«Un peuple qui ne connaît que les refrains est voué à un destin mineur», lance Bernard Landry, alors vice-premier ministre et ministre des Finances, au début d’une réunion hebdomadaire du Conseil des ministres. Nous sommes à la fin des années 1990. Je revois la scène comme si c’était hier. À l’occasion de l’anniversaire de naissance du premier ministre Lucien Bouchard, les membres du Conseil venaient d’entonner, quelques minutes plus tôt, le célèbre refrain de circonstance «Mon cher Lucien, c’est à ton tour…» Landry se lève, nous tétanise de cette déclaration et poursuit en chantant, de mémoire et sans aucune hésitation, chacun des couplets de l’hymne de Vigneault, sous le regard ébahi de tous, mais en particulier des plus jeunes — les Legault, Baril, Facal, Maltais, Lemieux, Léger, Bélanger, Cliche, Goupil — qui, comme moi, n’avaient pas connu le cours classique. À sa manière bien à lui, M. Landry venait de nous donner une leçon, mais surtout de nous tendre la main, en nous rappelant l’importance des mots et l’exigence de l’engagement.
Ce n’était pas la première fois. À chacun de nous, à un moment ou un autre, Bernard Landry avait tendu la main, pour nous inviter à le suivre sur le chemin de la souveraineté et du progrès social. Plusieurs jeunes élus doivent d’ailleurs à son appui d’avoir accédé au Conseil des ministres. Mieux que quiconque, il savait que sans la participation de la jeunesse, ce qu’il appelait le pays réel ne saurait advenir.
Quant à moi, c’est en 1984 que mon jeune chemin a croisé le sien, alors qu’il était député de Vimont et ministre du Commerce extérieur dans le gouvernement Lévesque. M. Landry accepte alors qu’un regroupement d’organisations jeunesse, où se retrouvent des leaders de l’ancien Mouvement étudiant pour le oui (MÉOUI), prenne l’initiative d’organiser, dans notre Capitale nationale, un grand rassemblement de jeunes leaders de tous les continents pour célébrer l’Année internationale de la jeunesse en 1985 — une façon, pour le Québec, de donner la réplique à deux événements similaires, l’un en Jamaïque, financé par les Américains, l’autre en URSS, soutenu par les Soviétiques. Le Secrétariat du premier ministre, responsable de la jeunesse, a des réserves, conviant plutôt la jeunesse québécoise à une opération de nettoyage des berges du Saint-Laurent qui mourra avant de naître. Grâce au soutien de M. Landry et à l’appui de l’ACDI, notre rassemblement sera quant à lui un grand succès.
Homme de cran
Je tenais à rapporter ces deux anecdotes personnelles pour ajouter au portrait que l’histoire fera de Bernard Landry, que j’ai profondément admiré, dans le respect et la distance que la stature de l’homme imposait, et avec qui j’ai fait équipe lors de la course à la chefferie du PQ en 2005. Bien au-delà des moments qu’a pu connaître notre relation au fil des ans, mon estime, comme celle que lui exprime tout le Québec aujourd’hui, est inaltérable.
Bernard Landry était aussi pour le Québec un homme de cran. Car du cran, il en avait! Au moment du débat sur l’Accord de libre-échange Canada–États-Unis de 1987, les Québécois de ma génération l’ont d’abord entendu vilipender l’opposition syndicale, tout en affirmant du même souffle que : «l’économie, c’est beaucoup, mais ce n’est pas tout».
En 1995, sa défense de l’exemplarité de la démarche référendaire nous rend fiers et nous donne courage. En 1997, nous nous soudons à lui alors qu’il monte au créneau contre la propagande du gouvernement fédéral qui, voulant faire la promotion de l’unité canadienne, distribue drapeaux et «trousses pédagogiques» aux jeunes Canadiens âgés de quatre ans et plus».
Devenu premier ministre, Bernard Landry appuie tant la Gaspésie, où il favorise l’implantation d’une filière éolienne, que Montréal où, après avoir donné naissance à la Cité du multimédia, il décide en 2002 de procéder à l’agrandissement du Palais des congrès, en dépit de l’indifférence du gouvernement canadien (un affront qu’il qualifiera d’ailleurs de «vacherie» devant la Chambre de commerce de Montréal!)
Enfin, il fait bon se rappeler que c’est également Bernard Landry qui a mis au monde le concept de déséquilibre fiscal, lequel, grâce à ses infatigables efforts et à ceux de ses successeurs, a acquis un tel niveau d’irréfutabilité qu’en 2006, le Comité consultatif sur le déséquilibre fiscal du Conseil de la fédération concluait que : «le fédéralisme fiscal du Canada s’est dégradé; s’il n’est pas réformé, les tensions entre les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux seront exacerbées». Cette question, toujours non résolue, ne figure-t-elle pas d’ailleurs à l’agenda du nouveau gouvernement de François Legault?
Idées bien vivantes
Les idées de Bernard Landry vivent toujours. La question de la souveraineté des nations demeure d’actualité, ailleurs comme ici. Celui qui nous a appris le sens du mot réconciliation en signant la Paix des Braves avec la Nation crie n’a jamais cessé de montrer la voie, notamment en identifiant l’intégration des immigrants comme un des grands défis des nations et des États modernes.
L’un de mes derniers échanges avec M. Landry fut en février 2017, à l’occasion d’une rencontre à laquelle participaient également François Girard et Roger Frappier, respectivement réalisateur et producteur du film Hochelaga, Terre des âmes. Nous en gardons tous le souvenir d’une conversation émouvante, sous le thème d’une réconciliation véritablement vivante, apte à changer les vies et les destins.