là, l’équipe vivotait dans un mélange d’engagement et d’insouciance. Le capital de l’entreprise était réparti entre trois hommes. Charb en détenait 40 %, comme Riss, le directeur financier, Eric Portheault possédant les 20 % restants. Cabu et Bernard Maris ne possédaient chacun qu’une action symbolique. A la veille des attentats, cela ne représentait pas grand-chose. Le journal vendait bon an mal an 24 000 exemplaires et ne comptait que 8 000 abonnés. Les salaires étaient médiocres et il avait fallu licencier. Même sans dettes, on ne savait pas si on tiendrait.
Le soir de l’attentat du 7 janvier, les amis de Charb ont été choqués de voir une Jeannette Bougrab éplorée se présenter sur les plateaux télévisés comme la compagne du patron de Charlie. L’ancienne présidente de la Halde avait partagé les combats du journal en faveur de la laïcité, notamment lors des procès intentés à la crèche Baby Loup par une employée voilée. Devait-elle pour autant révéler sa liaison avec le célibataire endurci Charb ? Ils se souviennent, quoi qu’il en soit, que l’ex-secrétaire d’Etat de François Fillon avait présenté en vain quelques banquiers à celui qui soutenait le Front de gauche. « On ne sait pas ce qu’elle lui avait fait miroiter, affirme un journaliste, mais ceux qui étaient prêts à financer le journal voulaient aussi une part du capital et cela n’a jamais pu marcher. »
Que faire de cette manne ?
La nouvelle prospérité financière de Charlie a changé la donne. La vente de plus de sept millions d’exemplaires du « numéro des survivants » a rapporté une fortune d’au moins dix millions d’euros. 1,75 million d’euros a été donné par 24 500 particuliers grâce à la plate-forme jaidecharlie.fr. Google a versé 250 000 euros, et l’association Presse et Pluralisme, présidée par le journaliste François d’Orcival, a débloqué 200 000 euros. Que faire de cette manne ?
Les dons, a annoncé Riss, seront reversés aux familles des victimes et une part devrait aller dans une fondation d’aide aux dessinateurs menacés dans leur pays. Mais les discussions sur le capital du journal ont commencé à révéler des désaccords.
« C’est un cauchemar, ces millions, cela peut nous tuer », s’inquiète le médecin Patrick Pelloux, l’un des chroniqueurs du journal. Une écrasante majorité de la rédaction réclame en effet un changement profond qui passe à la fois par un actionnariat redistribué et une plus grande transparence des décisions. Les statuts de la société stipulent qu’en cas de décès, les parts du défunt seront prioritairement proposées à d’autres actionnaires. Riss et Eric Portheault ont soumis à Luz, le dessinateur le plus emblématique de Charlie, désormais, de reprendre les 40 % de Charb, détenus depuis son décès par ses parents. Luz a refusé. Le dessinateur milite, comme les autres, pour une forme de coopérative, une société des rédacteurs qui serait actionnaire du journal.
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