« Personnellement, Raphaël Lévesque, je ne veux pas qu’il aille en tôle, ou quoi que ce soit, a témoigné Simon Coutu lors du premier jour du procès de M. Lévesque, qui a débuté lundi. Mais une de mes valeurs les plus chères, c’est le journalisme. La sécurité des journalistes. Une ligne a été franchie. »
La ligne à laquelle fait référence le reporter aujourd’hui employé à Radio-Canada, c’est celle de la journée du 23 mai 2018. Journée durant laquelle des hommes masqués du groupe de la droite identitaire Atalante ont fait irruption dans les bureaux de Vice Québec, où travaillait alors Simon Coutu. Le leader, Raphaël Lévesque, sans masque mais portant des lunettes de soleil, a remis un trophée portant l’inscription « Vice Média poubelle 2018 » au journaliste. Pendant ce temps, ses compères lançaient des tracts et des nez de clowns au son de l’indicatif musical du jeu télévisé The Price is Right. Quelques secondes plus tard, ils quittaient les lieux.
Des images de l’événement, captées par les caméras de sécurité de la publication, ainsi qu’une courte vidéo prise par le reporter, ont été présentées au palais de justice de Montréal. Après la diffusion, le procureur de la Couronne, Me Jimmy Simard, a remis à la juge Joëlle Roy des captures d’écran de la page Facebook d’Atalante et des photos que le groupe d’extrême droite a publiées le jour des événements. « Je ne veux pas prendre pour acquis, madame la juge, que vous savez comment Facebook fonctionne… » a-t-il avancé. « C’est un réseau social. Où les gens mettent des photos. Et des commentaires, a-t-elle rétorqué. Je ne suis pas si dinosaure que ça. »
Des chansons incriminantes ?
Comme il a été rappelé en cour, Raphaël Lévesque, qui est accusé d’entrée par effraction, de méfait, d’intimidation et de menaces, est également chanteur de la formation musicale controversée Légitime Violence. Le lien possible entre son rôle dans ce groupe et son implication au sein du groupe d’extrême droite a fait débat. L’avocat de la défense, Me Mathieu Corbo, a affirmé qu’Atalante « s’identifie et s’affiche comme apolitique » (« Organisation politique identitaire à but communautaire, sportif, culturel et intellectuel », peut-on lire sur la page Facebook). « Je ne pense pas que ce soit le bon forum pour débattre de leurs paroles de chansons », a-t-il ajouté. Mais la question a bel et bien été débattue. Me Jimmy Simard a notamment soutenu que les chansons de Légitime Violence offrent « un contexte » et un motif raisonnable pour le plaignant de se sentir intimidé. La juge ne s’est pas montrée d’accord. « Si je suis votre raisonnement, Jack Nicholson entre dans un hôtel. Il a joué chez Scorcese, a-t-elle dit, faisant référence à The Departed. J’ai donc plus de raisons de croire qu’il sera violent. »
« Mais ce n’est pas du dadaïsme, a avancé Me Simard. Ils projettent un message. » La juge a néanmoins tranché que les paroles du groupe Légitime Violence et toute référence à ces dernières ne seraient pas admissibles en preuve. Elle a également cité le récent jugement R c. Mills, du 29 novembre 2019, de la Cour d’appel de l’Ontario où des paroles de rap ont été examinées dans une affaire de meurtre.
Me Simard a souhaité souligner que « l’accusé, ce n’est pas Jean-René Dufort qui est allé faire un stunt ! [...] Jean-René Dufort, c’est un humoriste au procédé journalistique. » La juge a interrompu l’avocat, se disant irritée et répétant que c’était à elle de prendre une décision. Puis, s’excusant de son « humeur », elle a annoncé qu’il était temps de prendre une pause pour faire le point.
Salle de rédaction « sacrée »
L’un des points répétés à plusieurs reprises par Simon Coutu durant son témoignage a été son désir toujours vif de faire une entrevue avec Raphaël Lévesque. « Je lui parlerais demain matin ! » a-t-il lancé, soulignant à l’avocat de la défense que l’accusé « est pas mal toujours souriant ».
La question de cette entrevue qui n’a jamais eu lieu, et que le reporter aimerait encore réaliser, malgré les événements, est fréquemment revenue. Lors de son contre-interrogatoire, Me Corbo a appuyé sur le caractère, à son avis, insistant du journaliste, qui aurait tenté de s’entretenir avec le leader d’Atalante à plusieurs reprises, malgré le refus de celui-ci. (« Il ne m’a pas dit “laissez-moi tranquille”, il m’a dit “fuck Vice” », a rappelé le reporter. « Dit ou écrit ? » lui a demandé l’avocat. « Écrit », s’est repris Simon Coutu.) M. Coutu a affirmé qu’obtenir une réponse d’un intervenant fait partie du métier. « Moi, je parle à tout le monde », a-t-il assuré.
Simon Coutu a également affirmé que c’est, selon lui, un article publié sur le site de Vice le 18 mai 2018, intitulé « L’extrême droite et les antifas se promettent un été mouvementé », qui aurait « causé la visite » du groupe d’hommes masqués dans les bureaux du média. « On me reprochait mon désir de souffler sur les flammes, a-t-il expliqué, alors que je posais un regard sur les milieux antifascistes et d’extrême droite de Montréal. C’est un article qui, à mes yeux, était assez équilibré. »
Durant la partie de son témoignage portant sur son « état émotionnel », le journaliste a raconté que ses collègues étaient « shakés », ébranlés, après les événements du 23 mai dernier. Lui aussi, a-t-il dit, mais il n’a pas cessé de « couvrir l’extrême droite et l’extrême gauche » pour autant. « Ce n’est pas comme ça qu’on va nous pousser à arrêter d’écrire, les journalistes. » D’ailleurs, « le concept de la salle de rédaction est sacré » pour lui. « Faire un barda, faire un show, ce n’est pas la façon de répondre à un article, selon moi. »
« Nous sommes contents que le procès puisse avancer avec des témoignages », a affirmé Me Simard pendant la pause. Me Corbo n’a pas souhaité émettre de commentaires.
Le procès se poursuit mardi.